Semaine 3 - Comment devenir l'héritière

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Niels se tourna vers sa petite soeur, un grand sourire aux lèvres :

- Je suis sûr que j’arrive plus vite que toi à l’autre bout du jardin !

Gwenvael leva un sourcil, la mine faussement indignée, puis repoussa ses tresses en arrière. Ses yeux un peu trop grands passèrent de son frère au haut mur de briques blanches, jugeant la distance, alors que ses doigts s’enroulaient autour des rênes. La monture de Niels était puissante, mais l’était-elle plus que sa propre jument ? Distraite dans ses pensées, elle flatta l’encolure de l’animal du plat de la main. Ça pouvait peut-être se faire.

- Tu as peur ? Ce n’est pas grave si c’est le cas, tu es encore petite après tout.

- C’est pas vrai, j’ai pas peur ! répliqua Gwenvael qui, du haut de ses dix ans, ne se considérait plus tout à fait comme une enfant. En plus, si je suis petite, alors... alors toi aussi ! Nah !

Niels rit devant ses joues empourprées, et l’enfant, après un bref instant de doute, le rejoignit. Elle ne savait pas rester en colère contre son frère aîné, qu’elle admirait plus que tout. Décidée, elle affermit sa prise sur les reines et leva le menton.

- Bon, on la fait cette course ?

Le garçon sourit, mais ne répondit rien, se contentant de mener sa monture au niveau de celle de sa soeur.

- Prête ?

Gwenvael hocha la tête, concentrée. Pas question que son frère gagne !

- A trois d’accord ? Un… deux… trois !

Gwenvael planta ses talons dans les flancs de la ponette qui bondit en avant, surprise. Niels et elle étaient au coude à coude, encourageant par la voix leurs montures, mais aucun ne prit la tête dans un premier temps. Puis, parvenant centimètre par centimètre à gagner du terrain, Niels lui lança un regard moqueur. Irritée par son sourire fier, l’enfant talonna de plus belle l’animal et parvint à passer première. Le bout de l’allée se profilait déjà. L’espace d’un instant, elle crut pouvoir l’atteindre en vainqueuse. Cependant, au même moment, Niels et sa monture la doublèrent et remportèrent la course d’une demi-seconde.

Le garçon fit effectuer un large demi-cercle à sa jument pour faire face à sa soeur, qui croisa les bras, boudeuse.

- C’est pas juste.

Il rit.

- Je suis le plus vieux c’est normal que je sois le meilleur, se targua-t-il.

Gwenvael tira la langue. Son frère roula les yeux, amusé, puis il poussa gentiment son bras.

- Une revanche ?

Elle était indécise, flairant un piège, mais son envie de le battre primait et elle hocha la tête vivement. Sa jument fut surprise de son mouvement et fit un pas sur le côté en secouant les oreilles, ce qui fit pouffer le garçon, mais en voyant le regard noir de sa petite soeur, il se racla diplomatiquement la gorge et détourna le regard vers leur droite. Le chemin ombragé était accueillant, reconnut Gwenvael. Et il y aurait probablement peu de passants par ici. Elle hésitait pourtant encore.

- Allez, le supplia son frère.

- Mais mama n’aime pas quand on prend pas les grandes allées, protesta Gwenvael, néanmoins tentée.

- Elle n’aura pas à le savoir.

- Mais on a promis à maman qu’on allait pas trop s’éloigner, essaya-t-elle encore.

- Elle n’en saura rien non plus. Elles n’en sauront rien toutes les deux, d’accord ? promit-il. Et puis, on est toujours dans le jardin, non ? On est toujours dans l’enceinte du palais, alors on ne désobéit pas vraiment, si ?

Gwenvael se mordit la joue, peu certaine. Elle aimerait croire Niels, mais désobéir à maman et mama ? Elle était quand même tentée, rien que pour pouvoir battre son frère cette fois-ci. Ce dernier talonna doucement sa jument pour la faire avancer jusqu’à l’entrée du chemin. Il regarda l’enfant par dessus son épaule.

- Si on se fait prendre, je dirais que c’est ma faute et que tu n’y es pour rien, d’accord ?

- C’est toujours ta faute de toute façon, marmonna-t-elle ; mais elle avait été convaincue.

Et puis, qu’est-ce qui pourrait tourner mal ? Le passage était suffisamment large pour que deux chevaux puissent y passer sans problème, et il y aurait probablement aucun promeneur à cette heure-là de la journée.

Le garçon lui lança un clin d’oeil qui la fit sourire malgré elle. Elle était avec Niels, et rien ne pouvait mal se passer quand il était là.

Le signal de départ fut lancé et les deux enfants se penchèrent sur leurs montures, bien décidés à gagner.

A sa grande joie, Gwenvael prenait la tête. Elle arrivait au bout du passage quand sa ponette s’arrêta net, la propulsant en avant. Elle passa au-dessus de la tête de l’animal, plongeant vers le sol, qu’elle heurta violemment, l’épaule en premier. Elle roula sur le côté, le souffle coupé, la vision brouillée par la douleur. Fichu animal ! Ses oreilles bourdonnaient et elle ouvrit grand la bouche, cherchant un air qui ne voulait pas entrer dans ses poumons. Elle resta étendue sur le sol, attendant que le choc passe. Elle était déjà tombée de sa ponette et savait que, si ça faisait mal, la douleur finissait par se dissiper un peu.

Alors que la fillette reprenait une respiration normale, elle s’étonna de ne pas entendre son frère. Pourquoi n’avait-il pas mis pied à terre ? Son propre cheval avait-il paniqué et avait-il fui ? Quand elle s’en sentit capable, Gwenvael ouvrit les yeux. Par tous les dieux, sa tête lui faisait mal. Elle grimaça mais parvint tout de même à se relever à quatre pattes, l’effort la laissant pantelante. Elle attendit encore un peu avant de regarder autour d’elle. Où était donc passé Niels ?

A quelques mètres d’elle, à vrai dire. Il était allongé au sol, ses membres tordus dans tous les sens. Gwenvael l’appela, surprise par sa voix rauque, mais il ne répondit rien. Prise d’une soudaine angoisse, elle se redressa sur ses pieds et courut le voir, chaque pas résonnant dans son crâne comme un cœur trop lourd. Ou peut-être était-ce vraiment son cœur ? Elle se laissa tomber à côté de son frère, prenant son visage entre ses mains.

- Niels ?

Elle le secoua mais il ne répondait toujours pas. Sa bouche s’était entrouverte et ses yeux noirs étaient immobiles, eux qui si souvent riaient. S’agissait-il d’un nouveau jeu ? Ou d’une nouvelle blague ? Il adorait faire des tours à sa soeur.

- Niels ? C’est pas drôle, Niels !

Lorsqu’elle ôta sa main de son visage, elle remarqua, bouche bée, la longue trace ensanglantée qui coulait le long de son poignet. A vrai dire, le sang commençait à se répandre sous les cheveux bouclés de son frère. Elle le secoua de plus belle, angoissée.

- C’est pas drôle, réveille-toi !

Mais il ne répondait toujours pas. Alors l’enfant se leva, les mains tremblantes.

- Je vais aller chercher de l’aide, d’accord ? Tu tiens bon, hein ?

Elle fit volte face et courut vers le palais, oubliant les chevaux dans sa panique. Un gravier s’était glissé dans sa botte et s’enfonçait à chaque pas dans son mollet mais elle ne voulait pas perdre de temps pour l’enlever : Niels n’allait pas bien. Elle courut aussi vite qu’elle le put, coupant à travers les plates bandes et sautant au-dessus des alignements de haies. Un valet tenta de la ralentir à l’entrée du château mais elle glissa sous son nez, terrifiée. Il fallait qu’elle retrouve ses mères. Elles sauraient quoi faire, elles.

Gwenvael grimpa les escaliers quatre à quatre, s’aidant de ses mains pour aller plus vite. Elle traversa les couloirs sous le regard étonné des serviteurs qu’elle ignora. Elle poussa enfin la grande porte des appartements de ses mères, où elle était certaine de les trouver à cette heure de la journée. Et en effet, elles étaient assises sur un canapé, l’une lisant à voix haute pour l’autre. Elles levèrent la tête en entendant le battant claquer contre le mur, puis sautèrent sur leurs pieds en remarquant l’air paniqué de leur fille. Gwenvael se jeta dans leurs bras en pleurant, enserrant leurs jambes dans un geste convulsif et affolé.

- Niels il veut pas me répondre ! cria l’enfant, le visage toujours caché. Il veut pas me répondre !

Ses mères échangèrent un regard exaspéré, persuadées que leurs deux aînés s’étaient disputés et que le jeune garçon s’était mis à bouder, événement ordinaire qui survenait au moins trois fois par jour, la petite étant très réactive aux taquineries dont raffolait son frère.

Gwenvael répétait les mêmes paroles en boucle entre ses sanglots, incapable de trouver autre chose à dire. Sa mama s’accroupit à côté d’elle, la décrochant doucement des jambes de sa mère. Son sourire compatissant se figea lorsqu’elle remarqua le sang qui maculait les mains de l’enfant.

- Tu t’es blessée Gwenvael ?

La petite secoua la tête, ses pleurs redoublant. Sa mère la prit dans ses bras, la serrant contre elle et lui frottant le dos jusqu’à ce que l’enfant se soit un peu calmée. Puis elle la repoussa légèrement à nouveau pour scruter son visage.

- Explique-moi, d’accord ? Est-ce que c’est Niels qui est blessé ?

- Oui ! Il est par terre, et il veut pas me répondre, il veut pas bouger !

Et Gwenvael se remit à pleurer, terrifiée. Sa mama la reprit dans ses bras.

- Où est Niels ma chérie ?

En entendant la voix tendue de sa maman, Gwenvael songea qu’elle allait se faire gronder, mais elle s’en fichait un peu, car si c’était le cas, alors elle le méritait.

- Dans le jardin, on jouait à la course, et puis je suis tombée, et je crois que lui aussi, et puis après il bougeait plus, et oh ! je suis désolée on aurait pas dû désobéir et je suis désolée !

L’enfant entendit plus qu’elle ne vit sa mère courir hors de la pièce, criant pour rassembler des serviteurs. Sa mama lui expliqua qu’ils allaient tous chercher Niels et le ramener à la maison, d’accord ? Gwenvael hocha la tête. Maman allait tout arranger, elle en était sûre. Sa mère recula jusqu’au canapé où elle s’assit, prenant sa fille sur ses genoux et la serrant si fort qu’elle lui faisait presque mal, mais la petite n’en était pas dérangée, sa présence physique la rassurait.

Un peu plus tard, peut-être quinze minutes après son départ, sa maman revint, une expression détruite sur le visage. Elle approcha de sa femme et de sa fille, s’effondra sur la banquette. Puis, à la grande surprise de Gwenvael, elle se mit à pleurer. L’enfant regarda avec stupéfaction les épaules de sa mère se soulever convulsivement alors que les larmes coulaient entre ses doigts. Sa mama enroula un bras autour d’elle, la serrant contre son épaule.

Dans une position à présent inconfortable, la fillette se laissa glisser à terre. Mama aussi pleurait, remarqua-t-elle, l’esprit pétrifié devant cette vision si étrange.

- Il est où Niels ?

Sa mère eut une sorte de gémissement et Gwenvael frémit en entendant ce son lugubre.

- Maman, il est où Niels ?

Mais sa mère ne disait toujours rien, rendue silencieuse par les pleurs. Sa mama non plus ne disait rien. Pourquoi elles ne disaient rien ? La petite secoua le bras de sa mère, avide d’une réponse.

- Maman ! Il est où Niels ? Il va bien ?

Sa maman releva enfin la tête. Ses yeux étaient rouges et gonflés par les larmes. Elle tendit les bras vers Gwenvael, la serrant contre elle en silence, mais la petite s’échappa et recula d’un pas, puis d’un second, horrifiée alors qu’une pensée s’installait dans son esprit.

- Non… Non !

Elle secouait la tête, repoussant l’idée qui pourtant s’accrochait.

- Non non non ! Il est où Niels ? Maman répond-moi ! Il est où ?

Gwenvael criait toujours plus fort, les poings crispées contre ses cuisses. Où était son frère ? Elle voulait son frère, elle voulait qu’il soit là, avec elle, car rien ne pouvait mal se passer quand il était là.

Sauf que Niels n’était plus là.

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