Qui est au bout du fil d'Ariane ?

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Le ferry vogue sur la mer Egée en direction de la Crète. La nuit tombe, à bord nous faisons la fête mes amis et moi. Je bois plus d'ouzo que de raison, et me voilà à tanguer autant que le navire. Je m'écroule tout seul sur le quai et me laisse emporter tant par les bras de Morphée que ceux de Dionysos. 

De l'eau froide jetée sur mon visage me réveille en sursaut. Un soleil ardent m'éblouit, je ne m'aperçois pas immédiatement que le bateau sur lequel je suis parti la veille n'est plus le même. A la place, je me retrouve sur un bateau de bois qui gonfle ses voiles noires. L'équipage me regarde en riant : ils sont vêtus de tuniques bizarres. Où sont donc passés les jeans, les shorts et les tee-shirts ? Je m'aperçois que je porte la même tenue et de petites sandales en osier aux pieds, mince alors ! Où sont mes baskets à 100 euros ? Mes amis aussi ont disparu. Je vois aussi qu'il y a des femmes à bord, enroulées dans un drap compliqué retenu par une broche. Je compte : six garçons, sept filles, des marins en pagne et quelques hommes plus âgés.

Un des types porte une chlamyde, le crâne dégarni et une grande barbe blanche m'indiquent que ce doit être quelqu'un d'important, genre intellectuel ou élu politique, enfin un de ces machins inutiles où le gars gagne beaucoup d'argent en faisant travailler les autres. Il s'adresse à moi :

- Relève-toi oh Ménélaos, nous arrivons... il faut te préparer.

Ménélaos ? Il débloque le vioque, il me prend pour quelqu'un d'autre assurément.

- Non je m'appelle Jean, qui êtes-vous ?

Le vieux me regarde d'un air sévère:

- Si tu crois que cette ruse grossière va te permettre d'échapper à ton destin, tu te trompes lourdement Ménélaos. Tu me déçois d'ailleurs, je pensais que tu étais prêt à te sacrifier pour l'honneur de ta cité.

- Oh la ! Oh ! On se calme... "sacrifier" qu'est-ce qu'on entend par "sacrifier". Non parce que j'ai rendez-vous aujourd'hui, je dois pas louper le car à Heraklion qui va nous emmener mes amis et moi à Knossos pour la visite. 

- Ne t'inquiète pas, tu seras à Knossos aujourd'hui.


Le bateau entre dans le port. Je n'en crois pas mes yeux : des bâtiments de pierre avec des colonnes, des murailles de pierres sèches taillées, des rues pavées, des chars façon Ben Hur, pas de voitures, pas de bitume, pas de béton, pas de fils électriques ni de néons au-dessus des boutiques, pas de réseau sur mon portable, mais où suis-je donc ?

Sur le quai, un comité d'accueil se compose d'hommes cuirassés en petite jupette, armés de lances, de boucliers ovales coiffés d'un casque surmonté d'un plumeau. Sans doute la police locale. Je m'adresse à eux :

- Il faut m'aider messieurs, je suis un touriste français, je devais aller à Knossos pour une visite mais j'ai perdu mon groupe...

Aimables, ceux-ci me conseillent de monter dans une charrette qui selon eux fait la navette avec Knossos. Les Grecs font décidément bien les choses : c'est quand même plus classe qu'un car de touristes climatisé. 

A bord de la charrette, je me retrouve avec les jeunes gens de tout à l'heure. L'un d'eux est grand et musclé, son regard fier, sûr qu'il faut pas le chercher celui-là. Les autres ont l'air plutôt dépités et résignés. Je demande au costaud :

- Vous aussi vous allez à Knossos ?

- Nous y allons tous, répond-il, nous sommes attendus par le roi. Demain nous serons jetés dans le labyrinthe. 

Je réfléchis, Knossos, le roi, le labyrinthe... les routes pavées, les temples à colonnades... les Grecs en tunique, le philosophe qui m'appelle d'un nom antique... je demande à tout hasard pour confirmer mes soupçons :

- Vous vous appelleriez pas Thésée par hasard ?

Une jeune fille confirme :

- Ne reconnaissez-vous point Thésée, le fils du roi Égée ?

Parbleu ! Je le savais, me voilà propulsé dans l'aventure de Thésée et du minotaure ! Mais au fait... je fais partie des sacrifices prévus pour l'appétit du monstre. Heureusement, il y a Thésée, il va tuer le minotaure je n'ai donc rien à craindre.

Nous arrivons au Palais de Knossos, j'en profite pour admirer la beauté des bâtiments, des mosaïques, et des peintures murales. C'est quand même mieux que les tas de pierre et les morceaux de colonnes qu'on fait visiter aux touristes. Avec le groupe, nous sommes accueillis dans la salle du trône : le roi Minos nous reçoit en grande pompe. Je suis un peu déçu : je m'attendais à rencontrer un genre de Vangelis, mais là l'homme tient plutôt de Carlos, avec la bedaine et le nez de ceux qui abusent des plaisirs de la table. A côté de lui, il y a Pasiphaé, là pas de doute, c'est le genre Béatrice Dalle, je l'aurais reconnue sans problème, faut dire que repérer une cinglée qui aime batifoler avec un taureau, c'est un peu facile. Parmi les invités de notre petite sauterie, je croise le fameux Dédale et son fils Icare. Je n'ose dire à Icare de faire gaffe au soleil la prochaine fois qu'il testera le prototype volant de son père. 

Alors que je descends quelques coupes de vin en dégustant quelques canapés au buffet, une superbe jeune femme dans une robe semi-transparente s'approche de moi. Elle ressemble à la chanteuse bulgare Galena, un véritable fantasme ambulant. La sulfureuse me sussure à l'oreille :

- Salut beau gosse.

- Ah ? Merci... vous êtes pas mal non plus ...

En effleurant ma poitrine de la main, elle ajoute :

- C'est si ennuyeux cette réception tu ne trouves pas ? Et si on allait se promener dans les jardins...

Je suis la plantureuse créature jusqu'aux jardins. Derrière un bosquet, nous faisons alors honneur à Éros et Aphrodite. Priape a été généreux avec moi alors la belle décolle jusqu'à l'Olympe. Après l'amour, elle me dit :

- C'est magique entre nous, tu es l'homme que j'attendais depuis toujours, dès que tu auras tué le minotaure, emmène-moi avec toi !

- Tuer le minotaure ? Mais c'est Thésée qui est censé le faire... 

- Non c'est toi l'élu de mon cœur, à chaque fois que je tombe amoureuse il s'agit d'un grand guerrier prêt à affronter le minotaure. Jusqu'ici ils sont tous morts mais je sens au fond de moi que cette fois, toi tu vas réussir et revenir vers moi pour m'emmener loin d'ici.

- Euh... au fait... tu t'appellerais pas Ariane par hasard ?

- Si ! Tu vois, tu sais déjà mon nom, c'est le signe que j'attendais : tiens prends cette pelote de laine, elle te permettra de t'échapper du labyrinthe.

Après un baiser qui aurait donné chaud au dieu Borée, la belle me laisse avec une pelote de laine. Me voilà bien ! 

De retour dans la salle, je vois Minos en train de parler à la foule des invités. Il annonce que l'heure est venue de livrer l'offrande d'Athènes au minotaure. On nous indique un puits dans lequel nous devons descendre au moyen d'une échelle. Une fois les quatorze sacrifiés au fond, nous nous retrouvons dans le noir le plus total dans le premier couloir d'un labyrinthe que l'on dit gigantesque. Thésée est le plus fougueux de tous, il trouve une torche, l'allume avec les moyens du bord et annonce au groupe qu'il va débusquer le monstre et le tuer. Pas mal de jeunes du groupe sont sceptiques, mais moi, comme je connais déjà la légende, je sais bien qu'il va réussir. Je me souviens qu'après la victoire de Thésée, celui-ci abandonne Ariane sur une île et la pauvre se tue de chagrin et de désespoir. Le salaud ! Je dois faire en sorte que ça n'arrive pas. Tant pis si je change la fin du mythe. Le mieux, c'est de pas aider Thésée alors je garde la pelote de laine pour moi, et faisant semblant de suivre le groupe de jeunes gens, je reste finalement près de la sortie. Pourquoi me perdre dans ce dédale alors qu'il suffit que le héros grec fasse tout le boulot ? Je jette la pelote par terre, celle-ci se déroule et disparaît dans l'obscurité. Un chat se met à courir après, le fil d'Ariane ça donnera une expression sur les félins. Tout d'un coup j'entends un cri de terreur, d'autres cris suivent, puis des bruits de gens qui courent, des hurlements de douleur, visiblement le minotaure s'en donne à cœur joie, j'ai bien fait de rester en arrière. Quand Thésée a vaincu le minotaure, j'entends le cri effroyable de la bête et sa lourde carcasse qui s'écoule au sol. Les murs et le sol se mettent à trembler ! C'est la colère du dieu Poséidon, le grand-père du minotaure, fâché de la perte d'un membre de sa famille. Au-dessus de moi, comme prévu, la pierre qui avait été posée pour boucher le puits se déplace et je peux tranquillement remonter l'échelle. Ah ah ! Me voilà héros grec sorti vivant du labyrinthe de Knossos : à moi la gloire ! A moi la fortune ! A moi Ariane !

Dehors, je cours chez Ariane pendant que le palais craque de tout côté et que des pierres tombent et que des colonnes s'effondrent. Celle-ci se jette à mon cou :

- Tu as réussi ! C'est merveilleux, vite repartons sur ton navire. Un char nous attend.

Nous sortons du palais juste à temps pour ne pas être ensevelis par les pierres. Nous arrivons au bateau et nous embarquons. Le capitaine me demande si Thésée est mort ou vif. Je lui réponds que selon toutes probabilités, celui-ci est mort. Alors il laisse les voiles noires et ordonne le départ. 

La Crète disparaît, nous voici dans une fabuleuse croisière sur la future mer Égée, en route vers les îles. Dans notre cabine, nous jouons à Zéphyr et Flore des jours durant. Le navire fait escale à Naxos, sur l'île Ariane descend pour faire quelques courses au marché. J'attends tranquillement son retour dans un hamac sur le pont. Tout à coup un autre bateau appareille à côté du notre. Le navire arrive de Knossos, Thésée est vivant, il nous rejoint :

Je lui demande étonné :

- Comment as-tu retrouvé ton chemin dans le labyrinthe ?

- Après avoir tué la bête, j'aperçus un chat qui jouait avec un fil. Je me suis aperçus que ce fil était déroulé dans les couloirs du dédale. Alors je l'ai suivi et j'ai retrouvé la sortie. Mais pourquoi vous ne m'avez pas attendu ?

Le capitaine révèle que c'est moi qui ait annoncé sa mort, alors furax le héros me jette par dessus bord.

Me voilà dans l'eau, j'entends Thésée qui ordonne de partir pour Athènes. Le bateau s'éloigne déjà... sans Ariane... Je veux nager pour la rejoindre, mais alors que mes mains essayent de s'agripper à la corde d'une bite d'amarrage, une vague me recouvre et ma tête heurte un rocher. 


- Il reprend connaissance !

Je me réveille dans la cabine du ferry entouré de tous mes amis.

- Tu reviens de loin vieux, comme t'étais bourré hier soir t'es passé par dessus bord et t'as failli te noyer.

Je suis de retour dans ma réalité, là où je ne serai jamais un héros, ni un dieu grec. Je regrette toutefois d'avoir laissé Ariane sur un rivage inconnu, il y a peu de chances que j'en trouve une autre.



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