Floraison

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Juché depuis son balcon, du haut de ses huit ans, il observe le paysage face à lui. Il a d’abord été fasciné et enjoué, mais maintenant, cela ne l’émerveille plus. Pourtant, cela ne fait que quelques jours qu’il a déménagé dans cette petite maison de campagne avec son père, mais le plaisir du changement s’est d’ores et déjà évaporé loin.

Face à lui s’étendent plusieurs hectares de forêt protégée, abritant renards et écureuils, recueillant enfants et animaux, guidant passagers et habitants au travers de nombreux arbres plus incroyables les uns que les autres. Comme s’il sortait d’un conte mystique, un immense arbre s’élève par-dessus ses congénères. Droit comme un « i », la tête perchée parmi les nuages, aussi puissant qu’un ours et regroupant la force de plusieurs éléphants, rien ne semble pouvoir l’atteindre.

Au fond de lui, le désir brûle. Il voudrait plus que tout s’aventurer parmi lianes et branches, mais son petit corps d’humain ne serait pas assez fort, c’est ce que son père lui a dit dès le premier jour. Celui-ci a posé sa valise, puis s’est retourné, l’air grave, presque menaçant. Il a annoncé la sentence : « Ne va jamais dans la forêt, c’est dangereux, tu n’y survivrais pas. Reste à la maison. »

Depuis lors, il passe ses journées reposé sur la balustrade de son maigre balcon. Il a déjà repéré un petit sentier qu’il serait capable d’emprunter, mais il n’en voit ni la fin, ni le début. Plutôt embêtant. Il s’amuse à dessiner une carte de ce lieu magique : au sud se trouve la horde de sangliers en train de manger en famille, au nord sont regroupés les renards pour chasser leurs proies, à l’est sont cachés les lapins au fond de leurs terriers, mais à l’ouest, il n’y a rien. Rien de merveilleux, rien d’extraordinaire, rien de maléfique. Simplement des arbres alignés dont l’unique but est de récolter la sève.

Non loin de cette modeste baraque, on peut repérer une usine. Ce n’est pas très compliqué, il s’agit du seul gros bâtiment de toute la ville et de ses alentours. La ville n’est pas très grande, et il n’y a pas de quoi s’exciter : ni cinéma, ni salle de jeux, ni grand restaurant. Un petit village rustique mais agréable à vivre. Ici, tout le monde se connaît et accueille avec de grands sourires les nouveaux habitants. Le petit garçon et son père ont même eu droit à un barbecue offert et un nouveau bureau à l’école. Le père est venu pour instruire et le fils a suivi pour étudier.

Seulement voilà, le fils ne veut pas apprendre à compter ou à raconter l’histoire passée : il veut découvrir la vie des animaux. Leurs habitudes, leur manière de vivre en groupe ou solitaire, leurs moyens de défense et d’attaque, leurs pensées. Le matin, c’est toujours la guerre pour partir à l’école, le père doit forcer son fils à se préparer, et le fils doit convaincre son père de le laisser rester. Finalement, c’est toujours le même résultat, et l’homme veuf ne peut se résoudre à forcer son petit garçon s’il ne veut pas.

Le soleil entame sa descente vers l’horizon. L’air se rafraîchit et la forêt cesse sa chanson. Le vent souffle légèrement et caresse les cheveux du jeune garçon. Il ne ressent pas le froid, pourtant son corps grelote. Il admire le spectacle jusqu’au dernier coup de bâton, lorsqu’il ne pourra plus distinguer le ciel de la cime des arbres, et que le calme se sera installé, laissant place à la lune. Cette nuit, il aimerait la passer ici, coincé entre la barrière vernie et le mur rugueux, allongé sous de multiples couvertures, les yeux levés vers les étoiles. Malheureusement pour lui, c’est impossible.

Le lendemain matin, il se réveille dans son lit qui grince alors que les premières lueurs ne sont toujours pas apparues. Son père a l’air pressé, il court dans tous les sens à la recherche du moindre détail qu’il aurait pu oublier. Le fils n’y prête pas attention et se dirige vers la cuisine pour manger un petit bout de brioche de la veille, après quoi il retourne dans sa chambre pour se vêtir. Les valises sont prêtes. La voiture est chargée. Les ceintures sont bouclées. Le moteur démarre, et voilà la famille qui retourne chez elle. Cette semaine, ce sont les vacances. Ils ont décidé d’en profiter pour rendre visite à la grand-mère dont l’énième amant vient de se faire la malle. Le fils ne veut pas s’y rendre.

La semaine la plus longue qu’il n’ait jamais vécue.


Quand l’heure de partir a enfin sonné, le premier préparé se trouve être le fils. Une première dans cette famille. Déjà assis et attaché, les valises dans le coffre, il attend sagement son père. Autant l’allé a été insupportable par sa longueur, autant le retour est bien pire. Dès leur arrivée sur le parking de leur nouvelle maison, l’enfant s’est précipité vers son petit coin de paradis : le balcon. Il grimpe les marches deux par deux et, à bout de souffle, se plante devant l’immense porte-fenêtre. Toutefois, il ne trouve pas la force de l’ouvrir et de sortir. Il a remarqué quelque chose. Un détail s’est effacé de l’harmonieux paysage. Un détail. Un minuscule détail… Malgré tout, il fait coulisser l’entrée et se place dans l’embrasure. Les larmes qui coulent sur ses joues ne passent pas inaperçues, tout comme la disparition de cet arbre si grand.

Lui qui était si fort, si respecté, qu’a-t-il bien pu lui arriver ? L’enfant n’est pas bête : il est évident qu’il s’agit de l’œuvre des gens qui cherchent toujours à obtenir plus d’argent. Même dans ce paisible village éloigné de la technologie moderne, ils existent. Pour la première fois, il désobéit à son père, et celui-ci ne proteste pas. Aussi loin que ses jambes l’emportent, il court au milieu des arbres et se faufile parmi les rochers. L’air ambiant est humide, mais il ne peut le remarquer tant son visage est mouillé. Il souhaiterait rencontrer les habitants de cette jungle et partager sa tristesse avec eux, mais tout autour de lui semble terne et inanimé.

Finalement à bout de souffle, il s’arrête net au bord d’un sentier ressemblant étrangement à celui qu’il aperçoit depuis son balcon, alors il choisit de le suivre. Le voilà qui zigzague à nouveau dans cette nature autrefois enchantée. A gauche, un caillou. A droite, un plus gros caillou. En face, un lapin qui traverse. Il découvre ce qui le fascinait depuis son arrivée, et pourtant rien ne semble être à la hauteur de ses attentes. Même la famille de renards, là-bas, au beau milieu d’une séance de jeux dans la rivière ne l’émerveille pas. Ses pieds traînent sur le sol et percutent quelques graviers qui ricochent jusqu’aux brins d’herbes encore ruisselants de rosée du matin. Ses chaussures dégoulinent de boue et sont recouvertes de poussière. Des chaussures neuves.

Lorsqu’il relève finalement la tête, ses pleurs cessent dans l’immédiat et ses épaules se relâchent. Là où, il n’y a pas si longtemps, se trouvait un être fabuleux, un protecteur, un symbole de force et de prospérité, un facteur de rassemblement et de famille, ne gît qu’un immense trou béant. Cette vision horrifie le petit garçon, qui tombe à la renverse sur les fesses.

Comment ?

Comment quelqu’un a-t-il pu s’approprier une telle créature et la traiter comme si elle n’était rien ? Sans le moindre respect ni la moindre reconnaissance. Simplement par abus de pouvoir et une soif intense.

Alors que le garçon se penche au bord du précipice, appuyé fermement de ses mains tremblantes sur le sol glissant, un sanglier s’approche prudemment de la terre chamboulée. Il renifle les alentours de son museau frémissant, sa queue fouettant l’air. Il dessine quelques cercles, puis se rapproche de la cavité d’un pas ralenti. Il hume l’air un court instant et se jette sans hésiter dans le tas de boue et de vers. Comme un enfant dans une aire de jeux, il sautille par-ci, par-là, à la recherche d’un repas digne de ce nom. A l’aide de ses sabots il gratte et retourne la terre, faisant remonter à la surface racines, graines et baies. Se délectant de sa trouvaille, il ne remarque pas la présence du jeune humain glissant le long de la paroi.

L’enfant s’approche lentement, une main tendue vers l’animal. Il voit la méfiance dans ses yeux, alors il s'arrête et s'accroupit sans détourner le regard. Il reste ainsi quelques secondes avant que le sanglier ne rapporte son attention vers son festin. Dorénavant hors de danger, il reprend son avancée à pas de loup pour observer les trouvailles de son nouvel ami. Parmi celles-ci, l’une attire particulièrement son attention : une pomme de pin semble vouloir s’échapper. A la suite d’un malheureux coup de patte, elle roule vers la main du jeune garçon, qui l’attrape sans hésiter.

Il se souvient avoir lu dans un des livres de son père que les pommes de pin renferment les graines de conifères, et qu’un arbre pousse à partir d’une graine. Soudainement, son visage s’illumine. Il s’assoit en tailleur et entreprend d’ouvrir le fruit à l’aide de ses doigts, mais la boue sous ses ongles lui complique la tâche. Pris par la frustration, il la jette de toutes ses forces contre le tronc d’un arbre, et celle-ci explose d’une grâce insoupçonnée. Il se lève promptement et se précipite sur le résultat de son travail. Au pied de cet arbre sont étalées les fameuses graines. Elles ressemblent à des grains de café éclaircis par le soleil. L’enfant en saisit une au hasard, les doigts frissonnants par l’effort et la température, puis fait demi-tour.

Il se laisse de nouveau glisser sur la terre jusqu’au milieu du trou. Un pas. Deux pas. Trois pas. Ici. Il enfonce la graine dans sa poche avant de s’agenouiller lentement. Ses mains prennent la forme de petites pelles, et il creuse. Pendant une dizaine de minutes, il s’évertue à approfondir le puit tout en repoussant la terre qui se faufile entre ses doigts. Une fois sa tâche terminée, il empoigne la graine fragile et la pose délicatement au plus profond avant de la recouvrir.


Depuis ce jour, il est retourné à l’école avec son père. Celui-ci n’a d’ailleurs pas manqué de lui passer un savon lorsqu’il est rentré couvert de boue avec un grand sourire. Par la suite, il a promis à son père d’étudier sérieusement et de ne plus râler pour aller voir sa grand-mère. En échange, il a reçu l’autorisation de se rendre tous les jours dans la forêt pour arroser son arbre et le protéger des prédateurs.

Il a même recommencé à dessiner avec les craies que lui a offert sa mère. Sa chambre est décorée de fond en combles de papiers sur lesquels on aperçoit la cime de la forêt surplombée de ce nouvel arbre, recouvert de feuilles chamarrées ou d’animaux en tous genres.

Tous les jours, l’enfant attend la floraison.

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