Chapitre 5

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—Dingo ! Hurla un chasseur.

Mue par l’adrénaline de la chasse, Kita hurla un ordre à sa dorakkar qui plongea sur la proie. Aussi silencieuse qu’une ombre, malgré les cris de ses compères, Sapin se contorsionna de manière à projeter ses griffes en avant. Le canidé sautait d’arbre en arbre mais les prédateurs le poussaient à se découvrir par des barrissements sonores. La jeune femme n’avait jamais chassé en meute, pourtant elle ne pouvait nier le plaisir de partager la traque. Un des chasseurs se glissa dans une fosse sylvienne empêchant Sapin de voler à ses côtés. Dépitée que sa proie lui échappe sous le museau, ses mâchoires se refermèrent dans un claquement sonore. Kita connaissait ce comportement pour l’avoir vu chez Aube Rouge. C’est un avertissement, de dorakkar à dorakkar. Son adversaire ne répondit que par un balancement agacé de la queue. Sapin le déconcertait à rugir ainsi.

Autour d’eau gravitaient huit dorakkars, un peu moins de la moitié de tous les animaux de l’écurie. Les autres chassaient en solitaire ou en groupe sur un autre versant. Malgré toutes les listes de Maketa, il était impossible de prévoir assez de nourriture pour plus d’une vingtaine de dorakkars adultes pour quelques semaines de cavale. Un seul moyen pour les sustenter : chasser une fois le camp levé. Les palefreniers s’occupaient des Bashkis et les domestiques de son père montaient les tentes.

Sapin volait en cercle au-dessus du dorakkar coincé. Ses ailes s’étaient empêtrées dans les branches alors qu’il pourchassait le dingo. L’animal fulminait de colère, agitait ses pattes dans tous les sens. Ses griffes courbées taillèrent sans difficultés les doigts des arbres qui le retenaient emprisonné dans la jungle. D’un saut sans grâce, il rejoignit ses camarades.

—Tu as moins fière allure maintenant, ricanaient les champions.

Si un dorakkar connaissait l’orgueil, Flamme en serait la version incarnée. D’or, de rouge et d’orange, il évoquait un feu ardent aux étincelles irisées. Le coureur qui le montait –un certain Jaimie- n’était pas en reste. Bien fait de sa personne et non moins conscience de son charmes, il séduisait toutes les donzelles qui acceptaient ses avances peu élégantes. Il était l’arrogance faite homme.

—J’ai essayé au moins, répliqua-t-il en lorgnant Kita du coin de l’œil.

—Je ne m’y suis pas aventurée car je savais ce qui nous attendait, se justifia-t-elle d’une voix calme sans chercher querelle.

Dans sa bouche, c’était un compliment même si Kita s’étonnait de la véhémence de son ancienne mauvaise réputation. Elle ouvrit la bouche pour répliquer mais un quatrième cavalier pointer le bras vers une dépression d’arbre en contrebas et s’égosilla :

—Daims !

D’un coup de talon, Kita encouragea sa dorakkar à frapper la première. Les animaux eurent à peine le temps de relever la tête que la mort les faucha sous l’apparence d’un prédateur ailé. Les griffes de Sapin plongèrent dans la chair tendre des flancs de l’animal. La bête hennit de douleur mais Sapin emprisonna son cou entre ses puissantes mâchoires pour le tordre. Un nuage de dorakkar s’abattit sur le troupeau. Seul un put en réchapper.

Alors que leurs animaux dînaient, les cavaliers exploraient la forêt. Kita repéra un serpent, aussi long que deux ou trois hommes et épais comme un buffle. La jeune femme le repéra à ses écailles oranges tranchants sur les feuilles jaunes. Peut-être l’aurait-il attaqué sans la présence des dorakkars. Du moins, sa taille lui offrait l’option du choix.

—Cette forêt me fait froid dans le dos. Tout est trop clair, on n’y voit rien.

Reikoo confirmait l’impression de Kita. Elle se sentait observée, oppressée par les couleurs pastelles de la forêt. Il existait des bois dépourvus de vert, de bruns et de noirs où vivaient une faune et flore des plus dangereuses : serpents, fauves, araignées en nombre plus qu’impressionnant.

Les anciens racontaient que des hommes habitaient dans ces lieux isolés mais leur existence relevait plus de légendes que de faits avérés. Qu’ils soient de chair, de sang ou d’esprit, Kita n’entrevit aucune silhouette humanoïde entre les troncs. Lorsqu’une main s’abattit sur son épaule, la jeune femme sursauta.

—Ce n’est que moi, sourit Jochen.

Sa bonne humeur s’estompa comme neige au soleil.

—Moi non plus, je n’aime pas traîner ici. Dès que les dorakkars sont rassasiés, on met les voiles.

Kita se tourna vers son animal. Ses crocs brisèrent un fémur dans un craquement sec. Ses naseaux fourragèrent dans le cadavre du daim. Du sang goûtaient des lèvres pour s’écraser sur ses griffes blanches. Des perles rouges qui s’accrochaient aux extrémités des brins d’herbe à la carasse du cervidé, Kita ne cessait de répertorier les indices qui amenaient les dorakkars en haut de la chaîne alimentaire.

Proie d’aucun autre prédateur, la jeune femme se demandait comment de telles créatures se laissaient domestiquer. D’un seul coup de queue, Sapin pouvait la démembrer. Sa langue traîna sur l’os pour recueillir les derniers vestiges de chair, de tendons et de sang. Les deux incisions qui la séparaient lui permettaient de se glisser dans les moindres plis.

Enfin repue, un carnage à ses pattes, la dorakkar croisa le regard de Kita. Les derniers dragons terminaient leur repas lorsque Jochen leva la main.

—Nous partons, annonça-t-il.

D’un battement d’ailes, il s’éleva pour se perdre au-dessus de la cime des arbres. D’autres cavaliers lui emboitèrent le pas avant que Kita ne puisse les rejoindre : Sapin reniflaient les restes abandonnés par ses frères.

La dorakkar se posa lourdement près du camp. Son coup se tendit comme la corde d’un arc et sa poitrine vibra sous son puissant rugissement. Ses frères lui répondirent d’un barrissement sonore. Sapin n’accepta de relever ses ailes que sous l’ordre de sa cavalière. Encore étendue, la jeune femme ne distinguait pas la terre sous le voile de ses membranes. Kita glissa le long du flanc de son animal. Ses talons s’enfoncèrent dans une masse de boue avec un bruit de succion. La cavalière grimaça en espérant qu’il s’agisse bien de terre meuble. Avec un regard craintif, elle examina ses chaussures et soupira de soulagement.

Kita contourna la dorakkar pour s’emparer d’un anneau doré rattaché à une chaine. Elle dut mobiliser tous ses muscles et son ingéniosité pour la harnacher. Malgré la longueur de la chaîne, qui leur permettait de s’élever à quelques pieds du sol et leur offrait une liberté de mouvements plus amples, les animaux détestaient être attachés.

Surpris par la nuit et leur lente progression, son père ordonna de monter les tentes. Leurs minuscules abris d’une nuit se dressaient telle une armée, rangée et alignée. Une fois que le voile des ténèbres recouvrit les éclatantes couleurs du crépuscule, plusieurs feux émergèrent de terre. Les cavaliers s’attroupèrent autour de l’un d’entre eux tandis que les domestiques durent en allumer quatre supplémentaires.

Sous les regards curieux des dorakkars, deux chasseurs embrochèrent des morceaux de viande. Ils installèrent la tige de métal au-dessus des flammes. La soirée se déroula sans incidents. Des légendes sur les anciens dragons furent contées. Maketa l’invita à la rejoindre sous sa tente, les dorakkars se tinrent tranquille. Le sommeil ne tarda pas à la trouver, lovée contre le torse de Maketa, ses bras croisés dans son dos.

**

Un cri les réveilla en sursaut. Kita pensa en premier à son père qui avait découvert sa liaison avec un homme du peuple mais rejeta aussitôt cette idée. Ce glaçant hurlement n’avait rien d’humain. Seul un dorakkar produisait un tel son. Pourtant, il était loin d’être menaçant. Un cri de peur, songea aussitôt la jeune femme en attrapant les premiers vêtements qu’elle aperçut. L’obscurité les enveloppait. Même la lune, habituellement joueuse se cachait. Qu’est-ce qui pourrait terrifier un dorakkar ? S’alarma Kita. Son cœur cognait si fort contre ses côtes qu’il l’assourdissait. La moiteur et les tremblements de ses doigts l’empêchaient d’ajuster son corsage. Agacée, elle l’abandonna dans la tente pour se précipiter à l’extérieur.

Ce qu’elle vit glaça son sang : des malandrins volaient leurs animaux. Où étaient les gardes ? Si elle se posa la question, elle n’attendit pas la réponse pour héler le nom de sa dorakkar. Kita n’entendit rien les premières secondes.

Chaque dorakkar créait son propre barrissement et celui de Sapin frôlait les feulements d’un léopard. Elle guettait ce cri, focalisait toutes son attention sur ce son si bien que les hurlements des autres animaux s’estompaient. Enfin, Sapin répondit mais Kita n’accéléra pas moins son allure pour la rejoindre. Le rapide examen circulaire l’informa de sa bonne santé. Par chance, les braconniers n’avaient guère eu le temps de progresser jusqu’au cœur du cercle des dragons.

—Que se passe-t-il ? Demanda un domestique en toute hâte, les yeux écarquillés de surprise.

—Nous sommes attaqués ! Riposta la jeune femme.

De sombres silhouettes se détachaient sur les flammes. De dos, Kita ne put distinguer leur visage, même si elle comprit sans mal leurs intentions. Trois des malotrus s’attaquaient à Lac d’Or. Le mâle balançait aveuglément ses pattes avant dans l’espoir qu’elles embrochent un corps mou. Les hommes le menaçaient avec des harpons et des hallebardes.

—A l’aide ! Hurla Kita.

D’un coup d’œil, elle engloba le camp du regard. Les braconniers n’étaient qu’une dizaine mais avaient eu l’avantage de la surprise. Le peu d’hommes que son père emmenait aidaient déjà les autres créatures. Kita pris sa décision lorsqu’un harpon, lancé d’un geste habile, perça une épine. La bête rugit, non de douleur mais d’une émotion primaire mêlant crainte et colère. La jeune femme rechignait à abandonner Sapin, pourtant elle ne supportait pas d’assister au vain combat d’un dorakkar. Kita s’élança et trébucha après quelques pas seulement. Ses pieds venaient de heurter un corps immobile qui se fondait avec la terre au cœur de la nuit.

A la lueur des flammes, Kita ne discerna que la pâle figure caractéristique d’un cadavre. Elle reconnut un garde de nuit qui surveillait les dorakkars contre de potentiels maraudeurs. Voilà pourquoi ils n’ont prévenu personne. Ils étaient déjà morts. Si elle désirait pleurer sa perte, elle devait avant tout apporter son aide au dorakkar. Au moins divertir l’un des bandits. Ses doigts caressèrent néanmoins son visage, accrochèrent ses paupières pour les fermer. Elle ne put lui apporter les larmes et les chants traditionnels pour lui souhaiter bon voyage vers les terres de la Déesse.

Kita se releva pour assister une scène extraordinaire : à force de porter de brefs et puissants coups sur la chaîne, le piquet ne tarda pas à s’arracher de la terre permettait au dorakkar de s’envoler. Le cœur de Kita se gonfla mais à la vue des silhouettes qui s’accrochaient aux pointes de sa queue et à ses épines dorsale, elle ne put retenir un cri d’horreur. Déséquilibré, l’animal battait furieusement des ailes pour les déloger, elle ne put retenir un cri d’horreur. Kita le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il s’évanouisse dans l’obscurité et que les cris recouvrent ses lointains hurlements.

A l’autre bout de la clairière, une hache fendit le crâne d’un dorakkar dans un arc de cercle meurtrier. Le tueur sortit un long couteau de sa poche pour couper une de ces cinq cornes. Devant tant de monstruosité, elle ignorait où se précipiter pour apporter son aide. La jeune femme compta trois cadavres de dorakkar et un peu plus d’humains.

Enfin, après quelques secondes de pure horreur, les braconniers s’enfuirent. Le carnage qui s’étendait sous les yeux de Kita ne lui permit pas de souffler. Les blessés qui mourraient fleurissant le nombre de cadavres. Où était son père ? Il devait gérer ça ! Pourtant même les plus hargneuses pensées, il ne pouvait les entendre. Kita renonça à confronter son maître pour se rendre auprès de Sapin. Son armure d’écailles se fendillait par endroit. Des écailles à moitié arrachées oscillaient au gré de ses mouvements encore rattaché à son corps par quelques filaments de chair. D’un coup d’œil, la jeune femme constata que les dragons du centre s’en sortaient aussi bien que sa dorakkar. Hagards mais sains et saufs. Tandis que les ronds grossissaient, que les créatures se rapprochaient de l’extérieur du cercle, les blessures s’aggravaient. Proportionnelles au rang, les zébrures de sang s’approfondissaient dans la chair. Les plus petits avaient subi le courroux de leurs agresseurs : un ou deux ne pourraient plus voler tant leurs ailes étaient abimées.

S’il s’agissait d’équipe ennemie venu détruire les adversaires, ils gagneraient sans mal le prix. Les effectifs de leurs meilleures bêtes chutaient. L’hypothèse était plausible. Dans la foule, Kita ne trouva pas Maketa mais Jochen, blessé à l’avant-bras.

—Comment va ton dorakkar ? Lui demanda-t-il en jugeant sa plaie sans gravité.

Son animal se situait plus à l’extérieur que Sapin.

—Couverte de sang mais elle va bien. C’est Sommet qui a perdu un œil.

Sommet des Montagnes, une redoutable femelle désignée pour l’épreuve de la chasse, n’appréciaient guère les hommes. Elle les acceptait sur son dos uniquement à cause de son éducation domestique. Au mieux, la créature tolérait les plus courageux sans éprouver la moindre affection pour eux. Qu’ils réussissent à toucher ce féroce dorakkar angoissait Kita. Elle imaginait les torts sur des animaux plus petits et dociles.

—Lac s’est échappé, énonça Kita d’un ton désolé. Le piquet s’est détaché.

Qu’allait-il arriver au dragon une fois qu’il se poserait ? Des images s’imprimaient sur ses rétines. L’ombre tremblante d’un animal ailé abruti par les coups, son cadavre profané par ces chiens.

—J’espère qu’il ne lui arrivera rien.

Espérer était insuffisant et agir hors de sa portée. Ils soignèrent les blessés, tant dorakkar qu’humain, jusqu’au matin. Ils enterrèrent le corps des défunts, à défaut des bûchers rituels. Le peu de bois qu’ils conservaient leur servait pour cuire la viande. La troupe reprit la route le lendemain midi et dût s’arrêter toutes les heures pour permettre aux animaux les plus marqués de se reposer. Le soir les rattrapa et une auberge les accueillit. Le manque de place imposa au palefrenier de coucher dans les écuries. Deux cavaliers par chambre et Kita se retrouva à dormir dans la grange, non loin de sa dorakkar. Elle se fabriqua un lit de paille de fortune et renonça à se coucher près de son amant à l’autre bout de l’habitacle.

Leurs regards se croisèrent néanmoins avant que la fatigue ne les assomme. Sur son visage, la jeune femme y lut un amour sincère. Troublée, la cavalière ne répondit pas et roula sur le flanc pour lui exposer son dos. La paille crissa sous son poids, gratta la peau de sa joue. Kita avait mis Maketa en garde : jamais elle ne pourrait lui rendre ce qu’il demandait. Elle aurait beau se forcer, se torturer, jamais elle ne pourrait obliger son cœur à choisir la voie de la raison. C’est sur ce constat qu’elle s’endormit.

Le petit-déjeuner fut maigre et le ventre de Kita criait famine. Elle qui était habituée à une quantité incroyable de gruau chaque matin, les ridicules louches de bouillon lui firent pâle effet. Avec abattement, elle se força à l’avaler. Au moins son estomac ne serait pas complétement vide, contrairement à celui de Sapin.

Demain, la femelle devra se nourrir. Su une profonde amitié nouait la monture au dresseur, la dorakkar n’en restait pas moins le fier animal au sommet de la chaîne alimentaire. Si la faim la tenaillait, en moins d’une seconde Kita passerait du rôle du maître à celui du repas. La jeune femme ne tenait pas réchauffer l’estomac de son animal alors la solution s’offrait rapidement à son esprit. Si décision, il y avait.

Ce n’était pas le penchant carnassier du dragon qui la préoccupait mais ce qu’elle rencontrerait lors de la chasse. Certes, les forêts jaunes se dressaient derrière eux, pourtant ne valait-il pas mieux quelques hauts arbres inquiétants que des assassins en liberté ? Les autres cavaliers partageaient ses craintes, malheureusement ils ne pouvaient couper au nourrissage quotidien.

C’est avec appréhension que les cavaliers s’envolèrent le long du sentier. Les forêts qui succédaient aux Bois Jaunes possédaient une densité d’arbrisseaux qui ne permettaient pas une chasse aisée. Les épines blessaient les ailes des dorakkars et leur taille les handicapaient. Le bruissement des feuilles contre leurs écailles annonçaient leur présence. Pour toutes ces raisons, les cavaliers préféraient survoler le sentier qui bordait la forêt à la recherche d’une clairière où paissaient des biches. Dans les régions marécageuses, les coureurs préféraient pêcher. Les dorakkars qui ne craignaient pas de se mouiller les pattes plongeaient sans hésiter. Les autres demeuraient sur la berge, les yeux rivés sur la surface en quête d’éclats argentés qui trahissaient les bancs de poissons. Malheureusement, La Breille, ville qui accueillait le concours se situait non loin du désert, une région où les lacs et les ruisseaux s’asséchaient lors de la période estivale.

Soudain, brisant le silence dans lequel ils évoluaient, le dorakkar de Reikoo poussa un tonitruant rugissement.

—Que se passe-t-il ? Demanda Jochen.

—Je ne sais pas, cria le cavalier pour couvrir les barrissements de sa monture.

Le dorakkar s’agitait sous son cavalier. Les mouvements rotatifs de ses pattes devenaient plus puissants. Si ses assauts de dirigeaient contre un adversaire, Flamme l’éventrerait en deux ou trois coups bien placés.

—Là-bas !

Kita suivit des yeux la direction qu’indiquait cet index pointé.

—Qu’est-ce qu’il y a ?

Elle ne voyait rien sur le sentier. Son œil borgne l’empêchait de distinguer les détails à plusieurs dizaines de mètres.

—Je pense que c’est Lac d’Or.

Le sang de la jeune femme se glaça dans ses veines. Elle avait beau fixer le point, seuls les mètres avalés par les dorakkars permirent à ses yeux se saisir la complexité de l’image qui imprima e rétines. Ce n’était pas le flamboyant animal qui s’était échappé qui les attendaient mais son cadavre. Voilà pourquoi Flamme s’agitait ! Les liens fraternels des dorakkars étaient puissants pour des animaux. Ils se reconnaissaient, se protégeaient et évitaient de faire des petits ensemble. Pas comme nous, songea Kita en pressant Sapin.

L’animal répondit à son appel par des battements secs. Ses ailes claquaient dans le vent alors qu’elle dépassait ses congénères. Une fois au sol, la jeune femme se précipita vers le cadavre pour l’examiner. Si elle la tristesse l’envahit un instant, elle refoula cette émotion au fond de son cœur. Il ne servait à rien de pleurer, de maudire ou de geindre. Seule une rapide analyse du corps leur permettait d’identifier le danger.

De nombreuses zébrures barraient ses flancs mais ce n’étaient pas les ridicules blessures qui retenaient son attention. Une longue estafilade coupait la dorakkar en deux de la base de la tête au bas du ventre. Ses intestins roulaient hors du corps tels des serpents rouges enfermés dans une cage étroite depuis trop longtemps. Elle tendit le bras vers ses lèvres. Sous ses doigts, la peau s’affaissa. La jeune femme savait ce qu’elle allait y trouver avant même de glisser la main dans sa gueule : rien. Ses doigts ne rencontrèrent que le néant, le vide où devraient se dresser des crocs et une longue rendue pâteuse par la mort. Sa paume entière et son poignet se logèrent dans sa gueule. Kita tâtonna la gencive à la recherche d’indice sur la profanation du cadavre par les braconniers. Elle frôla des bouts d’os dentelés et ébréchés. Sa langue avait brutalement été coupée. Lorsque la main de la jeune femme sortit, elle poisseuse de sang. Plusieurs de ses os avaient subi le même traitement. Sectionnés et volés à divers endroits, Kita espérait que la bête soit morte avant qu’ils ne lui infligent toutes ses tortures.

—Je vais rentrer prévenir ton père, déclara Jochen. Vous, vous restez là, vous chassez et brûlez le cadavre. Nettoyez-moi cette horreur.

Ainsi, une fois les dragons repus, ils se mirent à la tâche. Ils ramassèrent des branches, en coupèrent d’autres puis les entassèrent contre les flancs du dorakkar. Le feu restait l’élément le plus difficile à créer. Les chasseurs ne trouvèrent aucune pierre leur permettant d’allumer le bûcher. Contrairement aux anciens dragons, leurs bêtes ne crachaient rien. Ni flammes, ni jet d’acides, tout juste quelques rugissements. A force de volonté et de recherche, Reikoo dénicha deux roches. En les frottant l’une contre l’autre, une pluie d’étincelles embrasa l’écorce.

La nuit tombait si vite que les dorakkars refusèrent de voler. Encore un point qu’ils ne partageaient pas avec les colosses qui les précédaient. Ce derniers voyaient tout aussi bien la nuit que le jour avec toutefois une dépression à l’aube et au crépuscule, unique moment de la journée où il devenaient vulnérable. Plus proches des poules que des dragons, leurs bêtes refusaient voler une fois la nuit avalant le jour. Les cavaliers n’eurent d’autres choix que de se coucher à même le sol près du cadavre, toujours en train de brûler.

Les animaux se tapirent dans l’obscurité, non loin du feu mais toujours à distance respectable du funeste spectacle qu’offrait le frère décédé. Aucun prédateur n’appréciait les lumières des hommes. Elles détruisaient, ravageaient et pourtant les humains ne cessaient d’utiliser cette fleur orange. Habitués depuis tout petit à la chaleur et aux ondulations des flammes, les dorakkars refusaient de s’en approcher. Ils préféraient subir le souffle glacial de la nuit plutôt qu’affronter le danger du feu.

Les jours suivants durent rythmés par les cris et les larmes. Les dorakkars les plus meurtris moururent les jours suivants. Ceux dans l’incapacité de voler furent abandonnés à leur sort ou achever. Kita elle-même dut abréger la vie d’une de ses dragons. Jamais elle n’oublierait le regard de souffrance au moment où son poignard creva la chair superficielle pour percer son cœur. Exécuter cette tâche en oubliant sa part personnelle la soulageait un peu. Son père ordonnait, elle obéissait.

Une dizaine de de jours plus tard, ils atteignirent la Breille.

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