Vers nulle part

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J’ignore où je vais. C’est tout ce que je sais. Je m'embarque pour un ultime voyage. J’ai liquidé les quelques biens qui me restaient pour mettre mes dernières économies dans ce périple sans retour.

Folie ? Désespoir ?

Ou simple survie…

Depuis longtemps déjà me tenaillait cette envie d’ailleurs. Quelquefois douloureuse et envahissante, d’autres fois à peine perceptible, se tenant sagement aux confins de moi-même.

Pourtant, j’étais heureux. Je vivais avec ma femme et mon fils dans un coquet pavillon en région parisienne. J’avais un travail intéressant en plus d'être lucratif, un chien, un chat, un poisson rouge et un perroquet. Des amis que je voyais à ma convenance. Une carrière de guitariste amateur qui me donnait toute satisfaction. Je m’étais même mis à la peinture. Je commençais à obtenir un succès d’estime dans ma ville, après quelques expositions.

Mais la vie, sans doute trop généreuse avec moi de longue date, a décidé un beau jour de me présenter l’addition.

Ma femme m’a quitté.

Mon fils a déménagé au Canada et ne veut plus me voir.

Mon entreprise a délocalisé en me laissant dans son sillage comme un emballage vide et piétiné.

Mon chien est mort, renversé par un chauffard.

Puis mon chat.

Mon perroquet s’est envolé.

Ma créativité m’a fui et n’a jamais daigné revenir.

Et mes amis ? Dès lors que je n’étais plus le joyeux drille qui faisait pétiller leurs soirées, ils se sont égaillés comme une volée de moineaux. Aucun n’est resté.

Je me suis retrouvé seul. Ah non, pardonnez-moi cet oubli, il me restait ma guitare.

Maigre consolation…

Même si j’y étais très attaché, j’ai préféré la revendre. Je tiens à faire cet ultime voyage aussi peu chargé que possible. Mes bagages se doivent d’être légers, contrairement à mon esprit.

Qu’est-ce qui me retient, à présent ?

Mon premier train arrive. J’y monte avec un délicieux sentiment d’irrémédiabilité.

La porte claque derrière moi. Un son net, définitif. Aucun retour en arrière n’est envisageable.

Je trouve un siège inoccupé près d’une fenêtre et je m’y laisse tomber. Je pose mon ridicule sac de voyage à côté de moi. Aujourd’hui, dix-sept octobre deux mille vingt, est le premier jour de mon nouveau départ. J’étouffe sous ce fichu masque, pourtant, il me semble que je n’ai jamais respiré aussi aisément.

Le train s’ébranle, avec la majesté qui sied à un engin aussi puissant. J’ai déjà oublié où il est censé me mener. Ça n’a aucune importance.

Je me détends et profite du voyage. La capitale tentaculaire laisse bientôt place à un décor plus bucolique. Les maisons se raréfient, se font solitaires. Le train a pris une belle vitesse maintenant. Le paysage défile à toute allure. Je me sens libre. Toutes les lois universelles relâchent peu à peu leur emprise sur moi. Par la fenêtre, je ne vois plus que du bleu et du vert. Plus rien d’autre n’existe, nous allons trop vite. Bien trop vite. Tout est flou. Un TGV peut-il atteindre une telle vélocité ?

Je dois en avoir le cœur net. Je m’empare de mon téléphone portable et active mon GPS. Lorsque j’ose regarder le chiffre indiquant notre vitesse, un résultat surréaliste me saute au visage. Sept cent vingt-deux kilomètres à l’heure !? Je n’ai jamais rien lu d’aussi idiot. Ce truc déconne totalement. J’éteins l'engin et le jette sur le siège d’à côté.

Un mal de tête sourd enserre mes tempes. Mes paupières se fond lourdes. Pourquoi cette fichue somnolence me prend-elle en traître au beau milieu de l’après-midi, par une journée si claire et si belle ? Je ferme les yeux et laisse reposer ma tête sur le dossier. Peut-être cette fâcheuse migraine me fera-t-elle le plaisir de passer rapidement ? Oh, après tout, je peux bien me laisser aller pour cette fois. Mes pensées se brouillent et ma conscience devient de plus en plus ténue, bercée par le roulement du train.

Je me réveille en sursaut un peu plus tard. Ou est-ce bien plus tard ? J’ignore combien de temps a pu s’écouler au sein de ces brumes bienveillantes. Où est mon téléphone ? Oh mon Dieu, je me souviens : je l’ai laissé sur le siège à côté du mien. On a dû me le voler durant mon sommeil. Mais quel imbécile ! Il faut que je voie le contrôleur.

Je regarde les autres passagers autour de moi. Un désagréable sentiment d’anormalité me saisit. Cette dame entre deux âges était-elle vraiment assise à côté de moi tout à l’heure ? Elle lit un roman, pendant que son voisin, coiffé d’un chapeau gris, a le nez dans son journal. Ce couvre-chef ne me dit rien non plus. Les autres aussi me paraissent étranges. Quelque chose ne va pas chez eux. Mais quoi ?

Puis, alors que j’allais abandonner mes investigations, j’ai une illumination soudaine. Plus aucun d’entre eux ne porte de masque ! D’ailleurs, le mien aussi s’est fait la malle durant mon petit somme, je ne sais comment. Quelle mouche a bien pu les piquer ? Par les temps qui courent, tout le monde connaît le tarif si on est pris à voyager sans ce qui constitue l’accessoire phare de deux mille vingt. Pourtant, à l’autre bout du wagon, je vois le contrôleur vérifier les billets sans se formaliser des visages nus. D’ailleurs, lui non plus n’est pas masqué.

Je dois être resté coincé dans un rêve. J’essaie de me pincer le bras, mais à part une vive douleur, rien ne change. Toujours pas de masque, toujours pas d’amende.

Je vais aller me rafraîchir un peu. Ça me fera du bien, faute de me réveiller complètement. Je m’appuie sur le dossier du siège, flambant neuf, dépourvu des traces d’usures qui le marquaient au départ. J’ai dû les imaginer, voilà tout.

Alors que je me dirige vers les toilettes, d’autres incongruités, guère plus rassurantes, me frappent. Tout me paraît plus ou moins suranné. Les vêtements des passagers semblent datés, démodés, tout comme l’est la tenue du contrôleur. Contrairement à ce qui se déroulait avant mon assoupissement, personne n’est concentré sur son smartphone à regarder des vidéos où à tapoter frénétiquement des SMS. Les gens lisent, profitent du paysage ou discutent avec leur voisin. Tous les sièges sont occupés. Mais c’est interdit ! Pourtant, là non plus, le contrôleur ne dit rien. Je décide de m’enquérir du pourquoi de cet étrange phénomène.

- Bonjour, excusez-moi ?

- Bonjour Monsieur, que puis-je pour vous ?

- Je ne comprends pas pourquoi les règles de distanciation sociale relatives au COVID ne sont plus respectées dans ce wagon. Tout à l’heure, avant que je m’endorme, tout le monde était masqué, et un siège sur deux était vide. Qu’est-ce qui a changé entre temps ?

Le contrôleur me scrute avec des yeux ronds.

- Je suis désolé, je ne comprends pas du tout de quoi vous voulez parler. Vous vous sentez bien, Monsieur ?

- Oui, ça va, je vous assure ! Enfin, à part qu’on m’a volé mon smartphone, tout à l’heure. Je l’avais laissé à côté de moi pendant que je dormais. C’est stupide de ma part, je ne sais pas à quoi je pensais. Avez-vous vu quelque chose ?

Le pauvre homme me regarde avec une expression encore plus estomaquée, en admettant que ce soit possible. Je bafouille quelques mots pour me tirer de là :

- N…Non, ce n’est pas grave. Oubliez ça…Merci. Au revoir !

Je m’engouffre dans les toilettes. Une fois la porte verrouillée derrière moi, je pousse un soupir de soulagement. Mais ce dernier est de courte durée. Mon reflet dans la glace me stupéfie. Je porte ma tenue préférée du milieu des années quatre vingt dix, celle que je mettais souvent à l’université.

- Mais où est-ce que j’ai bien pu récupérer ces vieilles frusques ? je pensais les avoir jetées depuis longtemps ! Et c’est quoi cette coiffure ?

En examinant mon visage de plus près, je me rends compte qu’il est jeune, lisse, sans ride ni imperfection. Mes cheveux, blonds et ondulés, sont attachés en catogan. Mes joues comportent même encore quelques rondeurs. Pourtant, il y a un instant encore, j’étais un homme d’âge mûr, avec des pattes d’oie et des tempes grisonnantes, qui fuyait sans remords une vie dont il ne voulait plus.

Je devrais être choqué, affolé, terrifié même, mais je me sens envahi par un sentiment de calme déroutant. Tout est normal. Ce personnage fait partie de ce dont je ne voulais plus. Il s’est envolé avec le reste de mon existence, quelque part dans les bas-fonds du temps. Je suis là maintenant. Je me sens jeune et puissant, plein de potentialités.

Je rentre chez moi.

Le train commence sa lente décélération, je le sens. Je retourne à ma place d’un pas tranquille.

Le tourbillon bleu et vert redevient un paysage de campagne.

Ce voyage était long et éprouvant. Je ne sais même plus pourquoi je suis parti. Pour affaires, peut-être ? Je suis heureux de retourner à Paris. Ma femme et mon fils m’attendent. Ils me manquent beaucoup. Plus qu’une demi-heure avant de pouvoir les serrer dans mes bras.

A deux ans, mon petit garçon ne doit pas comprendre pourquoi je suis parti si longtemps.

Avant de s’évanouir pour de bon, mon ancien moi me délivre un ultime message :

- Tâche de ne pas les perdre, cette fois, jeune inconscient ! Tu n’auras pas de troisième chance.

Par la pensée, je lui promets de faire de mon mieux et lui dis au revoir, en lui spécifiant qu’il a fait ce qu’il pouvait.

Alors que les maisons solitaires reviennent dans mon champ de vision, je peux à peine contenir mon impatience.

Paris des années quatre-vingt-dix, je t’attends de pied ferme !

J’ai toute une vie devant moi.

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