Chapitre 6

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 Me voici à présent au deuxième étage. C’est là que loge Alexandre Suchet. Ce n’est pas la peine que j’aille voir ce qui se passe chez lui dans l’immédiat, il doit encore être chez Violette : quand je les ai quittés tout à l’heure, il leur restait du café à terminer et un bout de chemin à faire avant de se retrouver, peut-être, dans un même lit.

 En face de chez Alexandre habitent Élise Tekobou et sa fille Marie-Line. À peine ai-je pénétré à l’intérieur qu’une odeur enivrante m’envahit, un parfum boisé, minéral, légèrement épicé. Avec une petite touche de vanille. Le silence règne. Des tentures à moitié tirées ornent les fenêtres, laissant entrer le halo bleuté de la lune. L’appartement, plongé dans une semi-pénombre, pourrait provoquer une légère inquiétude sans les effluves chaleureux de l’encens. La seule lumière artificielle provient du fond du couloir : elle s’échappe de l’interstice situé entre le sol et une porte fermée.

 Il faudrait sans doute que je prenne la peine de rendre compte de la façon dont l’intérieur est décoré, que j’énumère les meubles, livres, photographies, bibelots qui ornent l’appartement, c’est ainsi que j’ai procédé jusqu’à maintenant, il conviendrait d’être équitable, de consacrer autant de temps et de lignes à chaque logement ; mais décrire lasse, au bout d’un moment. Je trouve un prétexte – il fait trop sombre pour que je distingue bien l’agencement des différentes pièces –, je trouve un mystère à résoudre – d’où vient exactement l’odeur camphrée qui imprègne l’ensemble de l’appartement ? –, et grâce à ce prétexte, grâce à ce mystère à résoudre, je me retrouve sans avoir rien énuméré dans la seule pièce éclairée, celle où le parfum est le plus prégnant : la chambre de Marie-Line.

 Allongée à plat ventre sur son lit, un stylo rose à la main, elle écrit sur un petit cahier, d’une graphie tout en rondeurs : les m et les n comportent plus de courbes que nécessaire et les i sont généreusement pourvus d’un cercle en guise de point. Tout à coup, elle porte le stylo à la bouche, le mordille, brasse de l’air en agitant ses jambes, fait passer sa queue de cheval de la gauche vers la droite d’un gracieux mouvement de tête. Un soupir lui échappe. Ce qu’elle vient de noter sur son carnet n’a manifestement aucun rapport avec un quelconque devoir scolaire.

 Son regard se perd dans la contemplation du pan de mur face à elle. Que regarde-t-elle ? Le poster en noir et blanc de Che Guevara, béret sur la tête et cigare aux lèvres ? La carte postale de Pointe-à-Pitre et de la rade ouverte sur la mer des Caraïbes, maintenue par une punaise à côté de la lampe de chevet ? Sans doute ni l’un ni l’autre. Elle semble plutôt perdue dans ses pensées.

 La sonnette retentit, suivie d’un bruit net de porte qu’on ouvre, d’un bruit sec de porte qu’on claque plus qu’on ne referme, d’un bruit lourd de sac qu’on laisse tomber par terre, d’un bruit plus nébuleux, de chaussures dont on se débarrasse plus qu’on ne les ôte, ce qui a pour effet de les projeter contre le mur, et enfin d’un soupir fatigué qu’on ne se donne pas la peine de réfréner. Élise Tekobou ne fait ni dans la dentelle ni dans la discrétion lorsqu’elle rentre chez elle. Marie-Line sort de sa rêverie et de sa chambre, nullement surprise que sa mère ait annoncé son arrivée en faisant tinter la sonnette avant de franchir le pas de la porte. Elles ont dû convenir ensemble de ce code. Il n’est pourtant pas nécessaire, au vu du fracas qui lui a succédé. La jeune fille embrasse sa mère sur la joue et lui dit :

 — Tu rentres plus tôt que prévu aujourd’hui, non ? Ou alors je n’ai pas vu le temps passer.

 — Oui, tu as raison, j’ai pu partir à l’heure, pour une fois. Je ne sais pas pourquoi, on n’était pas en manque de personnel, à l’hôpital.

 — Tant mieux, tu vas pouvoir te reposer un peu.

 Marie-Line pose sur Élise un regard empli de tendresse, lui caresse la joue. C’est étrange, il y a presque quelque chose de maternel dans son geste. Puis elle reprend :

 — Tu sais, je m’inquiète pour toi : tu vas finir par t’épuiser, tu sais, maman, à force de faire des heures supplémentaires. Même pas payées, je suppose. Ce n’est tout de même pas à toi de régler ce qui devrait être fait par l’État !

 Son ton a changé à la fin : il devenu plus ferme, plus virulent. Derrière la grâce et la douceur se cache chez Marie-Line un volcan qui n’a besoin que d’une étincelle pour entrer en éruption. Sa mère le sait, manifestement, car elle répond, avec un brin de malice :

 — Je sais que tu as raison, ma petite révolutionnaire en herbe. Mais c’est plus fort que moi : je ne peux pas me résoudre à laisser mes malades seuls, sans leur prodiguer les soins qui leur sont indispensables. C’est trop dur pour moi de partir en me disant : eh bien, tant pis, ce n’est pas ma responsabilité. Alors, quand il n’y a personne pour prendre la suite, je reste.

 — Je t’admire pour ton dévouement, tu sais, maman. Mais ça me fait peur, aussi. Regarde-toi : tu as les traits tout tirés. Bientôt tu seras aussi ridée qu’une blanche, si tu continues !

 La boutade faire sourire Élise, ce qui rajoute encore quelques stries à son visage. Marie-Line reprend :

 — J’avais faim, et comme tu m’as dit de ne pas t’attendre, j’ai déjà dîné. Mais je t’ai préparé un plateau-repas. Des pâtes au pesto, ça te va ? Tu n’as plus qu’à les faire réchauffer au micro-onde.

 — Tu es adorable, ma fille. Non seulement tu es autonome, mais tu t’occupes de ta pauvre mère mieux que je ne m’occupe de toi. Si tu savais à quel point je suis fière de toi !

 Je contemple Élise et la fille, compare leurs traits. Marie-Line a beaucoup emprunté à sa mère : la chevelure noire et longue, la forme du visage, la bouche charnue, le corps tout en courbes et en rondeurs, comme son écriture sur le cahier. Mais les gênes maternels ont épargné les yeux : à la couleur noisette de ceux d’Élise s’oppose ce vert pétillant de jeunesse et d’espoir, aussi enivrant que l’encens que la jeune fille a fait brûler dans sa chambre. Elle doit les tenir de son père. Je n’ai vu aucune photo de lui nulle part. Était-ce un homme de passage dans la vie d’Élise ? Est-il parti il y a longtemps, sans donner de nouvelles depuis lors ? Quoi qu’il en soit, Marie-Line s’est construite sans père, cela semble évident. Et elle a reporté sur sa mère l’intégralité de sa tendresse. Elle l’embrasse sur le front, passe ses bras autour de son cou et chuchote à l’oreille un « je t’aime, maman » qui reçoit comme réponse un « je t’aime aussi » aussi prévisible qu’attendrissant. Elles restent un moment enlacées ainsi. Lorsque les bras se dénouent, Marie-Line murmure, un peu gênée :

 — Dis, maman, ça ne te dérange pas si je te laisse manger toute seule ? J’étais en train d’écrire et j’aimerais y retourner.

 — Ne t’inquiète pas, je vais tranquillement m’installer sur le canapé et regarder la télévision. À mon avis, dans une heure à peine tu me retrouveras endormie. Va écrire… Et fais mes amitiés à Julien, dans ton journal. Quand vas-tu te résoudre à lui parler de ce que tu ressens pour lui ?

 Marie-Line ne répond rien, se contente de sourire et s’éclipse dans sa chambre. Je laisse la jeune fille reprendre sa position initiale dans son lit, puis je me penche par-dessus son épaule pour lire la préface de sa vie amoureuse, qu’elle ne tarde pas à coucher sur le papier :

 « Julien… Julien… quand te décideras-tu ? Je sais que tu m’aimes bien, je le sens, je le vois aux regards que tu oses à peine me jeter. Mais tu ne te décides pas à faire le premier pas. Et moi, moi je n’ose pas non plus…

 Et si je me trompais ? Et si je ne faisais que les rêver, tes regards sur moi ? Si ça se trouve, tu ne me calcules même pas et je me fais des illusions. Comment le savoir puisqu’on se contente de se dire bonjour quand on se croise dans le hall, en feignant de compter les carreaux du carrelage ? Il faudrait trouver un bon prétexte pour qu’on puisse au moins entamer une conversation… Je pourrais peut-être faire semblant de heurter ton épaule, m’excuser, te dire que j’étais dans mes pensées. Non, c’est bête, et tellement convenu. Je ne vais quand même pas te demander comment ça se passe au lycée. Ce serait encore plus banal. Et puis, tu me répondrais sans doute « bien, et toi ?", je répondrai « bien » et on ne sera guère avancés, tous les deux.

 Julien. J’aime ton visage fin, ton air doux. J’aimerais plonger ma main dans tes cheveux, caresser ta joue, avancer mes lèvres, effleurer les tiennes, sans les toucher d’abord, puis t’embrasser avec passion, d’un coup. Mais ce n’est pas la peine de faire des plans sur la comète ! Avant d’en arriver là, il faut que je trouve un moyen de briser la glace… »

 Marie-Line cesse d’écrire, mâchonne de nouveau son stylo, joue de nouveau à faire passer sa queue de cheval d’un côté à l’autre, ventile de nouveau l’air avec ses jambes. Soudain, ses yeux se mettent à briller de malice. Elle griffonne :

 « Mais j’y pense : pourquoi ne pas évoquer ce bouquet de jonquilles qui est scotché dans le hall ? Je ne sais pas qui l’a mis, mais je trouve ça tellement romantique. Et si c’était toi, Julien ? Et s’il m’était destiné, ce bouquet ? Après tout, c’est possible. Oui, c’est décidé : la prochaine fois qu’on se croise, je te parle du bouquet. Il faut juste que je trouve une entrée en matière un peu piquante, autre chose que « tu as vu ? Il y a des jonquilles sur le miroir ». Ça doit bien avoir un sens symbolique, les jonquilles. Google, aide-moi. »

 Elle saisit son smartphone, tape « jonquille symbolique » sur le moteur de recherche et clique sur la première page qui se présente. Sur celle-ci, elle apprend que la jonquille est l’une des fleurs qui marque le début du printemps car c’est une des premières à fleurir, que c’est une variété de narcisse, qu’elle pousse un peu partout, que les horticulteurs en mettent souvent dans les jardins, qu’elle est souvent associée à un amour brûlant, qui n’en peut plus d’attendre, qu’elle peut même être assimilée à un ultimatum, qu’elle exprime le risque que ce désir s’estompe et que la chance de le saisir passe irrémédiablement. La jonquille, précise l’article, est ainsi la fleur de l’amour, mais d’une manière à la fois plus subtile, plus violente et plus sensuelle que la rose.

 Marie-Line reprend son journal et note :

 « Jonquille = début du printemps, symbole de renouveau, d’espoir, d’amour brûlant et impatient. Je vais bien pouvoir broder quelque chose, avec tout ça. Faisons confiance à l’inspiration du moment. »

 Puis elle ferme le cahier, se retourne et fixe le plafond. Bientôt le vert de ses yeux disparaît ; ses paupières l’ont caché. Sa main descend le long de son corps. Le bouton du jean cède sous la pression de ses doigts délicats. Ses lèvres s’entrouvrent, un soupir s’en échappe. Il est temps pour moi de quitter la chambre.

 Dans le salon, j’entends ronronner Élise. Elle non plus n’incommodera pas le moment de volupté de Marie-Line.

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