Vingt ans

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Il avait laissé la semaine s’écouler d’elle-même. Le Club ne l’avait plus relancé, estimant sans doute qu’il finirait par suivre le protocole prévu. S’il ne l’avait pas encore fait, c’était plus par lassitude que par réelle opposition. Le dernier mail du bureau des anciens le sortit de sa torpeur. Puisque les méthodes de l’agence étaient censées changer sa vie, et qu’il avait jusque-là résisté pour le pire, autant faire un pari, changer d’attitude et essayer de provoquer le meilleur. Il décida donc de prendre enfin son composé le jour même de la réunion anniversaire, pensant que le fait même de connaître les véritables enjeux lui épargnerait un nouveau désastre.

Samedi le trouva plein d’un mélange de résolution et de résignation. Il prit la précaution se préparer d’abord, afin d’éviter tout contretemps. Son choix de tenue pour la soirée était vite fait. Il voulait paraître à son avantage tout en restant à l’aise. Il enfila donc une veste de costume sur une chemise claire et un jean qu’il portait rarement. Puis il mit son téléphone à charger, ce qui était anodin, mais moins depuis les derniers évènements. Il s’installa ensuite solennellement à sa table et posa le kit devant lui, comme deux semaines auparavant.

Le moment était arrivé. Il regarda une dernière fois le liquide irisé à travers le flacon, dévissa rapidement le bouchon et avala le liquide d’une seule traite. La saveur en était âcre, légèrement métallique. Il le sentit couler lentement dans sa gorge et former une boule d’énergie au creux de son ventre. Puis il se posa dans son canapé, attendant la suite. De longues minutes s’écoulèrent sans qu’apparaisse le mal de crâne tant redouté. Il ressentait bien une légère ivresse, mais rien de plus qu’avec un bon verre. Au bout d’une demi-heure il commençait à se trouver ridicule de rester là sans bouger, quand apparurent les premiers effets. Ce fut d’abord une sensation si brève qu’il se demanda s’il ne l’avait pas inventée. Il avait ressenti une légère vibration, qui s’était propagée autour de lui avant de disparaître. C’était comme s’il avait regardé le reflet de son salon sur une surface d’eau parfaitement calme, subitement troublée par un seul rond. Alors qu’il attendait en vain que cet effet revienne, d’autres commencèrent à se manifester. Le décor autour de lui semblait changer tout en restant le même. Les couleurs étaient plus vives, presque fluorescentes. Les angles étaient incroyablement nets, découpés au laser. Toute la pièce en réalité était parfaitement nette, de près ou de loin. Il ne ressentait plus le flou périphérique habituel : quand il regardait sa main, le mur derrière elle paraissait dans le même plan. Il la fit bouger, et constata que les mouvements rapides étaient légèrement saccadés. Il se leva. Sa tête tournait un peu mais il restait maître de ses mouvements, contrairement à la fois précédente.

Pour faire passer le goût âcre il prit un verre d’eau, qu’il s’obligea de reposer dans l’évier et nulle part ailleurs, en riant de s’imposer cette précaution sans doute inutile. Il ne pouvait détacher son attention de ce qu’il avait vécu la première fois. En fait, il ne pouvait maintenant détacher son attention d’aucun souvenir. Ils étaient tous là, de nouveau, comme si un chœur de voix lui racontait toutes les versions de lui en même temps. C’était un peu envahissant, mais à son grand soulagement il pouvait cette fois garder le contrôle de ses émotions.

Il laissa encore passer une autre heure dans l’attente de nouveaux effets, mais rien d’insolite ne se produisit plus. Bien que sous l’emprise du composé, il se sentait parfaitement capable de rejoindre la soirée anniversaire. Il sortit de son immeuble et s’apprêtait à faire venir un véhicule, quand il constata une nouvelle anomalie. Toutes les personnes aux alentours le fixaient en souriant tout en vaquant à leurs occupations. L’effet était si prononcé que leurs sourires figés semblaient se détacher d’eux. Un couple passa sur le trottoir. L’homme et la femme le regardaient de loin, puis en le dépassant, et encore alors qu’ils s’éloignaient. Il marcha un moment avant d’appeler un chauffeur, poursuivi par une horde de sourires qui flottaient tout autour de lui. Dans la voiture, il osa à peine dévisager le conducteur, tant son regard le clouait sur place. L’impression dérangeante finit heureusement par s’estomper, et il avait retrouvé son calme en arrivant au lieu du rendez-vous.

C’était un hôtel international avec une multitude de salons de réception. Il demanda à l’accueil où se trouvait la soirée de l’ECP. L’hôtesse lui répondit avec un sourire… normal. Il traversa un grand hall et ouvrit le cœur battant une double-porte, derrière laquelle bruissaient de nombreuses conversations. À l’intérieur, de petits groupes s’étaient déjà formés autour des buffets. Il repéra sans peine celui de ses anciens amis et se dirigea vers eux. Il y avait là Laurent, Michel, Patrick, Marc, Hervé, mais pas Catherine… Après quelques échanges il attira l’attention sur lui pour faire une annonce :

« Excusez-moi de vous interrompre, mais Antoine m’a chargé de vous dire qu’il ne pourra pas venir ce soir ! »

Il sentit tous les regards se poser sur lui avant que Marc lui demande :

« Mais enfin, quel Antoine ? »

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