Chapitre 4

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Kita puisa des morceaux de viande de son seau, les lança en l’air et d’un bon leste, las bâshkis les attrapèrent en plein vol. La couturière excellait dans son art, les vêtements étaient plus féminins pourtant ils portaient l’âme de Meorwen.

—Quelque chose ne va pas ? Tu es morose depuis être rentrée du marché.

—Je pense à mes spectacles, répondit-elle laconiquement.

D’un battement d’ailes, Tâches de Myosotis se percha sur son bras, enroula sa queue dans le pli du coude, la tête tendue vers le seau.

—J’hésite à y participer.

—Tu es revenu sur le non catégorique ? Sourit Maketa.

—Je ne sais pas.

Le bâshki élança son cou pour attraper un morceau entre ses crocs mais Kita lui arracha brusquement sa pitance malgré ses gémissements plaintifs.

—Attends ton tour, le rabroua la jeune femme.

L’animal feula, l’étreinte de sa queue se resserra autour du bras de la jeune femme.

—Ça suffit.

Son ton sévère intimida le Bâshki qui s’immobilisa. Maketa lança quelques morceaux en l’air et une nuée de crocs, d’ailes et de griffes s’abattirent sur la viande, dans un étrange ballet aérien. Développer leur instinct de chasse était important ; deux fois par semaine, les palefreniers nourrissaient ainsi les Bâshkis sinon ils dissimulaient cuisses et autres assortiments dans la volière pour que les plus timides puissent également se sustenter.

—Mon père m’a promis que si mes courbettes plaisent, j’aurai déjà un public. Il n’a pas tort.

—Qu’est-ce qui te retient dans ce cas ?

—Mon instinct. C’est ce même concours qui a causé la chute de mon frère, je sens que je suis la prochaine sur la liste.

Kita soupira lorsqu’un deuxième bâshki se réceptionna sur sa tête, son cou oscillant devant ses yeux et un feulement retentit à ses oreilles. La pression sur son bras s’estompa mais avant que Tâches de Myosotis ne plante ses griffes dans la chair de son épaule, Maketa emprisonna le petit dragon pour dévier sa trajectoire, suivi du second bâshki.

—Tu devrais y aller.

—Ce n’est pas censé.

—Ce qui ne l’est pas, c’est refuser la pub que ton père t’offre. Que risques-tu ? La seule chose qu’il te demande est de voler.

—Ta vision est pragmatique, ironisa Kita en soulevant une pierre pour y dissimuler de la nourriture.

—Je suis juste. Tu t’interdirais une visibilité assurée parce que ton sixième sens te dit de faire le contraire ? Ton instinct n’est pas une donnée fiable.

—Ca me trotte dans la tête, répliqua-t-elle.

Sa voix se perdait dans le brouhaha des Bâshkis et lasse de chercher une excuse, elle décida d’ignorer son accusation.

—Tu devrais y participer.

Le cœur de la jeune femme se serra, elle s’était habituée aux franches paroles de Maketa mais jamais à la froideur de sa voix. Meorwen s’adressait à elle d’une voix douce et à chacun des mots prononcés, son cœur s’emballait et malgré son deuil, la blessure refusait de cicatriser.

—Je participe à une condition, déclara-t-elle en se relevant.

Elle braqua sur le palefrenier un regard ardent.

—Tu m’accompagnes.

—Qui restera ici ?

Peu lui importait et c’est ce que Kita lui dit. Elle désirait vouloir être accompagnée et plus qu’un ami, Maketa lui offrait son corps.

—C’est ma condition. Mon père trouvera quelqu’un d’autre pour te remplacer.

—Ca me parait raisonnable.

—Tu m’aideras à entraîner Forêt de Sapins Enneigés, continua la cavalière. Tu auras moins de travail écuries si tu délègues à tes collègues.

Le jeune homme se baissa pour ramasser un Bâshki qui se lova dans sa paume.

—Ceux-ci sont-ils aussi du voyage ?

—Oui.

—Alors, il nous reste cinq mois pour préparer l’enchaînement de voltiges.

**

—Saute. Maintenant !

—Je suis trop haut, hurla-t-elle.

En effet, heureuse de se dégourdit les ailes, la dorakkar s’était envolée sitôt l’ordre donné et seuls les ordres répétés mainte fois eurent raison de l’animal. Après un échauffement, Kita dirigea Sapin vers le palefrenier qui agitait ses bras quelques dizaines de mètres plus bas, elle se pencha en s’agrippant fermement aux épines de la dorakkar. Une fois à distance raisonnable, elle lança :

—Que se passe-t-il ?

—Pardon ? Hurla la jeune femme.

Le vent emportait les paroles de la cavalière et les rugissements de la dorakkar recouvraient le peu qu’il restait à entendre. Sapin volait en rond au-dessus de lui, si bien que Kita avait le tournis et son petit-déjeuner menaçait de grimper dans son œsophage, pourtant elle répéta la question. Maketa désigna son oreille puis esquissa un mouvement du poignet.

—Maintenant ?

Ce n’était pas la figure qu’il suggérait qui la mettait tant mal à l’aise mais ses hauts-le cœur.

—Je m’excuse si je te vomis dessus, Sapin.

Kita talonna la bête qui tourna sur elle-même avant de repartir à l’assaut de la cime des arbres.

—Redescends.

La jeune femme mit pied à terre, la main sur les lèvres. Elle eut à peine le temps de s’arc-bouter que son repas remonta le long de sa gorge pour envahir sa bouche et les nausées ne cessèrent qu’une fois une flaque brunâtre formée à ses pieds.

—Il faudra apprendre à contrôler ça, souligna Maketa en fronçant le nez.

—Je pensais que ce problème avait disparu, hoqueta Kita en enfouissant ses genoux sous ses paumes.

—Tu te promenais avec Sapin. Maintenant, tu te travailles.

—Le chômage me réussirait mieux.

De nouveaux hauts-le cœur la saisirent et à mesure que son ventre se vidait, son cœur s’allégeait.

—Evite le lard au petit-déjeuner la prochaine fois, renchérit le palefrenier, taquin.

—Ce n’est pas une grande perte. Il avait un goût de vieille semelle usée.

Kita redressa légèrement son buste, un bras sur le ventre, une position antalgique pour soulager ses maux d’estomac.

—Je commence à m’habituer, grinça-t-elle.

—Un petit peu moins que la dernière fois.

—Tu tiens des comptes sur mes temps de dégobillage ?

Il rapprocha son pouce et son index.

—Un petit peu, râla la cavalière. Tu parles d’un acolyte.

Le son aigu du raclement des griffes de la dorakkar contre la pierre se rapprocha puis son museau heurta le creux des reins de sa maîtresse.

—Doucement, Sapin. (Puis se tournant vers Maketa) Et maintenant ?

—Tu parviendras à la chevaucher ?

—Si elle évite de me balloter dans tous les sens, je peux le faire.

Avec un sourire, Maketa s’inclina dans une révérence maladroite le bras tendu vers le dorakkar.

—Si Madame veut bien se donner la peine.

Après quelques heures, Kita put enfin reconduite la dorakkar dans son box et satisfaite de ses progrès, la cavalière lui offrit un rat et quelques caresses. La langue trifide léchait la paume de la jeune femme, rouge et fourchue, la couleur vive se détachant sur la peau noire de Kita.

—Je participe au concours, déclara-t-elle à son père une fois la tête passée dans l’écurie

L’homme étira ses lèvres, mima un sourire qui témoignait son bonheur.

—Je n’en n’attendais pas mois de toi.

Elle acquiesça distraitement tandis que sa main glissa le long de la joue du dorakkar, ses ongles grattèrent les minuscules écailles sous ses yeux.

—Comment savais-tu que j’accepterais ?

—Tu partages le même sang que Meorwen.

—Nous ne nous ressemblons pas.

Seul ce qui coulait dans leurs veines prouvaient qu’ils appartenaient à la même famille. L’ainée arborait une longue tignasse dorée qui coulait tel de l’or liquide dans son dos, un visage aux traits réguliers et harmonieux ainsi que la peau ambrée de leur mère mais Kita ressemblait à leur père : petite, les cheveux courts teintés de rouge, à la peau si brune qu’elle en paraissait presque noire. Malheureusement, un mélange entre l’acajou et l’ébène, non pas le noir profond, singulier et unique qui caractérisait la beauté tyllienne et si son frère conservait les origines désertiques de la branche maternelle, la jeune femme faisait honneur à son pays.

—Vous partagez plus que vous ne le pensez

Tu ignores à quel point » songea la dresseuse, le visage froid.

—Je ne serai jamais Meorwen.

—Non.

Une souffrance aiguë irradiait de ce mot, si bien qu’elle étreignait le cœur de la cavalière. La dorakkar dût sentir son trouble car elle pressa sa tête contre sa main.

—Tu as fait le bon choix.

Il agissait seulement par intérêt pour son écurie ; des paroles vides dont le seul but était de brasser l’air après un silence de quelques minutes

—J’ai du travail, répondit Kita d’un ton sec en se baissant pour examiner les griffes.

Vainement, la jeune femme espéra que son père l’apostrophe, lui avoue ses échecs et son amour silencieux mais il n’en fit rien.

**

La douleur de la perte, le chagrin, la souffrance, les maux, tous ces éléments formaient un individu, par l’éducation, les ressentis, le vécu. Kita n’aurait jamais pensé que cette douleur lui soit imposée, qu’elle soit si forte, elle emplissait son cœur, le gonflait avant d’exploser et les milliers d’épines qui composaient son enveloppe glissaient dans son corps rendant la souffrance insupportable.

La jeune femme traça une ligne sur le torse de Maketa, incurva sa courbe sous son pectoral et pressa ses ongles contres ses côtes incitant la bouche du palefrenier à dévier sur sa clavicule, à descendre entre ses seins. Son cœur bondit dans sa poitrine mais son corps, incapable de reconnaître la queue tant aimée qui se frayait un chemin dans ses chairs, s’immobilisa. Son amant ne considérait pas son corps comme un objet sexuel ni le temple dans lequel se vidaient les hommes, à ses yeux, elle représentait le mystère féminin, la passion interdite entre un palefrenier et la fille de son maître. Si elle n’appréciait pas les sentiments qu’il avait pour elle, elle ne pouvait nier le respect qu’il lui portait car pour la majorité des mâles, une femme se baisait, s’embrassait, s’engrossait et seulement dans de rares cas, l’amour s’en mêlait.

—Non, protesta-t-elle tandis que son amant s’écroulait sur le lit. Serre-moi contre toi.

Les bras masculins autour de sa taille lui manquaient, reposer sa tête sur un torse aussi et avec un regard surpris, Maketa s’exécuta.

—Je croyais que tu ne voulais pas de… d’affection.

—Seulement aujourd’hui.

Ce n’était pas sage de jouer ainsi avec ses sentiments.

—Oui, et chaque jour je crains qu’il ne revienne.

—Il ne reviendra pas : il est mort.

—Pourquoi refuses-tu de tomber amoureuse ?

La question était pertinente mais elle rappelait à Kita autant de bons que douloureux souvenirs.

—Le perdre m’a… brisée. Je ne veux plus supporter ça une nouvelle fois.

—Alors pourquoi choisir du sexe sans sentiments ?

—Pour les même raisons qu’un homme.

Les doigts de Maketa caressaient l’épaule de Kita qui se pressait contre son corps chaud. Ainsi bercée, elle ne put lutter contre le sommeil mais seule l’image de son frère l’accompagnait dans ses rêves.

Les mois défilaient, le dressage et les tours que la jeune femme imposait à son dorakkar prenaient forme. Sapin acquit une souplesse nouvelle et les vols n’en n’étaient que plus agréables pour sa cavalière ; les nausées dues aux saccades des figures de la dorakkar disparurent et la nuit, Kita écrivait les histoires de conquête, d’amour, de trahison que son animal mimait le lendemain. Même Tâches de Myosotis obtenait des rôles, soit il suivait Sapin en battant furieusement ses ridicules ailes sinon il se perchait sur la tête de sa maîtresse. Les coureurs de son père s’inspiraient de ses cabrioles les plus faciles mais sans l’agilité nouvelle de la dorakkar, les essais de ses confrères se soldaient par des échecs.

—Où est-ce que je range les chaînes ?

—Au fond de la carriole à droite.

Les départs des dorakkars, des bâshkis, de la nourriture, les vêtements se préparaient toujours à l’avance, dans une tumultueuse organisation et bien que plusieurs auberges réservent une ou deux pour l’occasion, les préparatifs se déroulaient selon un plan précis : les palefreniers, dernier échelon de la hiérarchie, se propulsaient au premier. Habitué à prévoir les régimes et le matériel pour chaque dorakkar, le maître leur ajoutait les charges humaines et devant leurs incessants va-et-vient, Kita leur apportait son aide tandis que Maketa voyageait de chariot en chariot, une liste à la main.

—Non. Au fond, les chaînes, la réprimanda-t-il. Ah, vous ! Avez-vous transporté les barriques ?

La jeune femme délaissa son paquetage qui rebondit contre les planches de bois dans un cliquetis. Le poids engourdissait les muscles de ses épaules et ses biceps, après quelques étirements, la douleur s’estompa mais les braillements de Maketa persistèrent.

—Tu devrais te calmer, lui suggéra Kita. Tu agaces tout le monde.

—Parce que personne ne m’écoute, rétorqua-t-il sèchement. S’il nous manque quelque chose, je risque je me faire virer.

—Mon père ne te virera pas : qui fera le sale boulot à ta place ?

—Tu t’es occupé des chaînes ?

—Continue à t’énerver et plus personne ne t’aidera.

Kita le planta à ses barriques et s’enfonça dans l’écurie à la recherche de volière pour les Bashkis et en emporta deux. Tandis qu’elle déchargeait ses colis, elle surprit deux personnes converser de son amant.

—Maketa commence à me taper sur les nerfs, soupirait une femme avec des cagibis dans les bras.

—S’il me donne encore un ordre, je l’envoie sur Nogaïla.

Kita récupéra deux autres volières, un bref sourire éclaira son visage. Les coureurs chouchoutaient leurs montures et la jeune femme aurait apprécié rester avec Sapin mais la femelle, épuisée par les entraînements, dormait. Prêter son aide l’occupait et entendre les critiques des autres palefreniers sur son amant l’amusait surtout si son père demeurait absent, cloitré dans son bureau, à s’occuper des chiffres comme il adorait le raconter.

—Quand partons-nous ? Demanda Kita.

—Une semaine, ronchonna Maketa.

Kita l’ignorait encore mais la prochaine fois que ses yeux se poseraient sur l’écurie qu’elle considérait comme sa maison, une guerre semblable à la fin du monde ravagerait Naarhôlia.

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