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"La grandeur d'une nation se mesure à la puissance des hommes qui la composent. La génomique est notre avenir."

Oda Eyprahn, généticienne, fondatrice de l'Ordre et la Science.

Le temps clément de cette fin octobre permit aux citoyens de s'amasser le long de la rue principale. Le silence s'abattit lorsque le cœur du quartier vibra à la cadence des bottes noires des miliciens. Les membres du Contrôle s'arrêtèrent devant la double porte d'un hangar frappé du chiffre trois. Ils déployèrent le drapeau de la Ligue, le L sombre sur un fond rouge sang. Un agent annonça le début du grand Tri.

Dans l'immense bâtiment, plusieurs dizaines de personnes, de tous âges et de tous sexes confondus, étaient parquées comme du bétail. Le bourdonnement des voix ne faisait qu’appesantir l'ambiance déjà lourde du lieu. Quand un homme refusa d'être séparé de sa fille, les prisonniers s'affolèrent. Pour l'exemple, les miliciens l'abattirent. L'enfant gémit, couchée sur le corps de son père. Traînée à même le sol, elle fut sortie du hangar par un adolescent au brassard écarlate. Comme lui, plusieurs dizaines de jeunes gens arboraient fièrement le signe de leur appartenance aux jeunesses de la Ligue. Ils attendaient dans une file bien ordonnée de se voir remettre un captif.

Impatiente, Noam quitta la queue. Elle agrippa deux enfants par le col et les hissa par-dessus la barrière. Un milicien se précipita à son encontre, mais il stoppa en apercevant son brassard. Il maugréa quelques mots désapprobateurs, Noam opina dans un sourire insolent. Elle s'élança vers l'entrée, tirant derrière elle les garçons qui geignaient.

À l'extérieur, les recrues de la Jeunesse escortaient des prisonniers à l'expression apathique. Ils menaient les hommes vers l'entrée principale, les femmes et les enfants vers la porte secondaire du hangar numéro deux.

L'encombrement des bas-côtés obligeait les jeunes gens à se déplacer au milieu de la route. Des citoyens applaudissaient, d'autres riaient. Les plus désinhibés se fondaient en insultes. Noam accéléra le pas, le plus petit des garçons trébucha et commença à pleurer. Elle le prit dans ses bras, son corps malingre ne pesait guère lourd. Dans un soupir dépité, elle attrapa le second puis le cala contre sa hanche. Il était moins chétif et s'accrocha suffisamment pour qu'elle puisse accélérer.

 — Mademoiselle ! Avez-vous besoin d'aide ? l'interpella une voix masculine.

Noam se contenta de crier un "non". Le jeune homme se figea, il n'avait pas anticipé sa réaction. Il demeura immobile un instant puis il la suivit, bien décidé à la rattraper. Trop éloigné pour, il la vit s'approcher d'un groupe d'ivrognes qui s'adonnaient à de bruyantes invectives.

 — Regardez celle-là ! Deux gosses en plus. Dégage de notre cité ! Salope ! invectiva l'un d'eux en crachant à ses pieds.

Ses camarades l'attrapèrent par le bras pour le tirer dans une ruelle proche, riant à gorge déployée. Noam serra les dents et continua sa route. Elle entra dans le hangar deux, déposa les enfants sur le sol et se dirigea auprès du scripteur où elle attendit qu'ils soient inscrits. À la vue d'un des enfants, une Kahmal s'écrasa contre les barreaux de la barrière et cria "Mon fils !". Le garçon se précipita dans sa direction, mais reçut un coup de crosse et tomba, inanimé ; la femme hurla. Quand le milicien se tourna vers elle, elle plaqua ses mains sur sa bouche, terrifiée par son regard. Il lui asséna un violent coup dans la poitrine. Le corps de l'enfant fut jeté à ses pieds dans l'indifférence générale.

Le membre du Second Bureau maronna, hésita longuement, puis tamponna deux fois une carte qu'il tendit à Noam. Elle tourna le dos à ces femmes et ces enfants en attente de reconditionnement, puis obliqua en direction de l'entrée. Elle heurta un homme d'une vingtaine d'années qui lui bloquait le passage.

 — Vous n'êtes pas facile à suivre, s'étonna-t-il, sourire aux lèvres.

La jeune femme glissa son regard sur le brassard rouge qu'il portait sur le biceps, puis revint à son visage jovial. Elle grogna, le contourna et s'engagea vers la sortie.

 — Attendez, vous avez..., dit-il avant de la talonner, agitant un foulard bleu.

Elle fila droit du côté de la ruelle où l'homme qui l'avait insulté se saoulait avec ses comparses. Elle remonta les manches de sa chemise, ferma ses poings et sans le moindre mot, lui donna un crochet du droit dans la mâchoire. Il vacilla et s'écroula sur l'un de ses compères qui le repoussa sur son agresseur.

 — Vas-y ! Casse-lui la gueule !

Les encouragements de deux autres gaillards enivrés s'ensuivirent. Noam était plus vive et chaque coup était fait pour mettre hors d'état de nuire son assaillant. Le jeune homme, nommé Liram, considéra cela avec stupeur. Elle ne semblait pas avoir plus de vingt ans. De ce fait, elle était bien trop jeune pour avoir reçu formation au combat.

La jeune femme n'attendit pas d'être attaquée pour prendre les trois citoyens d'assaut. L'affrontement s'acheva en peu de temps. Elle réarrangea son vêtement, essuya ses mains sur un des individus et fit face à Liram.

 — On a apprécié le spectacle ? lança-t-elle.

Elle se surprit à le trouver agréable à regarder. Il lui sourit de nouveau.

 — Surprenant, vu votre âge, mais vous avez perdu ceci, dit-il en tendant le foulard.

Noam éclata de rire et ce fut le jeune homme qui la trouva charmante à cet instant.

 — Vous pouvez le lâcher, l'informa-t-elle.

Il libéra le tissu, se racla la gorge puis opta pour une posture plus fière.

 — Vous avez du sang sur le visage et il ne faudrait pas trop traîner ici, le Contrôle risque d'intervenir.

Noam essuya son visage avec le foulard, elle hocha la tête en signe de réfutation.

 — On est dans le quartier sud. Au mieux, ils viendront faire un tour demain, mais personne ne bougera pour une bagarre. Vous avez combien de tampons ?

Liram parut gêné à la question. Il lui présenta sa carte où il n'y en avait qu'un seul. Elle l'entraîna aussitôt du côté du hangar trois.

 — Il faudra faire vite si on veut atteindre le minimum. Il y a du monde sur le coup aujourd'hui.

 — Vous savez ce qu'ils font des Kahmals ?

 — Vous avez vraiment envie de le savoir ? rétorqua-t-elle fixant Liram avec sérieux.

Il secoua la tête, bien obligé de reconnaître que toutes les réponses ne valaient pas la peine d'être entendues.

Même si l'organisation du Tri était bien rodée, à cette heure, l'affluence des intervenants avait créé une file d'une dizaine de personnes. Ils entrèrent dans le rang pour se voir attribuer chacun un des captifs pour le transfert.

Les demandes étaient telles qu'ils n'avaient pas le droit de prendre plus d'un prisonnier. Ces allers-retours dans les rues n'étaient qu'un outil de propagande, tous le savaient et tous jouaient le jeu. Il fallait faire la démonstration au peuple de la grandeur de leur nation, de l'infaillibilité de leur idéologie, en mettant en avant la Jeunesse de la Ligue. Ainsi, il y avait des manifestations hebdomadaires, plus ou moins théâtrales, organisées dans le même but. Au même titre que les défilés des conscrits de l'académie du Bureau de la Défense qui avaient lieu deux fois l'an.

Liram et Noam passèrent d'un hangar à l'autre, cumulant les tampons sur leurs cartes au-delà de leur objectif initial.

 — Je crois que je n'avais jamais dépassé les quatre tâches requises, annonça Liram.

Noam haussa les épaules et l'observa un moment avant de sortir de ses rêveries. Le jeune homme se contenta de sourire et il prit ensuite la parole :

 — Vous vivez dans le coin ?

 — Non, dans le quartier U4.

Liram tenta de cacher sa surprise. Elle ne ressemblait pas aux U4 qu'il avait pu voir et cela le mit mal à l'aise.

 — Et vous étudiez quoi ? reprit-il.

Noam ne fut pas dupe, mais elle ne s'en formalisa pas.

 — La pharmacologie, et vous ?

 — Ah ? Vraiment ? C'est plutôt rare pour une U4, s'étonna-t-il. Je suis un U2. Je poursuis des études de médecine.

 — Demain, rendez-vous au club sportif, celui au bout de la rue. Quinze heures, annonça-t-elle, coupant court à leur précédente discussion.

Liram resta interdit de longues minutes. Il acquiesça ensuite lentement.

 — Celui de boxe ? Pourquoi là ? s'osa-t-il à demander.

 — Je l'aime bien et je veux voir ce que vous avez dans les tripes.

 — Je ne suis pas mauvais du tout. Bon, même premier chez les cadets, dit-il, fièrement.

 — Ramenez vos gants alors, plaisanta-t-elle en s'éloignant.

Il la regarda partir et eut la gorge nouée en la voyant se retourner vers lui. Il lui fit un petit signe en soupirant devant son attitude infantile. Les mains dans les poches, traînant les pieds, il rejoignit le parking où était garé son hoveride.

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