La Galère (Partie 1)

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Cela doit faire maintenant… Attendez, laissez-moi juste deux secondes, je ne voudrais pas dire de bêtises… Disons une bonne quarantaine d’années que je galère à ce fichu poste. Peut-être même un peu plus, en fait je ne sais plus vraiment, je perds un peu la mémoire ces derniers temps. Par contre, ce dont je suis sûr, c’est que chaque année, et je vous jure que je n’exagère pas, pour nous c’est de pire en pire. Mon collègue attitré, la grande gueule qui rame juste à mes côtés, me dit qu’en fait c’est moi qui déraille. Que notre tâche d’esclave est toujours la même depuis la nuit des temps, elle n’est ni meilleure ni pire, et que c’est juste moi qui vieillis. Qui ne supporte plus la pression. Ça m’emmerde de le dire, mais il a peut-être raison ce con. Quarante ans… C’est quand même long. Presque une vie. Il y a vraiment de quoi perdre la tête.

Lorsque j’ai un peu de temps devant moi, généralement à la fin de mon poste, une fois couché dans ce maudit pieu que je partage depuis une éternité avec les deux autres équipes, j’aime bien me souvenir des beaux gaillards que nous faisions autrefois. C’est mon petit moment de nostalgie, il me reste au moins ça… A cette époque c’était déjà pas mal dur, bien sûr mais… Je sais pas… Il y avait un petit quelque chose de différent… Une espèce d’ambiance bon enfant, une certaine solidarité entre les gars… On se sentait si fort qu’on n’hésitait pas à gueuler après les types qui descendaient parfois de Làhaut, on les envoyait balader quand ils dépassaient les bornes, dis-donc ma caille, on n’est pas tes larbins, alors tu retournes sagement d’où tu viens et si tu repasses par-là, pour commencer tu dis bonjour, après tu demandes gentiment, et nous on verra ce qu’on peut faire pour tes petites fesses. Bien sûr ça pourrait paraitre un peu puéril comme comportement, je vous l’accorde, mais cette sorte de liberté… Comment vous dire ça… Elle avait le mérite de nous unir dans la tâche, voilà tout. Et je ne mentirais pas en affirmant qu’il y a seulement vingt ans de cela, notre galère, elle tournait plutôt bien. Elle avait de quoi faire des envieux, vous pouvez me croire, et on n’avait vraiment pas besoin que des fainéants de Làhaut descendent par ici pour nous expliquer ce qu’on avait à faire.

Tout ça pour dire que l’autre con qui rame à mes côtés, il ne se rend vraiment pas compte à quel point les choses ont changés ces dernières années. Trop jeune sûrement. Pourtant il suffit de regarder un peu plus loin que le bout de sa rame : Aujourd’hui, il est impossible d’ouvrir la bouche sans se prendre des avertissements, des retenues sur notre portion de bouffe, des quarts supplémentaires au titre du TIG, du TIS[1], et allez savoir quoi d’autre encore, ils en pondent plus que le cul d’une poule pourrait produire d’oeufs… Et regardez-moi un peu ce que ça donne: Notre belle solidarité a volé en éclat, pouf ! Comme ça !... Maintenant tout le monde tremble devant toutes ces cuisses qui se prennent pour Jupiter. Face à eux, c’est chacun pour soi.

Je ne voudrais pas m’emporter, ni juger un peu trop facilement, mais maintenant, tous les gars autours de moi… Franchement, c’est tous des lèches-culs. Enfin : presque tous, faut pas exagérer non plus. Alors qu’on soit bien d’accord : Ils font ce qu’ils veulent avec leurs langues, c’est pas mes oignons, mais ceux qui jouent un double jeu, moi, je peux pas les sentir. D’ailleurs je les repère tout de suite, j’ai le nez pour ça, les petites miettes qu’ils récoltent de Làhaut ça leur tourne la tête, ils se prennent tout de suite pour d’autres, du coup ils leurs prend des idées de grandeur, par exemple ils se mettent à chercher une piole juste à eux, ça c’est un signe qui ne trompe pas ! Sans rire, ça leur coûte une blinde, en gros trois fois plus cher qu’au commun des mortels mais ils s’en foutent, ben quoi, j’ai gagné à la loterie, sérieux, autant en profiter tu crois pas, on vit qu’une seule fois après tout, mais ces prétextes à la con ils peuvent se les garder, moi tout ce que je vois c’est une belle bande de tire au cul, on peut plus rien tirer d’eux, dès que tu leur demandes quelque chose ils se défilent, écoute on verra ça demain, ok ? C’est nice, parce que look un peu, je suis un peu overbooké, of course, pas une seconde à moi… C’est à ça qu’on les reconnait le mieux. A leur langage pseudo-cool… Et à leur haleine aussi : elle pue le sexe…

Ils pensent avoir gagnés, tous ces pauvres types de Làhaut. Je le sais, j’en suis certain, je le vois à leur regard arrogant et au mépris qui brille dans leurs yeux quand ils viennent traîner la semelle de leurs pompes en croco dans nos bas-fonds. Qu’ils pavanent du temps qu’ils peuvent ! Mais moi je leur donne pas dix ans pour couler notre fichue coquille de noix. Et je suis prêt à prendre le pari.

Je suis rameur, on l’aura compris. Tout comme l’ensemble de mes compagnons d’infortune. Ça se passe comme ça depuis l’origine des temps, de père en fils, c’est une règle qui ne dit pas son nom mais qui se vérifie toujours sur le terrain. En fait, pour être franc, je n'en connais qu’un pour faire exception. Son père était de Làhaut, logé bien au chaud dans un joli petit coin sur le Pont. Sa journée type était sans grande surprise, il réfléchissait le matin, à midi il lisait les journaux et le soir il mangeait bien gras avant de s'allonger sur un bout de terrasse, où il bronzait jusqu’au coucher du soleil. Bref. De ce que j’ai entendu dire, un soir il se serait trompé de cabine alors qu’il s’apprêtait à se coucher. Un moment d’égarement sûrement, allez savoir ! Le fait est qu’au beau milieu d’une nuit il s’est fait empoigner par le vrai propriétaire des lieux qui, du coup, a stoppée net la partie de jambes en l’air entrepris par inadvertance, oh oui, oh oui, encore, mets tout mon gros cochon, justement avec sa bonne femme, et là ma petite cochonne, tu la sens bien, hein, dis-moi un peu... Bon, pour faire court, le pauvre cocu était logé à l’étage supérieur… Pas de chance pour l’étourdi… Vraiment pas… L’amant s’est retrouvé très, très vite avec un control fiscal au cul. Je peux vous assurer qu’il s’est fait racler en profondeur tout l’argent sale qu’il trainait derrière lui ! Ensuite il a eu droit à un petit divorce en bonne et due forme, à une pension alimentaire exorbitante pour subvenir aux gros besoins du petit dernier, ainsi qu’à une pension compensatoire congrue, bien évidemment, pas folle la bougresse, blessée dans son orgueil. C’est à la suite de ce scandale que l’ainé majeur à débarqué dans les tréfonds de la Galère, ici même, avec nous. Grâce aux exploits de papa, la réputation de sa petite famille était définitivement ruinée, il ne pouvait plus regarder personne en face sans se faire insulter. Mais bon, je vais être honnête avec vous : aucune certitude sur le bienfondé de cette petite histoire. Il s’agit de simples rumeurs, des on-dit, comme on dit. Moi, tout ce que je sais, c’est que maintenant le pauvre gosse rame comme nous, et lorsque quelqu'un de l'équipage lui pose des petites questions à propos de son père ou de son passé, dis-donc ma poule, t’aurais pas perdu un peu de bronzage, toi ? Regardez-moi ça les gars, on dirait un vrai petit vampire ! Son père tout craché !, il ne rentre pas dans la conversation et se renferme plutôt sur lui-même en attendant que ça passe. Son regard devient vague, fuyant… Il a beau ne pas être du même monde que nous, ça me fend quand-même le cœur… Enfin bref : rumeur ou pas, on ne m'enlèvera pas du crâne que Làhaut, ils baignent tous dans des d’histoires un peu louches… A croire qu’ils n’ont que ça à faire.



[1] TIG : Travaux d’Intérêt General ; TIS : Travaux d’Intérêt Supérieur

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