Les apparences

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Je déteste manger froid. Et après trente-trois minutes à attendre que Jennifer vienne me rejoindre pour le repas du soir, mon poulet-frites était plus que froid. J’étais vraiment contrarié. Alors, je suis monté la voir.

 

J’ai grimpé une volée de marches et je me suis posté devant la porte de sa chambre. J’ai délibérément ignoré l’avertissement “Défense d’entrer”, et je me suis faufilé discrètement dans cette caricature de chambre d’adolescente, avec ses posters de chanteurs aux murs, ses sous-vêtements jetés à même le sol et son gros nounours rose sur le lit. Jennifer était assise à son bureau, devant son ordinateur, le casque sur les oreilles. Ses doigts virevoltaient au-dessus du clavier. Elle ne m’a pas vu entrer. Je me suis approché dans son dos, et j’ai observé. Je suis d’un naturel curieux. Sur l’écran, des lignes de texte de couleur défilaient, ponctuées de smileys. Jenny_15 — du haut de ses quinze ans, Jennifer manquait sérieusement d’originalité — chattait avec “FlowerPower”. Des discussions d’ados, creuses et pleines de fautes d’orthographe, ce qui a le don de m’agacer au plus haut point. Presqu’autant que le fait de manger froid. À regarder de plus près le contenu de leur conversation, il était évident que ma fille et son interlocutrice ne se connaissaient pas IRL (In Real Life) comme disent les jeunes.

J’ai mis une main sur l’épaule de ma fille. Elle a sursauté. Puis elle s’est ressaisie. Elle m’a hurlé dessus en postillonnant au travers de son appareil dentaire, me reprochant de l’espionner, protestant qu’elle était occupée et que je n’avais rien à faire dans sa chambre. Je lui ai rétorqué que je l’attendais pour manger depuis maintenant trente-six minutes et que mon poulet était froid. Elle m’a répondu qu’elle s’en fichait de mon poulet “de merde”, qu’elle faisait ce qu’elle voulait de sa vie, qu’elle voulait être tranquille, que j’étais un vieux con qui ne connaissait rien aux ados et à Internet. Je n’ai vraiment pas apprécié cette dernière attaque, alors j’ai décidé que le moment de lui donner une bonne leçon était enfin venu.

 

  • Je vais te raconter une histoire, lui ai-je dit.
  • Pfff, tu vas encore me sortir une de tes leçons de morale à deux balles, genre il faut pas parler aux inconnus, qu’Internet c’est un refuge de pervers, blablabla… a-t’elle soupiré en levant les yeux.

 

J’ai marqué un temps, puis j’ai repris.

 

  • L’histoire de Caroline_17.
  • Caroline, comme Maman ?

 

J’ai acquiescé gravement. Son regard s’est voilé. Elle a retiré son casque, refermé son ordinateur portable et s’est tournée vers moi, le regard implorant la suite de l’histoire. J’avais toute son attention, à présent.

Caroline était morte à l’âge de dix-sept ans, alors que Jennifer n’était encore qu’un bébé. J’avais toujours refusé de lui expliquer les circonstances horribles du décès de sa mère, justifiant mon silence en affirmant qu’elle n’était pas encore prête à connaître la vérité. Jennifer venait de comprendre que le moment des explications était venu.

J’ai continué.

 

  • Caroline_17, c’était un pseudo de chat sur Internet, comme celui que tu utilises. Toi, tu te fais appeler Jenny_15, je crois ?
  • Oui, Papa.
  • Caroline_17 ressentait le besoin maladif de faire de nouvelles rencontres amicales et multipliait les discussions avec des inconnus sur Internet — sa solitude lui pesait énormément. Des discussions qui comblaient le vide d’une vie sociale réduite à peau de chagrin. Des nuits passées sur le web à parler de tout et de rien. Son comportement était devenu assez obsessionnel. À plusieurs reprises, il lui est tout de  même arrivé de rencontrer quelques uns de ses contacts “dans la vraie vie”, mais aucune de ces relations n’a duré. Et pourtant, Caroline_17 ne rencontrait que des adolescentes car il lui semblait plus prudent de refuser tous les contacts avec des garçons. On ne sait jamais sur qui on tombe quand on fréquente ce genre de sites...  Mais un jour, une nouvelle rencontre a tout fait basculer. Les choses se sont gâtées. Ça a commencé au moment où une certaine GirlyKitty est entrée en contact avec Caroline_17. Elle se présentait comme une jeune fille de seize ans, elle avait même envoyé une photo d’elle. Une jolie fille blonde et souriante, à lunettes. Elle cherchait une amie car elle venait de déménager et ne connaissait personne dans la région. Le courant est vite passé entre les deux. GirlyKitty était rigolote, elle avait plein d’anecdotes amusantes, elle était cultivée aussi et s’exprimait très bien pour son âge, elle avait les mêmes goûts que Caroline_17, autant en musique qu’en cinéma. On aurait dit des âmes soeurs. Au bout d’un mois de discussion, GirlyKitty a proposé une rencontre dans un petit square près de chez elle, à 6h30 du matin. L'invitation était plutôt surprenante car d'habitude, c'était Caroline_17 qui prenait les devants. Et l'horaire étrange incitait à la méfiance. Malgré cela, Caroline_17 a tout de même accepté l’invitation, étant d'un naturel curieux. C'est là que le piège s'est refermé.

 

J’ai marqué une pause, pour bien peser mes mots, car l’instant de la révélation approchait. Jennifer en a profité pour intervenir et crier ce qu’elle avait sur le cœur.

 

  • J’ai compris ! GirlyKitty n’était pas une ado, c’était un homme ? Un prédateur. Un sale pervers qui se faisait passer pour une fille pour attirer ses proies. C’est lui qui l’a tuée ? C’est ça ? Il a été arrêté ? Réponds ! C’est comme ça que Maman est morte ? Pourquoi tu m’as jamais rien dit ?!

 

Elle m’a jeté un regard de supplicié. Elle tremblait de partout, son maquillage coulait sur ses joues. Je savais bien qu’elle n’arriverait pas à supporter la vérité. Je lui ai dit de se calmer, j’allais tout lui expliquer.

 

  • Oui, GirlyKitty était bien un homme. Sur le lieu du rendez-vous, il a surgi derrière Caroline_17, a sorti une arme. Puis il a tenté de lui mettre des menottes. Mais il a manqué de vigilance, car en un éclair, Caroline_17 a réussi à retourner l’arme contre son agresseur en lui faisant une clé de bras, a tiré sur l’homme en plein cœur et a pris la fuite, laissant le fameux GirlyKitty se vider de son sang dans le square. Un individu a couru vers la "victime" pour lui porter secours, et un autre surgi de nulle part a pris en chasse Caroline_17 qui s'enfuyait dans les bois, en proie à la panique.

 

J’ai regardé Jennifer droit dans les yeux pour mesurer l’effet de cette annonce. Elle ne comprenait plus rien.

 

  • Alors Maman n’a pas été tuée par ce pervers ? Ils étaient trois en fait ? Il s’est passé quoi après ? L'autre tueur l'a rattrapée ?  Je ne comprends plus rien, Papa ! Tu te fiches de moi ou quoi ?

 

J’ai souri d’un sourire que je voulais énigmatique.

 

  • Après ça, Caroline_17 a réussi à semer l'homme qui s'était mis à sa poursuite. Une fois le danger écarté, Caroline_17 a pris le chemin de sa maison pour se barricader. On peut dire qu’il avait eu chaud !   
  • IL ?

 

Jennifer avait l’air complètement perdu, j’avais bien ménagé mon suspense. La vérité allait claquer dans l’air. À partir de là, plus rien ne serait comme avant.

 

  • Oui, IL. Derrière le pseudo Caroline_17 se cachait un homme, un prédateur, un tueur en série recherché par la police depuis plusieurs années. Il faut toujours se méfier des pseudos, des apparences. Derrière l’anonymat de son ordinateur, il traquait les jeunes filles, détectait celles qui étaient naïves, et lorsque ses proies étaient “mûres”, il leur donnait rendez-vous. Évidemment, dès qu’elles se rendaient compte du mensonge, elles cherchaient toutes à s’enfuir. Ça rendait fou Caroline_17, au point de le pousser au meurtre. Il faut le comprendre, il se sentait tellement seul… Chaque rejet était une humiliation profonde qui le plongeait un peu plus dans ses psychoses. Au bout de vingt-et-une victimes, la police avait réussi à trouver sa trace. Le tueur était un malin, il était prudent et organisé, mais on n’est jamais totalement anonyme sur Internet, même si on prend beaucoup de précautions. GirlyKitty était le flic chargé de jouer le rôle de la proie afin de confondre le meurtrier. Il avait presque réussi à le choper, dans le square au petit matin, mais au dernier moment, le tueur a pris le dessus, l’a liquidé et s’est enfui. Un collègue a essayé de le sauver, tandis que l'autre s'est lancé à la poursuite du meurtrier, mais n'a pas réussi à le rattraper.
  • Mais dans ce cas, quel est le rapport avec Mam...
  • Je vais te le dire : si le tueur avait pris le pseudo de Caroline_17, c’est parce que sa toute première victime était une jeune maman célibataire de dix-sept ans qui se prénommait Caroline. Quinze ans auparavant, la police avait retrouvé le corps démembré de la jeune fille, mais n’avait jamais pu mettre la main sur son bébé qu’elle promenait le jour du meurtre...

 

Jennifer m’a regardé, interdite. Elle était en train, lentement, de prendre la mesure de ce que je venais de lui dire. Elle était en train de comprendre quel monstre j’étais.

J’ai quitté sa chambre, pour la laisser méditer. Mon repas, froid, m’attendait depuis trop longtemps.

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