Semaine 31.1 - Lettres à Jean

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Mercredi,

Cher Jean,

Tu as vu comme j’ai bien écrit le J ? Maman a dit qu’il était très beau, et même papa aussi, et grand-mère ! C’est Monsieur Hervé qui nous a montré aujourd’hui comment bien écrire le H, et le I, et le J, et le K, et le L, et le M, et le N ! Quand il a regardé mon ardoise ce matin il m’a demandé d’aller au tableau pour montrer à tous les copains comment il fallait les écrire parce qu’il a dit que j’avais très bien compris, et donc j’étais très fier de moi, et maman aussi quand je le lui ai dit. On a aussi fait des mathématiques, et j’ai encore du mal avec les multiplications et les divisions à virgule, tu me montreras quand tu rentreras ? Toi tu es tellement fort en mathématiques ! Papa dit que tu étais beaucoup plus fort que moi à mon âge, et que je devais faire plus d’effort si je veux rester sous son toit, mais je sais qu’il n’était pas sérieux, car il souriait et il m’a tiré l’oreille.

Cet après-midi on a travaillé la géographie, Monsieur Hervé a ramené une grande carte de la France qu’il a pendue devant le tableau noir. Elle est jolie la France je trouve, avec sa forme un peu régulière un peu pas régulière, toute l’eau autour, plus que pleins des autres pays autour. Elle a beaucoup de montagnes aussi, je ne pensais pas. Monsieur Hervé nous a parlé de l’Alsace et de la Lorraine, et de comment les Boches nous les ont pris, et que les pauvres petits Alsaciens et Lorrainois sont très tristes de ne plus être français et de devoir parler allemand. Il répétait que nous, nous avons beaucoup de chance car on est loin de la frontière, et les Boches seront tous défaits avant d’arriver à nous. Il répétait aussi que vous étiez tous si courageux, à vous battre pour repousser les méchants. Il sait ce qu’il dit, Monsieur Hervé, son fils François est là-bas avec toi aussi. Ou alors dans une autre région. Je crois que c’est une autre région en fait. Moi je n’avais pas besoin qu’il me dise que tu es courageux pour que je le pense, parce que quand j’étais petit, ou plutôt plus petit que maintenant, tu avais pas peur de regarder sous mon lit, et ça, c’est très courageux ! J’espère que tu rentreras bientôt, papa ne sait pas aussi bien vérifier que toi. Et puis tu me manques beaucoup aussi, c’est pas pareil quand tu n’es pas là. Monsieur Hervé dit que on ne doit pas se plaindre parce que nous on vit comme des rois alors que vous non, et que vous risquez vos vies pour qu’on vive comme des rois, alors on a pas le droit de se plaindre. C’est comment la vie sur le front Jean ? D’après Papa c’est plein de boue, et de sang partout, et parfois même des cadavres tout partout. C’est vrai ? Papa paraît un peu en colère de ne pas être là-bas avec toi, et je l’entends tous les soirs maudir sa hanche de l’avoir empêché de t’accompagner. Il le dit toujours dans sa barbe, quand il croit que personne ne l’entend, mais moi je l’entends.

Ce matin avant de partir à l’école j’ai trait les vaches avec lui, et c’était la première fois qu’il me laissait tout seul avec le seau ! J’étais très très fier de le porter jusqu’à la cuisine, même si il était très lourd, mais j’ai fait attention pour ne rien renverser, et j’ai réussi ! Papa était content de moi, et maman m’a donné un peu de confiture pour me dire bravo. Ca faisait longtemps que je n’avais pas mangé de confiture. Vous mangez de la confiture sur le front vous ?

Vendredi,

Cher Jean,

Je n’ai pas pu écrire hier car il y avait du travail avec le bouc des voisins, parce qu’il a cassé sa barrière et il s’est enfui, et du coup, tout le village a dû le chercher dans la forêt alors que la nuit était presque là ! Ca faisait un peu peur, j’avais pas envie de tomber face à face avec un loup, mais on était beaucoup, alors j’avais moins peur. On a fini par le retrouver ce bouc, il était pas content du tout.

Monsieur Hervé nous a enseigné une nouvelle chanson aujourd’hui, pour qu’on la chante quand vous reviendrez. Tu reviendras bientôt ? D’après Papa, peut-être le mois prochain, mais il n’avait pas l’air très sûr, et il avait l’air un peu triste aussi. Et toi, tu sais quand est-ce que tu pourras revenir à la maison ? On a mis deux pots entiers de confiture de fraises de côté rien que pour toi, avec un gros ruban autour. C’était l’idée de Maman le ruban, elle voulait que ça soit joli, pour qu’on pense à toi à chaque fois qu’on voit les pots, mais ce n’était pas vraiment nécessaire parce qu’on pense à toi tout le temps.

Grand-mère a commencé à tricoter un gros pull pour toi, et elle m’a montré comment faire. Elle raconte que là où elle a grandi, en Irlande, les petits garçons apprennent tous à tricoter pour passer le temps utilement, et qu’elle trouve ça dommage qu’en France on ne fasse pas pareil. En tout cas, dans le prochain paquet qu’on t’enverra, il y aura le pull et une écharpe que moi j’aurais faite ! C’est pas encore très joli, un peu pas régulier, avec des grosses boucles parfois parce que j’ai pas encore trop compris la tension du fil, comme dit Grand-mère, mais elle sera quand même chaude, et Maman dit que c’est le principal. Je voulais la faire rouge, mais quand je l’ai dit à Maman elle s’est mise à pleurer et elle est partie. Papa a soupiré et a dit “Ah ! les femmes”, mais il avait l’air tout retourné aussi. Tu sais pourquoi toi ? En tout cas, Papa a dit que de toute façon le rouge ça n’irait pas parce que sinon les Boches ils te verront et du coup tu serais une cible de choix. Je n’ai pas envie que tu sois la cible des Boches moi, alors du coup, l’écharpe elle sera pas rouge mais marron, comme la boue, pour que personne ne te voie. Tu crois que ça marchera et que les Boches ne te verront pas ?

Comme tous les grands sont partis sur le front comme toi, on n’a pas classe le vendredi après-midi, ni le samedi, pour qu’on puisse aider aux champs à votre place. C’est cool d’être dehors plutôt que sur les bancs trop durs mais la pelle fait plus mal aux mains que la plume quand même. Papa a dit que je travaillais presque aussi bien qu’un grand, et j’étais très fier de moi. Demain on va récolter les pommes, et peut-être qu’on arrivera à t’en envoyer. Tu crois que si on t’en envoie, tu arriveras à les manger ? Maman dit que sur le front vous mangez presque rien et que du coup votre estomac doit être très douloureux, mais du coup si on t’envoie des pommes tu pourras manger un peu plus, non ? Je ne sais pas, je n’ai pas envie que tu aies mal au ventre à cause de moi.


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