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« Tu as peur, Victor ? » murmura Abélard avec un sourire moqueur.

Victor leva un regard indigné vers son grand frère. « Non, dit-il d’un air dégagé, bombant la poitrine.

— Tu m’as l’air bien pâle, pourtant... »

Piqué, Victor s’apprêtait à rétorquer, mais la voix sévère du duc D’Azimbert le rappela à l’ordre :

« Messieurs De Valnord. Soyez attentifs, je vous prie.

— Pardonnez-nous, Monsieur le Duc » répondit Abélard du tac au tac, avec dans la voix un mélange savamment dosé de culpabilité et de dignité. « Mon frère est nerveux, je le rassurais. C’est sa première bataille.

— Alors il devrait écouter le plan d’attaque, déclara le duc en fronçant ses épais sourcils gris. Vous le rassurerez plus tard.

— Oui, Monsieur le Duc » dit sobrement Abélard, légèrement ébranlé dans sa fierté d’avoir été remis à sa place comme un écolier. Tête haute et mâchoire serrée, il évita délibérément de regarder Victor.

Ce dernier, qui n’avait pu s’empêcher de rougir violemment dès l’instant où le duc D’Azimbert les avait interpellés, garda le front bas en s’efforçant d’ignorer les murmures narquois et les mines suffisantes de la dizaine d’autres seigneurs rassemblés sous la tente.

Reportant son attention sur la carte topographique étalée sur la grande table à tréteaux, le duc reprit son explication là où il l’avait laissée :

« Selon nos éclaireurs, les Ferlandais devraient atteindre le col du Croque-Mitaine demain à midi. Il nous faudra donc presser le pas pour les surprendre avant qu’ils ne sortent des montagnes. Tant qu’ils seront dans le col, l’engorgement de leurs troupes devrait nous permettre de les repousser malgré leur supériorité numérique. Mais s’ils parviennent à descendre dans le Val-Pendu, nous perdrons l’avantage. »

Tout en parlant, le duc tapotait la carte de son gros index calleux, et dardait son regard de hibou sur chaque membre de l’assemblée comme s’il lui parlait personnellement. Personne ne pipait mot : tous semblaient sentir l’urgence sourde qui s’insinuait entre les paroles du grand homme grisonnant.

« Sommes-nous encore loin du col ? demanda la comtesse Rosalie de Riversin, une femme sombre au nez aquilin.

— Sept lieues, dit le duc. Il nous faudra chevaucher vite, et il nous faudra partir tôt. La nuit sera brève. »

Alors le vicomte Gregorio Santínez, commandant du détachement d’arbalétriers Lougards venus soutenir l’armée ducale, s’éclaircit la gorge. Il dominait l’assemblée d’une bonne tête et demie, et l’éclat orangé des flambeaux se reflétait dans ses yeux sombres. « Si les Ferlandais nous prennent de vitesse et descendent dans la vallée, quel est notre plan ? » questionna-t-il de sa voix chantante pleine de cet accent lougard que Victor aimait tant.

À ces mots, le duc D’Azimbert laissa échapper un soupir las. L’espace d’un bref instant, Victor entrevit un homme de quarante-cinq ans au visage ridé, abattu par des semaines de chevauchée et de nuits sous tente. Mais cela ne dura guère : en une fraction de secondes, le duc reprit contenance, et de nouveau il ne se vit plus que le chef de guerre tenace au regard d’acier.

« S’ils nous prennent de vitesse… articula-t-il durement, nous battrons en retraite et enverrons chercher du renfort. Nous n’avons aucune chance de les repousser sur un terrain dégagé comme le Val-Pendu.

— Ne craignez-vous pas, intervint Abélard, qu’en les laissant s’avancer dans les terres ils ne s’emparent de Noirmoulin ?

— S’ils passent, ils s’empareront de Noirmoulin, acquiesça le duc sans l’ombre d’un doute. Alors les conséquences seraient déplorables : nous aurions à assiéger la ville pendant des mois pour la reprendre, mois pendant lesquels nos forces manqueraient ailleurs. L’armée du roi ne pourrait pas compter sur notre soutien pour défendre la Cascagne. Et, à partir de là, tout pourrait très mal tourner. »

À présent, un silence lourd s’était installé dans la tente. Seuls s’entendaient le crépitement des fambeaux et le murmure du vent au-dehors.

« Messieurs, Mesdames, j’en ai fini pour ce soir, conclut le duc. Informez vos gens du plan, et allez vous reposer. Demain, le sort du royaume de Trébance dépendra de nous. »

Levant les yeux vers son frère, Victor constata que le regard de ce dernier demeurait posé sur la carte étalée devant le duc. Il y avait dans l’expression de son visage une fougue et une avidité mal dissimulées, et Victor devinait sans peine les rêves de grandeur qui se déployaient dans l’esprit d’Abélard.

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