Chapitre 26

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Leurs halètements rythmaient leur course. Ils s’enfonçaient dans la forêt à l’aveuglette, ignorant le bruit de leurs semelles sur les feuilles et les branches. Les cris enragés des cervidés les talonnaient. Ils s’enfuirent toute la nuit, alternant course et marche jusqu’à ce que l’aube apporta un point final à leur évasion. Un globe rouge, incandescent crevait le ciel. Après des hurlements déchirants de haine envers les humains, de désespoir à la perte de leur Rajla, les éclats de voix s’atténuèrent. Une fois convaincu que les cervidés abandonnaient la poursuite, Reikoo ordonna une pause. Kita s’arc-bouta, essoufflée, elle croyait inspirer du feu tant sa trachée était à vif. Ses poumons se gonflaient et se vidaient à une vitesse alarmante tandis que la chaleur incendiait ses joues. Ses camarades n’en menaient pas large : ils toussaient, le corps voûté, les mains sur les genoux. Ne persistait sans sa tête que l’image du faon empalé sur des lances. La mort était sa récompense pour les avoir sauvés et trahi son peuple. Omniprésente, elle se dissimulait sans l’ombre, dans les silences de ses compagnons, dans cette quête insensée. Kita gémit, cracha un filet de bille, cracha pour se moquer du destin, pour lui rire au nez. La cavalière se releva, Tâches de Myosotis lové autour de son poignet. Nous sommes perdus. Perdus dans la forêt, perdue dans ses pensées… Les Dieux… Elle n’osait formuler sa phrase, classer dans des mots des sentiments nouveaux et incompréhensibles. Lorsqu’elle leva les yeux au ciel, l’amour seul ne s’y lisait plus, un voile obscurcissait ses prunelles, son jugement. Un voile qui portait l’affreux goût de la vérité. Elle pressa ses doigts contre ses tempes, les massa dans l’espoir de chasser le début de sa migraine. La nature est cruelle, elle s’abreuve de la vie de ses enfants.

—Savez-vous comment retourner à la rivière ? Demanda Reikoo à Arment.

—Hormis retourner sur nos pas ? Non.

S’il ne dit rien, son exaspération était visible.

—Alors nous repasserons par là.

—Pas tout de suite, intervint Ferol. Ils attendent que nous rebroussions chemins pour nous tomber dessus.

—Que proposez-vous ?

—Attendre jusqu’à la nuit prochaine. Ils ne nous verront pas.

—Je ne connais pas ces bois, protesta Arment. Je serai incapable de vous guider.

—Je m’en souviens à peu près, rétorqua Keïdan. Nous avons contourné un chêne, et plongé sur une ligne droite.

Reikoo acquiesça, songeur.

—Vous partirez en éclaireur, commanda leur chef à Keïdan et Arment. Retrouvez le chemin jusqu’au camp et laissez des traces s’il le faut. Surtout, veillez à ce qu’il ne vous découvre pas. Vous partirez une fois le soleil au milieu du ciel.

—Reikoo, que ferons-nous une fois le camp atteint ? S’enquit Arment.

—Nous regagnerons la pyramide comme convenu.

—Vous connaissez le chemin, peut-être ?

—Pas moi. Kita l’a parcouru trois fois, elle s’en souvient sûrement.

Les visages convergèrent vers la cavalière. S’en souvenait-elle ? Elle espérait que oui.

—Est-ce le cas ?

Elle hocha la tête avec appréhension, elle n’avait plus le droit à l’erreur. Ils dormirent le reste de la journée, ne s’éveillèrent que pour chercher une nouvelle plage d’ombre. Les deux mercenaires désignés les quittèrent à l’heure dite, ne revinrent qu’une fois le chemin sûr, quelques instants avant la tombée de la nuit. Les cervidés ne quittaient guère leur camp, priaient en cercle, genoux et tête contre le sol devant leurs poteaux.

—Espérons qu’ils n’auront pas soif de sacrifices cette nuit, ricana Ferol.

Kita n’avait l’esprit à la plaisanterie. Elle se remémorait les discussions de la vieille. Que n’avait-elle porté plus d’attention au paysage, à l’agencement des troncs, aux buissons ! De jour, elle pensait s’en sortir mais dans la nuit et la précipitation, un arbre ressemblait à un autre, des sentiers imaginaires se créaient et son sens de l’orientation n’avait rien d’aiguisé. Sans armes, elle restait vulnérables, incapable de se défendre autrement qu’avec son corps. Elle angoissait mais dissimulait son anxiété sous un visage placide.

La nuit avançait, le firmament s’assombrissait et alors que les troncs se confondaient avec les ombres, ils partirent. Les lueurs des lunes cumulées leur permettaient de se frayer un chemin à travers la végétation. Kita redoutait l’instant où ils verraient le camp. Keïdan et Arment troquerait le rôle de guide. Par chance, l’obscurité avalait sa figure et avec elle les doutes peints sur ses traits. L’herbe bruissait sous leurs pieds. Reikoo leur intimait une marche souple, espérant que les bruits humains se confondraient avec ceux de la nature. Seul Galtriel se mouvait dans un silence parfait. Au moins, ne s’encombraient-elle pas d’armes et, ainsi délestée, ses mouvements se voulaient plus fluides, moins saccadées.

Enfin, Arment et Keïdan les informèrent de leur destination atteinte. Nul feu ne les accueillit ni n’éclairaient les ténèbres. Etait-ce un bon ou un mauvais présage ? Leurs yeux les dispensaient-ils de ces besoins si élémentaires ou se cachaient-ils se gaussant de leurs mines interloquées ? Kita espérait la première option. D’un signe de tête, Reikoo la plaça à la tête de la patrouille. Confirmant ses craintes, l’obscurité dissimulait les quelques points repères retenus. La jeune femme décida de contourner le camp, plus furetant que sûre de son chemin. Elle dissimula son ignorance derrière un pas décidé. Elle écarquillait les yeux, essayant de capter les éléments nécessaires à leur fuite réfléchis par les rayons de lune sur ses rétines. Soudain, Kita repéra l’entrée du camp. La dresseuse connaissait la direction à emprunter. Elle la désigna d’un geste de la main Ferol confirma d’un pouce levé. La cavalière trébucha sur une, deux racines, parvint à se rattraper à temps, heureuse de ce dénouement.

Kita se glissa derrière les troncs, s’apprêtant à héler ses camarades lorsqu’une pointe de fer rencontra ses côtes. Sa tête pivota sur son cou avec lenteur et rencontre la figure menaçante d’un cerf, à demi-avalée par l’obscurité. Soudain, celui-ci s’effondra, ouvrit sa gueule sur un cri muet. Keïdan se tenait derrière lui, une épaisse branche brandie au-dessus de sa tête. Avant de pouvoir le remercier, il glissa un doigt sur sa bouche. Ils étaient pris en chasse. Son cœur cogna contre son sternum mais elle s’efforçait de museler sa peur. Avec appréhension, elle sonda les bois. Les feuilles frémissaient. Elle s’interrogeait sur leur origine. La cavalière souffla silencieusement entre ses lèvres pour calmer son angoisse. Elle devait avancer, esquissa le premier pas, un deuxième puis le centième.

Par où sommes-nous passés ? Ce tronc-là ou l’autre ? Non, c’est celui-ci. Je le reconnais à sa plaque d’écorce arrachée. A moins qu’il était plus en avant.

Sa voix intérieure lâcha un ricanement. Elle s’amusait de cette posture, cherchait à la duper.

Non, c’est le deuxième. Peut-être même le premier.

Va-t’en !

Je suis toi, jamais tu ne pourras fuir ta conscience !

Elle partit d’un grand éclat de rire et se régala du doute semée dans l’esprit de la cavalière.

S’en tenir à sa première impression, se rassura-t-elle.

La peur nouait ses tripes. Ses dents mordillaient ses lèvres pour tromper l’anxiété. La dresseuse contourna le premier tronc. Les halos de lune s’aventuraient peu au-delà de cette limite, bridée, chassée par les branches entrelacées. Elle devrait les guider aveugle. Kita progressa un pas après l’autre, tâtonna le sol avant de dérouler sa semelle. Les guettaient-ils ? Où était cette fiche pyramide ? Etait-ce bien le premier tronc ? Elle marchait au rythme de ces interrogations, excusant sa lenteur par de nerveuses œillades. Ses camarades comprendraient qu’elle agissait par discrétion. En réalité, elle cherchait le chemin, fouillant dans ses souvenirs. Elle ne tenait ni à être empalée, ni à être égorgée. Elle se figea. Trois autres la rejoignirent pour former une masse sombre.

—Courrez !

Elle reconnut la voix de Reikoo. Sans attendre, elle déguerpit, les bêtes à leurs trousses. Cette situation était précisément ce qu’elle craignait : l’obscurité et la traque rendait sa tâche impossible. Elle n’avait assez de temps pour réfléchir, se contenta de s’enfoncer un peu plus loin dans la forêt. Malgré ses halètements, elle entendit les végétaux écrasés par ses compagnons, se réconforta de leur proximité. Courir, encore. Toujours plus vite, toujours plus loin sur un territoire dont elle ignorait tout. Elle n’osait se demander om était la pyramide, s’ils s’enfuyaient dans la bonne direction. Leur survie lui était plus importante que le chemin.

Ses poumons la brûlaient, des gouttes de sueur roulaient sur son front et ses tempes. Les animaux, coriaces, refusaient d’abandonner leurs proies. Ils les coursaient encore mais cette fois, des brames retentirent. Que se disent-ils ? Ses jambes la tiraillaient, elle ne sentait plus ses cuisses. Elle ne tiendrait plus longtemps. Pis encore, elle devait scruter les ombres, déterminer s’il s’agissait d’une brise taquine ou d’un ennemi. Ils ne seraient pas tapis si loin derrière. Encore là, ce n’était qu’une supposition.

La salive mouillait le coin de ses lèvres. La perspective de la mort lui donnait des ailes, Kita en tirait ses forces, découvrit un puit sans fond. La chasseuse oubliait de vérifier son itinéraire, grisée par la peur d’être rattrapée, concentrée sur sa respiration, le balancement rythmé de ses bras, ses pieds heurtant le sol. Après quelques instants de lutte effrénée, une douleur irradia dans son flanc droit, contraignit à ralentir sa course. A l’écoute des bruits de la forêt, la cavalière pivota vers Keïdan. Hormis leurs camarades qui s’amassaient autour d’eux, nulle silhouette humanoïde ne vint à leur rencontre. Ils restèrent figés quelques battements de cœur, aux aguets, tournèrent des yeux inquiets au moindre frémissement de feuilles, au silencieux chuchotis du vent. Enfin, Reikoo murmura ce que sa patrouille espérait :

—Nous les avons semés.

—Ils nous ont laissé fuir.

—Non, leurs jambes ne sont pas faites pour la vitesse.

La haine avait été un moteur puissant la nuit dernière mais pas suffisant cette fois.

—Où sommes-nous, Kitaya ?

A regret, elle avoua :

—Je ne sais pas.

Elle s’attendit à un déferlement de colère, et son courroux aurait été justifié mais aucune tempête ne la déracina. Elle n’eut droit qu’à un constat.

—Vous nous avez perdus.

—Il fait nuit et on nous poursuivait. Comment n’aurais-je pu ne pas me tromper.

Les mots se pressaient contre ses lèvres, dévalèrent sa langue par dizaine. La cavalière mélangea les excuses aux remarques indignées. Tant et plus qu’elle préféra se taire, confuse.

—Ne savez-vous pas du tout où nous sommes ? Pas même où pourrait être la pyramide ?

—Non.

La chaleur gagna ses joues. La honte la cuisait. Pourquoi éprouver de la honte ? Je n’y peux rien. Son corps, stupide qu’el était, refuser d’écouter la voix de la raison. La cavalière s’adossa à un tronc. Ils accumulaient bien trop de retard sur leur objectif initial.

—Nous ne pouvons rien faire tant qu’il fera nuit. Les lunes ne sont pas assez puissantes pour éclairer notre chemin.

Kita grommela. La première n’était qu’une mince griffe dans le ciel, à peine visible. Les deux autres étaient pâles et incomplètes, leur cercle rongé par la nuit vorace.

—Dormons. Une idée nous viendra peut-être d’ici l’aube.

—Comment être sûrs qu’ils ne nous retrouveront pas ?

—L’effet de surprise n’a pas marché, grinça Ferol. Ils n’attaqueront pas une deuxième fois. S’ils étaient encore dans les parages, nous ne serions plus là à en discuter.

Ils s’en remirent donc au plan de Reikoo, à défaut de mieux : attendre qu’une idée brillante surgisse. Kita roula sur le flanc, son bâshki lové autour de la poitrine. Nous n’avons même pas encore atteints la Double-Faux, se lamentait-elle. Un plan de vengeance germait dans son esprit, la hâte de l’appliquer, de l’exposer à d’autres la consumait. Elle en était certaine : la simple mort de son père n’affaiblirait pas ses ardeurs. Elle voulait lire la souffrance dans son regard, que la douleur déforme sa bouche dans un pli grotesque. Kita désirait entailler ses poignets chaque jour. Elle imaginait ces scène avec délice, s’en délectait, s’en léchait presque les babines de désir à la manière d’un prédateur. Contrairement à la cavalière, les chasseurs ne ressentaient guère des sentiments aussi complexes que le désir ou la vengeance. Voilà ce qui la rendait dangereuse. Les animaux tuaient par nécessité, pas elle. Avec un dernier espoir de conserver son honneur, il lui demanderait de la tuer, l’obligerait même en se privant d’eau et de nourriture. Ce n’était pas assez pour la dresseuse. Ce ne sera jamais assez. Je veux qu’il sache que ses enfants ont forniqué ensemble, que son fils s’est déshonoré en explorant mon intimité de sa queue.

—Ensuite, il te maudira.

—Jamais autant que moi je l’ai maudit. Il souffrira.

—Je te chuchoterai des idées de torture.

—Je ceux qu’il me supplie. Je veux voir les larmes dans ses yeux.

—Tu les verras. Fais-moi confiance. Ensemble, nous y arriverons.

—Oui. Ensemble.

Les cervidés ne perturbèrent pas leur sommeil. De délicieux rêves hantèrent Kita ; des hurlements à lui glacer le sang, un voile recouvrant ses yeux. Elle dansait sur cette macabre chanson. La cavalière gratouilla l’arrière du crâne du bâshki, caressa du regard ses crocs effilés. Elle se demandant pourquoi les siennes étaient si plates. Ils parcoururent plusieurs dizaines de lieux, ne revirent jamais la pyramide. Le gigantesque monument semblait avoir disparu. Malgré quelques causeries, la tension demeurait palpable. Ils s’orientaient selon une plante naissant à l’ombre et s’abreuvant de soleil pour s’accroître. Elle devenait leur boussole. Enfin, le grondement de l’eau résonna à leurs oreilles. Si Kita pensait d’abord à une hallucination, le soulagement de ses camarades la détrompa. Leurs sourires ne pouvaient être un mirage. Ses chausses s’enfonçaient dans la terre. Le lit de la rivière apparut derrière les arbres. Non, pas la rivière. Le fleuve, nous l’avons atteint. Une nouvelle étape dans leur voyage commençait.

Le peu de temps qu’il leur restait les obligeait à louer un bateau marchand. Cette fois, Reikoo ne lésina sur aucune pièce et pour le capitaine, les contrats possédaient beaucoup plus de valeurs qu’une simple bourse d’or. Il accepta de les conduire jusqu’à la deuxième branche de la Double Faux. Pour trouver l’embarcation, ils n’eurent qu’à longer le fleuve. C’était une route commerciale où habitaient de nombreux villages humains. De nombreux pontons se dressaient sur berges et avec du troc et de l’or, ils avaient établi un puissant commerce. Les bateaux ne manquaient pas : au cours de la première journée, ils en rencontrèrent une demi-douzaine. Avec la moitié, le capitaine échangeait vases et tapisseries colorées. La jeune femme s’arc-boutait à la proue grinçaient sous son poids. De curieuses silhouettes marines bondissaient devant le voilier. De leurs larges queues, les créatures frappaient la coque. Le capitaine, un homme d’une soixantaine d’années, aux cheveux blancs retenus par un mince cordon de cuir s’adossa au bastingage.

—Première fois que vous mettez les pieds sur un bateau ?

Elle acquiesça.

—Première dois que je vois la Double Faux.

Un nez épaté et une barbe grise mangeaient la moitié de son visage mais son sourire restait chaleureux.

—Les hommes-poissons adorent nager autour de nos navires.

—Ils n’ont rien d’hommes.

Seule une tête globuleuse et un tronc élancé rappelaient leur ascendance humaine. Leurs membres avaient disparu au profit de larges et puissantes nageoires. De leurs bras humains ne demeurait que le renflement d’une épaule. Alors qu’ils criaient, Kita discerna une bouche sans lèvres, des écailles imperméables et bleues mouchetées.

—Ils le sont plus que leurs cousins d’eaux salés. Ces créatures la ressemblaient à des serpents de mer ou à des anguilles. Eux (il désigna les hommes-poissons) ne mangent que de petites proies et s’amusent dans les vagues produites par vos voiliers. Les autres aiment la chair humaine.

—Etes-vous déjà allé en mer ?

—Qu’est-ce que j’y ferai ? C’est bien plus rentable ici. Mais si vous voulez toujours y aller, jeune fille, restez sur les voies maritimes explorées. Il y a des créatures dans les eaux profondes bien plus vicieuses et dangereuses que ces femelles-anguilles.

Je n’en n’aurai probablement jamais l’occasion.

—Cette activité vous rapporte-t-elle beaucoup ?

—Avant la rébellion du peuple, je gagnerai cinq fois plus que je gagne aujourd’hui. Les rois et reines étaient plus riches que les quelques tributs qui bordent la Double Faux. Avant, c’était un autre monde.

La cavalière perçut des regrets dans sa voix. Perdu dans ses souvenirs, le vieillard continua :

—Avant nous rentrions même dans les petites rivières pour commercer avec des peuples encore plus éloignés. C’était le temps où les tribus animales étaient encore contrôlées. Vous allez dire que je vis dans le passé.

Si Kita n’avait de cette rébellion plus de vagues souvenirs, elle ne pouvait nier les nombreuses conversations entendues dans les auberges. Avant, tous les territoires Horziens appartenaient aux différents rois. L’ordre des seigneurs rétablis, plusieurs terres furent abandonnées. Personne ne les revendiqua. Les tribus animales se les réapproprièrent, transformant ces jungles en lieux de cauchemars. Seules quelques villes, comme les Pics Rocheux, conservèrent leur neutralité. Hormis des zones classées dangereuses sur les cartes, ils ne savaient que peu sur les us et coutumes des peuples qui y vivaient. Les quelques rares aventuriers acceptés par ces clans, tel Ferol, oubliaient de consigner les informations nouvelles. L’ignorance et la peur traversaient les cycles lorsqu’il ne s’agissait pas d’années. Ces tribus évoluaient librement, sans aucun contrôle. D’autres de ces hommes animaux préféraient se rapprocher de la civilisation.

Le soleil continuait sa course descendante dans le ciel. Les épouses-dragons trouèrent le voile sombre d’éclats blancs. Leur mari les regardait-il avec regret ? Il n’y avait assez de couchettes dans la cale pour abriter l’équipe du capitaine et les si étrangers si bien qu’ils leur donnèrent des cordes et d’anciennes voiles trouées pour construire des hamacs. Kita fut satisfaire de son travail : malgré les bords effilochés et le corde trop courte d’un pouce, ce qui serait son lit pour quelques cycles se révéla confortable. Une routine s’installa durant les jours suivants : elle aidait les matelots à décharger la marchandise sur les pontons une demi-journée et observait les hommes poissons taquiner le navire de leur nageoires. Elle les contemplait, fascinée par leur corps musclé, leurs écailles translucides, leur insouciance. La nuit, elles s’éloignaient du bateau pour bondir au-dessus du fleuve et exécutaient un ballet aérien. Les rayons des lunes les nimbaient d’un éclat d’argent, presque irréel.

Le changement principal concerna la température. Le navire voguait en direction des terres centrales où neige, glace blizzard régnaient. Si seules les berges de la Mer de Lune s’avéraient glaciales, la froidure surprit la cavalière. Habituée à des climats tropicaux, parfois désertiques, elle ne supportait le vent froid charriant les vagues qui s’écrasaient contre la coque. Elle découpa sa tunique pour coudre des manches.

Un soir, les créatures marines se regroupèrent autour du navire. A leurs gestes nerveux, elle supposait que les ombres les intimidaient mais le capitaine la contredit :

—Les ombres ne les effraient pas. Il y a autre chose.

—Quoi ?

—Qu’est-ce que j’en sais ? Je vois pas dans le noir. Kelpies, esprits des eaux, démons échappés du Khéor, y a toujours eu une faune bizarre dans le coin.

—Des Kelpies ?

—Ces satanées bêtes se nourrissent de vos espoirs. Elles prennent la forme d’un être cher et vous exhortent à plonger dans l’eau pour le secourir. Soyez sur vos gardes cette, vous et vos hommes, je m’en voudrais si vous vous noyez, d’autant plus que je touche une belle somme pour vous amener à bon port.

—Vos marins sont-ils au courant ?

—Savoir ce qu’il se passe ne suffit pas avec ces bestioles. Vous oubliez tout instinct de prudence quand elles hurlent avec la voix de votre mère disparue. Je perds toujours quelques hommes ces nuits-là, des bleus souvent. Vaut mieux les bleus que les autres. A racheter, ils coûtent moins cher. Allez dormir maintenant. Mieux vaut pioncer qu’entendre leurs gémissements.

Les ronflements cumulés de plusieurs dizaines d’hommes l’empêchaient de dormir. La nuit, la cavalière supportait bien moins les oscillations répétées du hamac que le jour. Des nausées la prirent si rapidement qu’elle eut à peine le temps de se pencher pour régurgiter le vin de dîner sur son voisin. Faisant fi des ordres du capitaine, il la chassa vers le bastingage. Son estomac se tordit repoussant au fond de son esprit les mises en garde de la journée. Elle s’écoula sur le pont, son torse tressautant sous un spasme. Elle se força à inspirer, un filet de salive macula son menton. La dresseuse se traîna sous un voile avant de rouler sur le flanc dans une position fœtale. Elle s’endormit, libérée de sa migraine.

Un cri la réveilla en sursaut. Perdues dans les brumes et la réalité, Kita prêta cette voix à un cauchemar. Ses paupières se refermaient lorsqu’un deuxième éclat de voix résonna dans la nuit. Elle reconnut la voix de Galtriel puis l’éclaboussure de l’eau et enfin un prénom : Masha. Ses idées éclaircies, la jeune femme se redressa. Hormis un léger vertige, sa migraine avait disparu.

—Kita !

Elle pilla. Ses jambes se figèrent, incapables d’esquisser un pas. Meorwen.

—Ta gueule.

Il était mort. En état de décomposition avancée ou sous terre à grignoter le pissenlit par la racine.

—Tu as envie d’y croire.

—C’est un mensonge.

—Est-ce important ?

Son crâne réagissait à sa voix, se tournait vers la source, la localisait dans l’obscurité. Sa raison la mit en garde et les avertissements sonnèrent dans sa tête. Elle essaya de museler son inconscient, n’y parvint pas.

—Tu ne pourrais jamais me mettre en cage, jubilait-elle. Je suis tes espoirs, ta raison, ton cœur, je suis celle que tu caches. Ne lutte pas contre moi.

—Masha ! Où es-tu ?

Plus que le nom, la plante dans l’intonation de sa voir la percuta.

—Galtriel ! Hurlait-elle en se penchant par-delà le bastingage.

L’homme progressait avec rapidité, ses bras puissants fendaient les flots. Devant lui, faiblement éclairé par les lunes, une ombre se dessinait. Elle plissa les yeux et au lieu de distinguer le visage d’une jeune femme, elle discerna une tête longue et large au museau allongé. Une tête de cheval.

—Kita.

C’était à peine un murmure. La cavalière baissa la tête : son frère la regardait avec des yeux brillants, la main tendue. Son cœur éclata. Un gémissement s’échappa de ses lèvres, ses canaux lacrymaux la brûlaient.

Il l’invitait à la rejoindre, à accepter son étreinte. Son visage si résolu, si ferme déchira son esprit. Elle souhaitait pleurer, hurler, elle ne savait plus. Ses traits ciselés lui rappelaient la douceur de ces baisers.

—Je suis là.

Une plainte vibra dans sa gorge. Ses muscles se tendirent. Si Kita allongeait son bras, elle effleurerait sa peau satinée. Elle se pencha, attrapa ses doigts. L’effarement la saisit. Elle ne rencontra pas sa main mais un sabot noir. Son regard remonta le long de son bras (de cette jambe) jusqu’aux yeux rouges d’un étalon. Soudain, la bête surgit. Ses dents se plantèrent dans son épaule et la tira par-dessus le bateau. La dresseuse n’eut par le temps d’émettre un cri que la douleur irradia ans son bras et son dos. Entrainée par le poids du Kelpie, elle bascula dans le fleuve. La froidure de l’eau lui fit l’effet d’un coup de fouet. L’animal lâcha sa prise pour refermer sa bouche autour de sa cheville. Elle se débattit, harcela son agresseur de coups de pieds sur le museau, le força à reculer. D’un battement de jambe, son crâne creva la surface.

Elle inspira une goulée d’air, jeta un coup d’œil circulaire, haletante. Le charme brisé, elle remarqua l’agitation autour du bateau. De nombreuses créatures à la peau noire frappaient la coque de leurs sabots. A la place de leurs longues jambes postérieures, une nageoire. D’une seule ondulation, les Kelpies se propulsaient hors de l’eau pour happer les marins. Le navire fourmillait de ces animaux, invisibles sous leurs frétillements. Le bateau se voyait pourvu d’un manteau frétillant, noir et luisant sous la lumière des lunes. A leur éclat, Kita discernait l’éclat meurtrier des leurs prunelles vermillon, de l’écume au coin de leurs lèvres, l’éclat blafard de leurs sabots.

Les marins s’abandonnaient à l’étreinte des Kelpies, à l’illusion qu’ils voulaient croire, novices ou non. Le clapotis de l’eau sur sa droite l’alerta. Elle se raidit, prête à la rencontre mais ce n’était que Reikoo. Son chagrin frappa la jeune femme. Ses yeux habituellement froids perdaient le voile de la dureté pour révéler une souffrance qui la poignarda.

—Vous y avez aussi succombé.

—Presque tout le navire. Nous avons tous des démons. Ferol, Arment et Keïdan nous attendent sur la berge.

Galtriel nagea jusqu’à eux, sombre. Il ne leur adressa aucune parole, s’enferma dans le silence. Les Kelpies se désintéressaient d’eux, plus attirés par le navire qui sombrait. Ils gagnaient la rive alors que les cris d’espoirs se transformaient en râles d’agonie.

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