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Cela faisait deux ans que le manoir n'était plus habité. La bâtisse était une imposante vieille dame aux pierres verdies par le temps. Ses nombreuses fenêtres ourlées de fer forgé étaient autant d'yeux qui veillaient sur un immense jardin à l'anglaise.

Le Maréchal avait gardé le majordome et son épouse qui officiait en cuisine. Le couple de sexagénaires servait la famille depuis toujours. Il n'eut aucune chaleur dans les retrouvailles avec Noam. Chacun savait où était sa place, au domaine Grisfald. 

La chambre de la jeune femme était restée la même. Ses meubles en chêne, les tentures cramoisies du baldaquin et la psyché. Celles de ses frères aussi n'avait pas changé ; tout semblait figé dans le temps.

Noam erra, telle une ombre du passé, le long des immenses couloirs, poursuivie par les pas du militaire qui la surveillait. Elle se prodiguait les soins nécessaires et récupéra de ses blessures bien plus vite qu'une personne ordinaire. 

Les nuits, dans le silence de sa couche, elle songeait à la prison du Contrôle. Elle n'était pas certaine d'avoir agi de la manière la plus adéquate. Sa raison lui répétait encore qu'elle n'aurait pas pu tous les tuer, qu'elle ne serait jamais sortie vivante des locaux. Elle aurait aimé étrangler cette raison, mais elle savait qui l'avait engendré et, de fait, c'était son bien le plus précieux.

Le deuxième jour, Ezra, son jumeau, hanta ses pensées durant toute la journée. Il y avait tant de souvenirs dans ces murs. Ezra lui avait appris à rire, à pleurer. Il l'avait empêché d'être la créature froide que sa mère désirait.

Ses souvenances la portaient souvent au cœur des jardins, près de la rivière, avec leurs jeux, leurs secrets. Il était regrettable que ces lieux lui étaient inaccessibles, car elle était maintenue à résidence.

Au matin du troisième jour, Noam quitta sa chambre avant l'aube, accompagnée de son gardien. Elle chauffa du lait qu'elle sucra au miel. Elle le buvait, assise sur la grande table fermière quand la porte d'entrée s'ouvrit. Le lieutenant-colonel Harch pénétra dans la maison, suivi d'un homme plus jeune. Il se dirigea directement vers la cuisine.

    — Mademoiselle, le Maréchal souhaite s'entretenir avec vous, annonça-t-il après les salutations d'usage.

    — Où ? demanda-t-elle, sans être surprise qu'il ait pu la trouver si facilement.

    — Ici. Par vidéo-conférence.

Noam laissa échapper un soupir las et finit sa tasse. Les domestiques se précipitèrent dans un flot d'excuses.

    — Nous sommes navrés de ne pas vous avoir reçu. Nous n'avons pas été prévenus de votre venue, se justifia le majordome.

Harch le rassura et lui donna une mallette pour qu'il puisse la déposer dans le cabinet de son maître. Il se tourna vers Noam :

    — Nous allons installer le dispositif. Le rendez-vous avec le Maréchal est prévu pour zéro, sept cents.

Il claqua des talons puis quitta la pièce avec les deux soldats.

Noam se retrouva seule avec la cuisinière. Elle détailla la femme ; son tablier serré sur son corps maigre, ses cheveux blancs noués en chignon :

    — Comment vont vos fils ?

La servante se figea puis elle tourna un visage convivial vers sa jeune maîtresse :

    — Ils vont bien, Mademoiselle. Merci.

    — Vous mentez toujours aussi mal. Il serait étonnant qu'ils se soient donné la peine de vous contacter. 

La femme baissa la tête et retourna à l'élaboration du petit-déjeuner. Noam se rendit compte qu'elle avait été cruelle. Néanmoins, elle ne s'excusa pas, cela aurait une insulte de plus. Elle prit une tranche de pain qu'elle grignota en sortant. 

    — Apportez le thé dans ma chambre.

Elle avait un peu plus d'une heure à patienter et choisit de s'installer sur l'épais tapis qui couvrait le seuil intérieur de sa fenêtre. La lumière se découpait au sommet des cèdres dans des tons orangés et soulignait le ventre des nuages. Ezra aurait voulu peindre ce paysage, elle s'était toujours contentée de regarder. La vieille femme entra, déposa le plateau sur une petite table ronde puis disparut sans un mot. Noam se leva pour se verser une tasse, elle la sirota en s'observant devant le miroir. Sa longue chemise de nuit de flanelle descendait jusqu'à ses chevilles et elle rit sous cape en imaginant la tête de son père si elle se présentait ainsi pour l'entrevue. Mettre des vêtements plus décents ne fut pas compliqué et elle s'habilla d'un débardeur et d'un jean, en vidant la théière. Le brassard sur son biceps compléta sa tenue puis elle prit le chemin du bureau.

Elle entra avec trois minutes d'avance, tout le matériel était prêt. Le lieutenant-colonel la dévisagea avec un air désapprobateur. Provocatrice, elle passa ses doigts sur les côtés de son crâne et vint se poster devant l'écran. Harch fit signe à ses subordonnés de sortir et il enclencha l'appareil. Il ne quitta la pièce qu'après s'être assuré que la mise au point avait été faite sur le décor du cabinet du Maréchal.

Noam opta pour une posture stricte, les mains croisées contre ses reins. À sept heures trois, il se montra dans sa tenue d'apparat, elle prit sur elle l'affront et le salua respectueusement. 

    — Nous ne reviendrons pas sur l'incident. Les ordres sont les suivants. Vous allez reprendre votre place chez les U 1 et terminer vos études. Pendant ce temps, vous serez amené à fréquenter de manière courtoise le capitaine Blaker...

Noam fit taire sa révolte en serrant les poings et il lui fallut quelques secondes avant de pouvoir entendre, de nouveau, les paroles de son père.

    — ... Le mariage aura lieu deux semaines après la remise des diplômes. Il vous sera demandé d'accomplir vos devoirs et de donner naissance au plus tôt à un enfant. Ce n'est qu'à cette condition que nous pourrions envisager de vous délivrer de votre époux.

Ses ongles avaient entaillé ses paumes, la douleur avait un côté salvateur et elle attendit d'être certaine qu'il ait fini pour prendre la parole. Noam avait envie de hurler, mais elle était une Grisfald, honneur et tempérance. Un rire aliéné emplit sa tête, en écho à la rage qui palpitait en elle.

La jeune femme chercha les bons mots, mais ce n'était que des phrases de haine qui lui venaient à l'esprit. Elle posa une unique question :

    — Pourquoi ?

Le Maréchal la considéra avec un mépris assumé.

    — Parce que c'est un accord passé avec les Blaker bien avant votre naissance. Naissance qui n'aurait jamais dû avoir lieu. J'avais dit à votre mère que je ne voulais pas de fille. Elle en a fait qu'à sa tête et je dois honorer l'arrangement avec ces bâtards. Vous allez faire ce que je dis et de la manière dont je le dis. En ce jour, que vos enfantillages prennent fin ! s'emporta-t-il en frappant du poing son secrétaire.

    — Sinon quoi ? Passerais-je par l'assimilation ? s'énerva Noam.

    — Oh non, petite insolente. Vous passerez par les armes.

Noam déglutit au souvenir du brigadier. Il en était tout à fait capable, mais cela lui offrit un regain d'aplomb.

    — L'accord suppose l'union de nos familles. Toutefois, a-t-il été spécifiquement demandé que cela doive se faire avec l'aîné ? 

    — Non. Où voulez-vous-en venir ?

    — Le capitaine a un frère qui est bien moins perturbé que lui.

    — Fonction ?

    — Étudiant en médecine.

Le Maréchal disparut et revint quelques minutes plus tard avec un fichier qu'il parcourut sans précipitation.

    — Cela reste un Blaker. La question sera posée, mais si refus il y a de la part du Commissaire, vous épouserez l'aîné. Le lieutenant-colonel va vous conduire à votre chambre d'étudiante. Que je n'aie plus à devoir perdre mon temps avec vous.

Il coupa la communication et Noam évacua toute la rage accumulée en hurlant. La porte fut brusquement ouverte par un soldat inquiet. Il la fixa, confus :

    — Mademoiselle ?

    — Quoi ? Vous n'avez jamais entendu une femme hurler ?

Il parut encore plus gêné. Harch arriva derrière lui.

    — Vos bagages ont été faits. Veuillez me suivre.

Noam suivit l'officier, le majordome lui tendit une pochette contenant un téléphone, ses clés et ses cartes d'accès. Elle prit celle concernant son secteur d'études et maugréa en voyant qu'elle avait été inscrite en bio-ingénierie. Deux ans à rattraper. 

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