Une visite inattendue

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"Ah, enfin ! La nuit tombe ! C'est pas trop tôt. Ces journées d'été, c'est vraiment la plaie ! Bref, dès que le soleil sera couché, les copains vont de nouveau devenir visibles. Enfin, les copains. C'est pas tous des copains. Loin de là. Mais bon... Au moins on discute. On se raconte nos trépidantes journées d'esprits errants."

En quelques minutes, la lumière s'amenuise, et le petit cimetière devient sombre. Au fur et à mesure que la nuit gagne du terrain, des tâches pâles se forment ci et là, au-dessus des tombes.

- Hey ! Comment ça va Lucien ?

"Tiens, v'là l'autre là. Le Paul. Il m'énerve celui-là. Toujours de bonne humeur ! Non mais franchement !"

- Comment dire, j'aurais bien bu un coup de gnôle pour me remonter le moral, mais bon ! 'Paraît qu'c'est pas possible !

- Roohh, détends-toi voyons ! Y'a pire que nous !

- Parle pour toi ! Toi, ta femme est encore là ! Moi, la mienne s'est barrée avec Léon !

- Oui ben j'aurais préféré que la mienne se casse plutôt que de me hanter même dans la mort !

- Encore en train de vous plaindre vous deux ?

"Finalement, la journée, c'est bien aussi. Au moins je suis pas obligé de les supporter ceux-là. Lui, le nouveau, c'est Jacques. Paul et moi, on est là depuis nos quatre-vingts ans, grosso modo, mais lui, le Jacques, il avait pas cinquante ans quand il est arrivé. Alors ça nous donne des leçons du genre "au moins vous avez connu vos petits enfants", "au moins vous avez connu ça", bla bla bla."

- Vous me fatiguez déjà. Je m'en vais.

"Voilà. J'ai attendu toute la journée que la nuit tombe pour me rendre compte, comme quasiment tous les soirs, que mieux vaut être seul que mal accompagné. Je ne sais plus depuis combien de temps je suis un fantôme. J'aurais bien regardé sur ma pierre tombale, mais le temps a effacé la date. Et ça fait un sacré moment que plus personne n'est venu la fleurir. Je sais pas pourquoi je suis un fantôme ; ça fait des plombes que je me pose la question, mais personne n'a pu y répondre. Apparemment, on le devient pas tous. Et heureusement ! Le cimetière est surpeuplé ! La vie d'un fantôme ? C'est chiant. Plus d'odorat, plus de goût, plus de toucher. Ah, par contre, le touché non, mais la sensation de froid oui. Allez savoir pourquoi ! Non seulement vous êtes mort, mais en plus, vous avez froid ! On peut pas voyager trop loin, toutes les nuits on est ramené dans le cimetière. Moi j'aurais bien profité pour voyager maintenant que je peux faire ça gratuitement ! Mais non ! Et je sais même pas comment on part de l'autre côté définitivement. Personne ne le sait. On sait pas si c'est un tirage au sort ou autre chose. Petunia, elle, elle a fini par passer de l'autre côté avec l'autre idiot de Léon !"

Des phares approchent. La voiture se gare près de la clôture du cimetière.

"Encore des vandales, j'suis sûr. Si encore ils pouvaient vandaliser la tombe de Léon !"

Une jeune femme sort du véhicule. Elle détache ses deux bambins de leurs sièges autos, à l'arrière.

"Qu'est-ce qu'elle fait celle-là ? C'est pas encore Hallo-machin chose non ?"

Alertés par la lumière des phares et le bruit des portières que l'on claque, un attroupement se forme autour de Lucien. La jeune femme pousse la grille ouverte du cimetière. Un sac sur le dos, une lampe à la main, elle déplie un plan qui semble être celui du cimetière.

- Chut, les enfants, taisez-vous et restez tranquilles !

"C'est pas un endroit pour emmener des gosses ou pour faire une chasse au trésor"

- Maman, qui on cherche ?

- On cherche mes arrières-grands-parents.

- Comment ils s'appelaient ?

- Lucien et Pétunia.

"Quoi ? Elle a dit quoi ?"

- Qu'est-ce que vous avez à me regarder comme ça vous ? grogna Lucien. Barrez-vous !

- Lucien, c'est ton arrière-petite-fille !

- Ouais ben ça va, j'ai entendu, je suis pas sourd ! Arrêtez de lui tourner autour maintenant, ça suffit ! Bordel !

Les spectres se bousculent devant la jeune femme. L'observant avec curiosité.

- Elle est plus belle que toi, Lucien !

- Ferme-la, toi !

Pendant de longues minutes, les deux enfants et leur maman cherchent des noms sur les tombes. Lucien est fébrile. Ces jeunes gens sont ses descendants. Mais que viennent-ils faire ici. Son fils est parti depuis bien longtemps à l'étranger. Curieusement, au fur et à mesure que la jeune femme approche de sa tombe, Lucien a l'impression de sentir son cœur battre de nouveau.

- Hé ! Si on leur faisait peur ?

- N'essaie même pas !

- Sinon quoi, Lucien ? Tu vas me frapper ?

- Si je suis assez énervé, on sait tous les deux que j'arriverai à te frapper !

- Maman ! Là ! Là !

- Chut ! On ne crie pas, j'ai dit !

La jeune femme s'approche alors de l'endroit désigné par ses petits. Effectivement. Les plaques sont en partie effacées, mais les prénoms sont restés lisibles. Elle se défait de son sac à dos, et vide alors son contenu : une urne et une couronne de fleurs. Intrigués, les fantômes assistent à la scène, avec, aux premières loges, Lucien.

- Euh... Je ne sais pas trop comment je dois vous appeler. Grand-papi ? grand-mamie ? Je ne suis pas sûre que vous puissiez m'entendre de là où vous êtes. Je m'appelle Lucie. Je suis votre arrière-petite-fille. Je suis venue vous annoncer que grand-père, votre fils, s'en est allé vous rejoindre. Il m'a demandé de rapporter cette urne ici. Elle contient ses cendres, mais également celles de mes parents, partis trop tôt, et de grand-mère. Ce n'est pas très commun, mais il a toujours voulu que la famille soit réunie... Ah, au fait, je vous présente Robin et Rose. Ce sont mes enfants. Leur père est militaire, comme vous grand-papi, et comme grand-père. Il est à l'étranger, mais j'espère bien vous le présenter quand il rentrera. Nous sommes arrivés aujourd'hui, mais nous allons emménager pas loin d'ici. Ainsi, nous viendrons plus souvent.

Lucie se relève.

- Au revoir tout le monde. Je vous aime.

Prenant la petite Rose dans ses bras, elle fait signe au garçonnet de les suivre. Tandis qu'elle s'éloigne, des larmes coulent sur ses joues. Tous regardent Lucien, silencieux. Ce dernier sent, pour la première fois depuis une éternité, des perles humides descendre le long de ses joues. Lui-même n'en revient pas. Lui, Lucien, le taciturne fantôme, est en train de pleurer.

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