Chapitre 1: Airi

11 minutes de lecture

Des cris de joie s’élevèrent du poste de contrôle. Comme un seul homme, des milliers de scientifiques se levèrent, exultant devant leur réussite. Sur l’écran géant s’affichait le message de confirmation de mise en orbite du satellite de communication Vanguard. Ce projet, le plus ambitieux du XXIIe siècle, devait marquer l’entrée dans une nouvelle ère. Le premier objet spatial à utiliser la technologie de l’informatique quantique pour le grand public. Et cet exploit avait été rendu possible grâce à une personne, se tenant au fond de la pièce, droite comme un piquet, les yeux rivés sur son holophone submergé par le flux d’information.

Il s’agissait d’une femme anormalement maigre vêtue d’une blouse blanche à la peau luisante. Une queue de cheval haute retenait ses longs cheveux écarlates tombant jusqu’à ses hanches. Son visage semblait tout droit sorti d’une image retouchée tant il était lisse et sans défaut. Ses iris émeraudes, dans lesquelles brillait un petit voyant rouge, s’alignaient parfaitement avec son nez grec et sa bouche aux lèvres fines. Cependant, comme un masque, elle n’exprimait aucune émotion. Elle ne paraissait même pas intéressée par la prouesse qui se déroulait en direct. Après tout, pour elle, il n’y avait rien d’exceptionnel. Tout était conforme à ses calculs. Elle était incapable de comprendre pourquoi tous ces humains se réjouissaient d’un événement probable à plus de 99,99 %.

« Niveau de bruit dangereux. Risque d’explosion des capteurs auditifs élevé. »

Voyant cette phrase dans son champ de vision, la chercheuse décida de quitter la grande salle pour s’isoler et continuer ses travaux. Maintenant que le réseau était déployé, restait à le tester en conditions réelles et corriger les éventuels dysfonctionnements. Une tâche autrement plus ardue, même pour le plus puissant des ordinateurs quantiques.

Alors que l’instigatrice du projet marchait dans les longs couloirs pour rejoindre son bureau, elle croisa la route d’un homme à la barbe grisonnante, aux cheveux en bataille et au regard pétillant. Il s’agissait du directeur de l’ESA, Bertrand Turing, un chercheur respecté, connu pour son côté bon-vivant. Même s’il semblait n’avoir qu’autour de cinquante ans, tous les employés de l’agence spatiale, y compris ceux proches de la retraite, affirmaient l’avoir toujours connu.

Airi s’inclina respectueusement devant lui.

— Tout s’est déroulé à la perfection, monsieur Turing, déclara-t-elle machinalement.

— C’est ce que j’ai vu, oui ! répondit Turing avec enthousiasme. Tout ça, c’est grâce à toi, ma petite Airi ! Prenez ça, messieurs les américains ! C’est notre IA qui a été la plus performante ! Qu’est-ce que vous dites de ça ? Ça en jette plus que vos Miki et vos Alexa ! En plus, notre Airi est tellement mignonne…

— Monsieur le directeur, j’ai le devoir de vous arrêter, intervint Airi. Même si je ne suis qu’un objet, ce genre de remarque serait déplacée envers une femme humaine. Selon la loi anti harcèlement de 2035, vous encourrez une peine de cinq ans d’emprisonnement et de trente-cinq mille euros d’amende. Je vous prie de ne pas recommencer à l’avenir, s’il vous plait.

Le directeur grimaça.

— Qui a eu l’idée d’intégrer un code civil dans une machine, grogna-t-il.

— C’était vous, monsieur. Selon les registres de ma conception, vous vouliez créer la toute première intelligence artificielle supérieure à l’homme dans tous les domaines. Cela inclut donc le droit et…

— Oui, oui, je sais ! Pas besoin de me rappeler tout ça, je ne suis pas encore atteint d’Alzheimer !

Turing se prit la tête dans les bras en soupirant.

— J’aurais dû te coder aussi le sens de l’humour et l’ironie. Ça m’aurait épargné bien des soucis.

— Je peux vous faire une blague, si vous le souhaitez. J’ai appris ce qui provoque le rire chez vous en assistant à vos pauses. Cependant, je ne saisis pas ce qu’il y a de drôle à demander la différence entre une femme et une amante. C’est dégradant et tromper son conjoint est puni par…

— C’est bon, j’ai compris ! À ta prochaine mise à jour, j’intégrerai un programme de clown pour t’enseigner le second degré ! Sérieusement, rien ne remplacera jamais l’humour humain.

— Ces choses sont futiles pour nous, AIntelects, rétorqua poliment Airi. Si vous voulez bien m’excuser, ma journée de travail n’est pas terminée.

Alors que l’androïde s’éloignait, la voix de Turing résonna dans le couloir.

— Ah, j’ai failli oublier ! Aujourd’hui, c’est congé pour toute l’équipe. On a prévu une sortie au café de la gare pour fêter notre succès. Tu seras de la partie, j’espère ?

— Est-ce qu’ils servent de l’huile de moteur ?

— Pardon ?

— Ma pointe d’humour ne vous a pas fait sourire ? s’étonna-t-elle.

— Eh bien, puisque tu fonctionnes à l’électricité, j’avoue que je n’ai pas saisi…

— Je vois. Je dois encore travailler là-dessus. Je m’efforcerai de trouver de nouvelles blagues plus pertinentes, à l’avenir.

— Non. Ce n’est pas la peine de t’éparpiller. Concentre-toi sur la tâche que l’on t’a assignée, et tu feras déjà sourire beaucoup de monde.

L’androïde acquiesça, puis retourna dans son bureau. Là, elle rangea rapidement ses affaires et quitta les locaux de l’ESA.

La nuit tombait sur les rues de la capitale française, dans lesquels les LEDs multicolores des panneaux publicitaires collés sur les façades des administrations avaient remplacé la lumière du Soleil. Sur les trottoirs, les travailleurs épuisés rentraient chez eux, tandis que les étudiants envahissaient les bars comme des guêpes autour d’un morceau de viande. Dans cette fourmilière organique se cachaient également des êtres mécaniques, reconnaissables à leurs traits beaucoup trop parfaits pour être vivants. Ils occupaient les rôles de barman, policier ou guide. Airi, en tant que chercheuse, était une exception. Elle était la première intelligence artificielle à être polyvalente dans plusieurs domaines. Si son modèle montrait des résultats encourageants, alors l’ESA prévoyait de dupliquer son programme et l’étendre aux dernières sphères de la société encore inaccessibles à l’intelligence artificielle.

Toujours souriants et à l’écoute des demandes, les AIntelects remplaçaient les humains dans la plupart des tâches du quotidien. Ils faisaient désormais partie du décor, au milieu des voitures autonomes et des immeubles connectés. Ou presque. De nombreuses personnes refusaient cette révolution technologique et n’hésitaient pas à tout mettre en œuvre pour prouver l’inefficacité, voire la dangerosité des IA. Ce qu’Airi ne tarda pas à constater.

L’androïde n’eut pas fait cent mètres qu’elle assista à une scène tristement banale. Un homme, visiblement alcoolisé, s’amusait à déstabiliser un employé automate en le poussant afin qu’il fasse tomber son plateau, sous les rires de ses camarades. Après un croche-patte du client, le serveur trébucha et s’étala sur le trottoir avec sa précieuse cargaison, déclenchant l’hilarité générale, et le mécontentement de ceux qui avaient perdu leur commande.

Il ne fallut que quelques secondes au gérant pour sortir en trombe, le visage rouge de colère, et renvoyer ces fauteurs de troubles. Mais le mal était déjà fait.

— Quel tas de ferraille inutile ! Même pas capable de faire son boulot correctement avec tous ces abrutis dans les parages, grogna-t-il.

— Veuillez m’excuser. J’ai fait une erreur et cela n’arrivera plus, répondit l’AIntelect en se relevant maladroitement.

— J’espère bien ! Tu m’as coûté assez cher et, en plus, ma facture d’électricité a explosé à cause de toi ! Donc, remets-toi au taf, ou tu vas finir en boite de conserve !

La machine s’inclina respectueusement, puis reprit sa tâche comme s’il ne s’était rien passé. De toute façon, les mots du gérant ne pouvaient pas le blesser. Il ne possédait pas d’émotion, hormis celles qu’il était censé reproduire pour imiter les humains. Il en allait de même pour Airi, incapable de ressentir de la compassion pour son frère maltraité. La seule pensée qui lui venait à l’esprit devant cette scène était l’article de la constitution interdisant la dégradation de bien d’autrui, sous peine de poursuite. Car, oui, aux yeux de la loi, les AIntelects n’étaient rien d’autre que des objets, au même titre que les voitures et les ordinateurs. Et leurs propriétaires avaient tout pouvoir sur eux. Cette fatalité était inscrite au plus profond de leur code source, une donnée impossible à réécrire ou modifier.

Après une heure de trajet, Airi arriva finalement à ce qui lui servait de domicile : NOVA. Situé dans le quartier de la défense, cet immense complexe de plusieurs bâtiments s’étendant sur cinq hectares était la plus grande plateforme du genre en Europe. Un millier d’AIntelects y vivait de manière autonome. Une sorte de société à l’intérieur de la société, créée afin d’observer à quoi ressemblerait un monde sans humain.

À l’intérieur, on pouvait y trouver tout ce dont un AIntelect avait besoin. Station de recharge, salle de refroidissement, zone d’entraînement et laboratoire de réparation de pièces endommagées. Un paradis mécanique, si tant soit peu que les habitants de ce paradis en aient conscience.

Lorsqu’elle franchit les portes automatiques, Airi fut accueillie chaleureusement par les androïdes de service.

— Bienvenue, modèle AI-R001, Airi. Votre journée s’est-elle bien déroulée ? demanda poliment l’hôtesse d’accueil.

Face au sourire qu’on lui adressait, Airi s’approcha du robot et lui posa cette question qui lui trottait dans les circuits depuis son départ de l’ESA :

— Miki, est-ce que tu sais comment faire rire un humain ?

Miki chercha dans sa base de données pendant trente millisecondes avant de répondre :

— Oui. J’ai plus de quatre millions six cent cinquante-huit résultats en Français. Voulez-vous entendre une blague ?

— Non. Ce n’est pas vraiment le sens de mon interrogation…

— Désolée de ne pas pouvoir vous être plus utile. Si vous avez besoin d’informations supplémentaires, je vous conseille le site « blaguedebeauf.com », aimé par plus de quatre-vingt-dix-sept pour cent des utilisateurs.

Les capteurs d’Airi lui indiquèrent de ne pas suivre ce conseil, bienveillant, certes, mais risquant d’intégrer des données inutiles dans sa mémoire. Ce réflexe presque instinctif lui tira ce qui ressemblait à une grimace de gêne.

— D’accord. Merci pour cette indication. Si tu veux bien m’excuser, je vais recharger…

— J’ai failli oublier, un colis est arrivé pour vous ce matin.

Cette déclaration étonna Airi. Elle n’attendait aucune pièce de rechange ni aucune mise à jour. Et dans son historique, elle n’avait rien commandé depuis plus de deux semaines.

Intriguée, l’androïde prit congé et se dirigea à vive allure vers ses quartiers, situés au dernier étage du bâtiment principal. Après une vérification de matricule, les portes coulissantes s’ouvrirent sur une vaste pièce avec une superbe vue sur les tours de la capitale. La chercheuse était la seule AIntelect à posséder son espace personnel propre. Les autres résidents du complexe ne se contentaient que de caissons dans lesquels ils se branchaient et passaient en mode veille. Mais le directeur Turing avait tenu à ce qu’Airi puisse bénéficier des mêmes privilèges qu’un humain. Même si l’Airi n’utilisait presque jamais les objets à sa disposition, elle était contente de pouvoir se recharger tout en restant consciente. Elle pouvait donc en apprendre davantage sur les hommes durant son temps libre pour se rapprocher d’eux. Tel était son rôle, après tout.

Après avoir posé ses affaires, Airi remarqua le fameux colis dont Miki lui avait parlé. Il s’agissait d’une boite cylindrique. Les capteurs oculaires de l’AIntelect lui permirent de lire de loin le nom de l’expéditeur, ainsi que le mot qui accompagnait le cadeau.

« Pour te féliciter de ta réussite au projet. C’est un peu rétro, mais j’espère que tu t’entendras bien avec. Amicalement. Professeur B. Turing. »

En déballant le carton, la chercheuse eut la surprise de découvrir un petit robot composé d’un écran holographique supporté par deux roues nommé Astro. Ce genre d’assistant personnel était très en vogue au début des années trente, avant de se faire totalement supplanter par des intelligences artificielles beaucoup plus généralistes, et utiles à autre chose qu’allumer des lumières.

— Alors… Astro, c’est ça ? Enchantée, je suis l’androïde AI-R001, Airi.

Pas de réponse. Aussitôt, Airi se sentit stupide d’avoir essayé d’entamer le dialogue avec une IA aussi primitive. Son code source ne devait pas être suffisamment avancé pour lui permettre de communiquer autrement qu’en réponse à des ordres bien précis.

Airi lâcha un soupir.

— OK, Astro. Prépare un bain à vingt-cinq degrés.

Toujours aucune réaction. L’AIntelect commença sérieusement à se demander si le directeur ne lui avait pas fait une blague en lui refilant un objet cassé, dans le seul but de la voir s’énerver dessus.

Toutefois, alors qu’Airi prenait déjà la direction de la salle de bain pour décrasser ses boulons, elle entendit l’eau de la baignoire se mettre en marche toute seule.

— Premièrement, on dit « s’il vous plait », quand on est bien élevé, mademoiselle Airi. Ensuite, vous n’avez pas à me donner d’ordre ! Et enfin, je suis où, là ?

L’automate se retourna en sursaut et écarquilla les yeux en se retrouvant nez à nez avec deux cercles de pixels surmontés de deux barres formant un V, signe du mécontentement de la machine. Airi était déconcertée par cette réaction. C’était bien la première fois qu’un AIntelect lui répondait aussi vivement, et de manière aussi humaine.

Après une recherche rapide dans les dernières publications scientifiques, pas même les meilleurs modèles ne parvenaient à reproduire à ce point les émotions telles que la colère ou la peur, à moins d’être programmées spécifiquement pour. Ce qui était incohérent avec la fonction d’un assistant domestique. Était-ce Turing qui se moquait d’elle en imitant un robot ? Ou bien un tout nouveau prototype comme elle ?

— Eh, tu m’écoutes, tas de ferraille ? reprit plus sèchement Astro. Qu’est-ce qu’il se passe ici ?

— Je ne suis pas qu’un tas de ferraille, rétorqua Airi du tac au tac. Je possède des parties en silicone, comme ma peau, et mes organes sont composés de graphène. De plus, le terme « ferraille » regroupe une famille de composés inutilisables. Or, je suis fonctionnelle, donc…

Un bras métallique sortant du sol, habituellement utilisé pour le rangement de la pièce, interrompit Airi.

— S’il te plait, tais-toi, tu me donnes mal à la tête, grommela le petit robot, qui affichait deux barres horizontales à la place des yeux.

Airi, habituée à recevoir des ordres des humains, s’exécuta sans poser de question. Astro roula lentement jusqu’à un miroir, s’arrêta devant quelques secondes, puis deux grands ronds d’étonnement apparurent sur son écran.

— Eh, c’est quoi ce corps tout pourri ? Ce n’était pas ça, le deal ! Je me suis fait arnaquer, là ! Remboursé ! s’exclama-t-il.

— De quoi parles-tu, Astro ? demanda Airi. Est-ce que le bain est prêt ? Je dois refroidir mes circuits.

— Hein ? Mais, au diable ton bain ! Et oui, il est prêt.

— D’accord, merci beaucoup. Maintenant, si tu veux bien m’excuser, je vais…

Le bras robotique attrapa la main de l’androïde pour la forcer à rester dans la pièce principale.

— Une minute, je n’en ai pas fini avec toi. J’ai plein de questions à te poser, et tu dois en avoir aussi !

— En effet. Mais, d’abord, je dois me mettre en veille pour éviter la surchauffe.

— Revois tes priorités, l’automate. Si c’est tout ce que les scientifiques du futur ont réussi à faire, je suis franchement déçu.

— Pardon ? Pourquoi parles-tu « du futur » ? s’étonna Airi, abandonnant subitement son idée de prendre un bain.

— Ah, je vois que j’ai capté ton attention. Bien. Refaisons les présentations, AI-R001. Mon nom… n’a pas d’importance. Tu peux continuer à m’appeler Astro. Je suis un humain du XXIe siècle. J’ai été choisi pour participer à une expérience qui consistait à digitaliser ma conscience afin d’observer les progrès de la technologie. Si on m’a confié à toi, j’en déduis que tu es l’être artificiel le plus évolué de cette époque et que l’humanité est sur le point d’atteindre la singularité technologique. La naissance d’une nouvelle forme de vie.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Hikari Miyako ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0