Introduction (part.1)

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 C’était une très belle arme, façonnée il y avait de ça des dizaines d’années. La lame était restée intact, toujours. Trônant au centre de l’immense vitrine acajou du salon, elle possédait cette allure sacrée des objets anciens que rien n’avait ébranlé. Elle proférait à la fois l’assurance d’une protection et l’affolement d’un danger.

 Devant cette vitrine, Nastya Deleon se délectait une nouvelle fois à la vue de cette arme. Les paroles de son père lui revenaient souvent : « ne t’en empare pas », « elle est maudite », « ne la touche pas, jamais ! » Et jamais elle ne l’avait touchée. Elle avait trop souvent vu son père ramener des cobayes, comme elle appelait ceux qui venaient rendre visite au grand Siven Deleon, mais qui venaient finalement seulement tester l’accessibilité physique de l’arme et qui mourraient dans d’atroces souffrances au simple toucher de celle-ci. Elle entendait encore les propositions alléchantes de son père, leur incitant à s’emparer de l’arme, faisant croire à un exceptionnel acte de bonne foi de sa part, leur rappelant qu’il tenait à cette arme comme à la prunelle de ses yeux, et « presque plus qu’à ma propre fille, c’est dire ! ». La jeune femme serra les dents en souvenir du sourire tentant de son père adressé à ces cobayes...

Quel manipulateur, pensait-elle avec mépris. Et les pauvres victimes n’y voyaient que du feu, pensant pouvoir s’emparer de ce poignard ancien et précieux, pas même recensé dans les registres (ne se posent-ils donc pas de questions ?), il finissaient tétanisés en touchant le manche en bois vernis délicatement sculpté de pierres précieuses. Leur mort survenait généralement quelques secondes plus tard. C’était tout, et à peine croyable. Un jour, Nastya avait demandé à son père ce qu’il serait advenu si l’un de ses visiteurs était parvenu à s’emparer du poignard.

 — Eh bien, ça voudrait dire que je pourrais m’en emparer aussi, avait-il répondu.

 — Non, je veux dire, que se passerait-il pour le cobaye ?

 — Je t’ai déjà dit de ne pas les appeler ainsi.

 — Tu m’excuseras, mais c’est ce qu’ils sont...

 Son père s’était tu quelques instants en la sondant du regard. Il avait finalement répondu, en relevant les yeux sur la vitrine qu’il nettoyait avec un chiffon, imperturbable :

 — Alors je le tuerais.

 — Pourquoi ?

 — Parce que, Nastya. Il n’y a que moi qui dois savoir, concernant cette arme.

 À partir de ce jour-là, à partir de ce « que moi », Nastya sut qu’un jour elle devrait fuir, le jour où un cobaye aurait la chance (si l’on peut dire...) de réussir à s’emparer de l’arme.

 À quoi lui servait-elle, au juste ? De garde ? Il la séquestrait jour et nuit dans sa résidence, lui avait appris à se battre et à atténuer le moindre bruit qu’elle faisait jusqu’à ce que sa présence passe inaperçue, et Nastya avait pris l’habitude de rester enfermée chez elle, à fuir le monde, à se cacher, à se rendre invisible aux yeux des autres... Comme si quelqu’un se doutait de mon existence... pensa-t-elle amèrement. Cependant, tandis que son père la croyait occupée à fantômer, comme il aimait bien dire, elle élaborait un plan pour s’évader un jour de sa riche prison.

 Ce soir-là, tandis qu’elle observait silencieusement le poignard dans sa vitrine, ses capacités de fantôme n’allaient lui être d’aucune utilité face à l’adversaire qui se présenta.

 Elle vit le garçon pénétrer dans le salon et son air détendu l’alarma. Il était jeune, tout juste une vingtaine d’années, mais son visage reflétait une brutalité évidente, une certaine maturité. Elle vit son regard balayer la pièce et, lorsqu’il pivota vers la vitrine, la jeune fille découvrit une créature installée sur son épaule. On aurait dit que ce petit corps était délicatement formé... de verre. Non, elle ne pouvait pas l’admettre, la créature sur l’épaule de ce garçon ne pouvait pas être réelle. C’était une hallucination et la jeune femme observa vivement autour d’elle pour détecter le moindre signe lui indiquant qu’elle était victime d’une illusion, ou que son père la testait à nouveau (comme cette fois où elle avait cru apercevoir dans la forêt voisine cet immense scorpion et...), mais la bestiole sur l’épaule de l’intrus venait de bouger. Non, ça ne pouvait être un dragon, Nastya refusait de le croire. Ce n’était qu’un jouet, une figurine articulée... qui sautait de son épaule pour venir gambader sur le parquet et...

 Le garçon s’approchait dangereusement de la vitrine. Ses cheveux blonds et drus miroitaient sur le verre et leur reflet avait quelque chose de surnaturel. Abasourdie, Nastya suivit ses gestes tandis que sa créature s’approcha pour geler le système de sécurité du meuble. Le jeune voleur jeta un coup d’oeil autour de lui et ouvrit la vitrine. Chacun de ses gestes contribuait au malaise grandissant de la jeune fille, son angoisse, sa paralysie momentanée. Que faire ? L’attaquer directement au couteau ou... ? Mais de quoi était capable sa créature ? Il avançait désormais la main vers le manche de l’arme et... s’en empara sans difficulté. Comme il l’aurait fait avec un livre d’une bibliothèque. Il soupesa l’arme et pivota sur lui-même pour venir la braquer sur Nastya, au moment même où elle sortit son pistolet. Pris mutuellement pour cible, ils demeurèrent immobiles et l’intrus la sonda sans gêne. Ses yeux étaient d’un bleu translucide, presque irréel.

 — Qui es-tu ? demanda-t-il alors.

 La jeune femme secoua légèrement son pistolet dans sa direction.

 — Vous... vous, qui êtes-vous ?

 — Je suis Tomen, murmura-t-il d’une voix neutre.

 La jeune fille se sentit fragilisée face au sang froid qui émanait de l’intrus, ce garçon qui avait pénétré la résidence sans problème et qui tenait l’arme maudite entre ses frêles doigts. Son père était omniprésent dans ses pensées ; soit ce garçon était spécial, soit l’arme était désormais « réveillée » et le garçon le savait.

 — « Tomen », répéta-t-elle d’une voix méprisante par l’angoisse. C’est sensé me dire quelque chose, ça, Tomen ? Qui êtes-vous ?

 Le garçon sourit, de ses fines lèvres abîmées.

 — Là, maintenant ? Je suis un voleur.

 Avant qu’elle ne réplique, il s’approcha d’elle en manipulant le couteau entre ses doigts. Il baissa les yeux dessus pendant que ses pas le menaient presque à portée d’arme d’elle.

 — Et toi, je suppose que tu es...

 Il y avait quelque chose dans les yeux de ce garçon, quelque chose mêlé à sa détermination qui paralysa un instant la vigilance de Nastya et la poussa à décliner son identité :

 — Nastya Deleon.

 Tomen répéta son nom, pensif.

 — Je ne savais pas que Siven avait une fille...

 Il regarda ailleurs.

 — C’est embêtant.

 — Vous connaissez mon père ? laissa-t-elle échapper.

 Le garçon se détourna d’elle après avoir fait trembler légèrement la pointe du poignard dans sa direction, un demi-sourire sur les lèvres. Il la trouvait visiblement très amusante. Dans son dos, Nastya remarqua un symbole sur son épaisse veste noire (d’où vient-il ainsi en manteau d’hiver dans la chaleur de notre pays ?), comme un blason, un crâne squelettique duquel partaient trois rangées de cornes larges et acérées, cornes de dragons, blanches sur le tissu sombre... Nastya le suivit tandis qu’il disparaissait plus loin dans le salon, son pistolet toujours braquée sur lui, dont il n’avait visiblement que faire. Sois convaincante, s’encouragea-t-elle.

 — Pourquoi voulez-vous cette arme ?

 Étudiant toujours le poignard qu’il tenait entre les mains, le sous-pesant, Tomen ne semblait pas l’écouter. Puis il braqua à nouveau la pointe vers la jeune fille et ferma un œil. Se redressant enfin, il affichait une expression faussement tourmentée.

 — Qu’est-ce que je fais bien pouvoir faire de toi ? murmurait-il pour lui-même.

 Sur son épaule réapparut la créature, le dragon de verre. Comme par magie, il était là. Nastya pointa son revolver dessus.

 — Et ça, c’est... c’est quoi ?

 Le jeune homme leva un sourcil, amusé par son incapacité à prononcer tout haut le mot.

 — Un dragon.

 Il marqua une pause et plissa des yeux.

 — Dis-moi, Nastya Deleon, que sais-tu sur ton père ? Que fait-il dans la vie ?

 La jeune fille hésita. Lui tendait-il un piège ? Une ruse pour en savoir plus sur lui ? Dans ses yeux, Nastya ne recela que de la malice. Il joue avec moi, se dit-elle. Il connaissait son père, elle en aurait mit sa main à couper.

 — Je... Il signe des marchés. Des ventes.

 Il éclata de rire et Nastya sursauta, apercevant sur son visage pâle ses dents blanches étinceler. Et elle prit conscience de ce qui l’interpellait tant sur le physique du garçon et qu’elle n’avait pas noté auparavant. Ses yeux. Ils étaient bleus, certes, mais dans l’iris, elle était sûre d’apercevoir de fins rayons clairs, blancs, presque scintillants. Alors elle se revit, tous ces matins, plus qu’elle n’en aurait comptés, s’observer dans le miroir, tenter de déceler l’origine de la couleur dorée de ses propres yeux ambrés.

 Tomen la regardait faire, patiemment.

 — Peut-être que tu commences à te rendre compte de ce que je suis ?

 La jeune fille baissa enfin son arme. Juste un peu.

 — Tu n’es pas d’ici... articula-t-elle.

 Tomen fronça les sourcils, mimant la surprise, et apprécia visiblement le changement de ton de Nastya. En un éclair, il se retrouva derrière, emprisonna ses poignet et se pencha à son oreille :

 — Et d’où penses-tu que je viens ? D’une autre planète ? Du fin fond de l’océan, de la lave d’un volcan ? Je suis curieux de connaître les spéculations de l’ignorante fille d’un des plus grands membre des Lucioles, mais qui n’a jamais vu une seule créature de sa vie.

 N’attendant pas de réponse, il resserra son étreinte autour de ses poignets.

 — Veux-tu assister à un grand moment, Nastya Deleon ?

 La jeune fille demeura silencieuse, mais Tomen avait pris sa décision et elle le savait. Le poignard maudit toujours en main, il l’entraîna alors vers l’extérieur. Pour la maintenir calme, il plaqua la lame sur sa gorge en lui arrachant un cri.

 — Tu ne sais rien de cette arme... articula-t-elle, affolée.

 Il la guida vers la forêt qui bordait la riche résidence isolée, maintenant contre sa gorge la lame du couteau, ce couteau contre lequel son père l’avait tant mise en garde, ce couteau maudit, intouchable, mais qui la touchait désormais sans qu’elle n’en meure.

 — Mon père, Tomen... il te retrouvera si tu m’enlèves, il te retrouvera et il te...

 — Oh, mais j’y compte bien ! Et il avait bien prévu son coup, votre maison est juste à côté du portail.

 — Le portail ? souffla-t-elle.

 Soudain, Tomen la fit brutalement s’immobiliser devant lui. Son expression avait changé pour se muer en une impatience crispée.

 — Éclairons ensemble ta lanterne, tu veux : ton père vient de mon monde et c’est un invocateur, fin de l’histoire.

 — Un invoca... ?

 Tomen venait de faire apparaître son dragon de glace d’un geste de main et le visage de Nastya se fendit d’une expression de stupéfaction en réalisant ce que ça signifiait.

 — Mais mon père n’a jamais...

 — Dans ton monde, ton père est un homme normal, ordinaire, presque ennuyeux. (Il indiqua la forêt plus loin par la lame du poignard.) Dans notre monde, il est invocateur, et même bien plus...

 Nastya demeura interdite et Tomen se fendit d’un grand sourire moqueur.

 — Et oui, voilà son grand secret. Et tu sais quoi ? On va vérifier quelque chose.

 Malgré sa résistance, il l’entraîna à sa suite. Elle savait que le soi-disant portail se rapprochait... Ses veines palpitaient de panique sous la peau de ses doigts.

 — Ne panique pas comme ça... murmura-t-il. Si tu ne passes pas ce portail, ça voudra dire que tu es condamnée à demeurer une Seule à jamais. Mais si tu es transportée avec moi...

Comme pour soutenir son invocateur, le petit Dragon vint se poser sur l’épaule de Nastya, qui le considéra avec effroi. À ce contact, elle sentit son corps se geler soudainement.

 — Qu’est-ce que...

 Tomen lui lança un regard. Il avait visiblement d’autres chats à fouetter que lui expliquer la nature de sa créature ; il l’immobilisa au beau milieu de nulle part.

 — Juste là, devant toi : avance ta main.

 Nastya obéit, ne se rendant pas même compte que le garçon l’avait libérée de son étreinte. Elle s’exécuta et sentit bientôt à travers ses doigts une substance presque soyeuse qui ondulait à son contact. Elle n’aurait su dire comment, mais son toucher lui provoquait un sentiment d’apaisement.

 — Tu vois ? dit Tomen. Tu peux la toucher.

 Nastya demeura un instant envoûtée par cette matière que jamais, au grand jamais, elle n’avait pu remarquer auparavant. Sans prévenir, le jeune homme la saisit alors par les épaule et la jeta à travers le portail. Elle le traversa dans un cri et vit bientôt la forêt de pins se métamorphoser en un bois enneigé.

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