L'Arène

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« OK, on y est les gars », grogne Mo. Dans l’ombre, ses yeux brillent étrangement et son visage prend des airs inquiétants. « Z’êtes prêts ? »

Beck a les genoux qui tremble. Il essaye d’articuler un « oui », mais ne parvient qu’à gémir faiblement. Il a l’impression d’avoir un petit animal coincé dans la gorge. Il n’a pas besoin de tendre les oreilles pour les entendre, là-bas, un peu plus loin mais pas si loin que ça, pour entendre la rumeur sourde et oppressante qui émane d’eux, qui plane dans toute la salle comme une nuée de corbeaux sur une maison pestiférée. Il a l’impression qu’il va se faire bouffer.

« Eh. »

Beck lève les yeux, et voit Pir qui le regarde avec inquiétude.

« Ça va, mec ? dit Pir.

— Ça va, bredouille Beck.

— Ressaisis-toi, mon p’tit. On compte sur toi. »

Beck acquiesce, et lâche un sourire pâlot.

« Beck putain ! aboie Mo. Ton flingue est chargé ? »

Beck vérifie de ses doigts tremblants. Oui. C’est chargé. Un magasin plein de répliques, aucune n’a été tirée. C’est du calibre en prose, le plus répandu. Très facile à manier, se recharge vite, et il n’y a pas besoin de savoir bien viser pour faire mouche. Pir, lui, il utilise un tromblon à vers libres, ça peut faire bien mal si on sait s’en servir. Et Mo, le vieux de la vieille, se sert d’une arbalète en alexandrins. Le grand malade.

Le murmure s’intensifie. Beck transpire. Il compte les secondes, la main sur son pistolet.

Tout à coup, le silence se fait. Plus rien. Beck a l’impression de flotter dans le néant.

« C’est à nous », murmure une voix ; celle de Mo.

Beck suit ses camarades hors de l’ombre. Il se livre à la lumière de l’Arène. Au-dessus de lui, fichés dans la voûte ténébreuse qui les surplombe, des centaines de milliers de billes lumineuses, qui gigotent en tous sens, frémissent en silence. Des yeux. Des myriades d’yeux. Les Observateurs, comme on les appelle. Beck n’en a jamais vu autant à la fois. Il sent leur regard brûlant peser sur ses épaules. Il a peur de s’évanouir.

L’Arène est grande et circulaire, totalement dépouillée. Aucun endroit où se cacher.

Les trois gladiateurs, avançant lentement, se mettent en formation, dos à dos. La tension vibre comme une corde invisible. On dirait que l’air va craquer.

Et alors, à l’autre bout de l’Arène, la grande porte de fer s’ouvre avec un grondement colossal, sur un abîme noir et insondable. Quelque chose bouge dans le noir. Beck se mord la lèvre, affirme sa prise sur son arme. C’est là, juste devant lui, à même pas trente mètres. Ça s’avance à pas lents, ça s’extirpe des ténèbres comme d’une chrysalide. C’est une créature monstrueuse, aux proportions aberrantes, qui répand ses humeurs sombres et grumeleuses sur le sol de sciure et fait claquer ses tentacules. C’est l’Ennui, c’est leur ennemi.

Le combat peut commencer.

La corde de l’arbalète de Mo claque, projetant sa première réplique dans l’air avec un sifflement qui fait voler le silence en éclats. Elle touche l’Ennui juste au-dessus de l’épaule. Les Observateurs frémissent. Le monstre souffle, bat de la queue, et piétine la sciure avec fureur. Sans crier gare, il charge les gladiateurs avec un mugissement effroyable.

Mo fait une pirouette élégante pour l’éviter, tout en encochant un nouveau vireton, tandis que Pir bondit en arrière et fait pétarader son tromblon. La volée de vers se fragmente en plein dans la gueule de l’Ennui. Beck, qui vient de faire une roulade hasardeuse, se redresse vivement, et BANG ! BANG ! BANG ! enchaîne trois répliques dans la croupe du monstre.

Un murmure de plaisir parcourt la voûte d’Observateurs.

Beck reprend confiance en lui. Toutes ces séances d’entraînements, toutes ces heures passées à tirer sur des cibles, à frapper dans un sac, à exercer ses réflexes, tous ces instants sont là, en lui, et le soutiennent, le protègent comme une armure. Il ne peut rien lui arriver. Il sait ce qu’il fait. Mo et Pir sont avec lui, tous trois connaissent les feintes de leur ennemi. Il ne peut rien leur arriver.

Le combat bat son plein. L’Ennui n’a encore porté aucun coup. Il est acculé dans un coin de l’Arène, et les trois gladiateurs dansent autour de lui, se lancent leurs répliques, esquivent les attaques au dernier moment. Beck, qui n’est pas limité par des tirs rimés, est le plus libre des trois ; il se permet des improvisations, il saute à gauche plutôt qu’à droite, laisse filer une seconde de plus avant de tirer, se permet un rire par-ci, une pirouette par-là. Pir le laisse faire, jovial, mais Mo lui lance des regards assassins.

« Tant pis pour lui, se dit Beck. C’est qu’un vieux con. » Au-dessus de lui, les Observateurs approuvent sa témérité. Il le sent. Il bombe le torse. Il est fier de lui. C’est un bon combattant, après tout. Le meilleur de tous, sans aucun doute.

Mais tout à coup, un éclair noir vole vers sa jambe. C’est un tentacule de l’Ennui. Il ne l’a pas vu venir. Il n’a pas entendu Pir crier « Attention ! ». Il n’écoutait pas, à vrai dire, ni ne regardait. Le tentacule agrippe vivement sa cheville et, d’une traction puissante, le précipite à terre. De la sciure dans les yeux, dans la bouche, Beck se débat. Il donne des coups de pieds, tire à l’aveuglette, et finit par se libérer. Il prend quelques pas de distance, s’époussette, crache, tandis que les deux autres tentent de compenser cet imprévu en tirant deux fois plus vite. Mais ils sont déstabilisés. Pir mange une réplique à Mo ; l’alexandrin de ce dernier se rompt net et rebondit mollement contre la carapace de l’Ennui. Le monstre, percevant une trouée dans la défense des gladiateurs, se précipite, bouscule Pir qui chavire, et fonce droit sur Beck.

Celui-ci, qui vient de reprendre ses esprits, a le réflexe de lever son arme. Il appuie sur la gâchette, mais CLIC ! CLIC ! rien ne sort. Plus de munitions ? Non, il avait un chargeur plein avant de tomber. Alors quoi ? Enrayé ?

En une fraction de secondes, Beck comprend. « Merde. » Un Blanc. Il y a un Blanc dans son flingue. Il ne l’a pas vu entrer ! Il ne l’a même pas senti gravir son bras et galoper sur sa main, pour se faufiler dans la culasse de son arme ! Les Blancs sont si petits, si discrets, on ne les voit jamais arriver. Ils viennent des tensions dans la nuque, à ce qu’il paraît. « Faut se méfier de ces salopards », dit toujours Mo. Mais Beck ne l’a jamais pris au sérieux. Les Blancs sont fatals pour les vieux qui se battent en alexandrins, se disait-il, pas pour ceux qui utilisent de la prose comme lui.

Il se trompait, il s’en rend compte maintenant.

CLIC ! CLIC ! Impossible de débloquer ce foutu flingue. L’Ennui fonce toujours. Il est trop proche, maintenant. Tant pis. Beck lâche son arme. Il se campe sur ses appuis, tendu comme un câble. La bête approche, elle sera sur lui dans moins d’une seconde.

Elle est là.

Il tente un kick.

Trop tard.

Les crocs du monstre se referment sur sa jambe. Il hurle. Il entend la voix de Pir, quelque part, qui crie quelque chose. Mais c’est trop tard. Beck a le visage enfoncé dans la sciure. L’ennui est en train de le dévorer. Son sang se répand autour de lui, fait comme une mare sombre dans laquelle se reflètent les milliers de billes lumineuses des Observateurs.

Ces derniers commencent à s’éteindre, un par un. Ils s’en vont. Le combat ne leur plaît plus. L’Ennui ne doit jamais gagner. Jamais.

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