Jamais seul

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Ys et Malo vacillent.

Ils n’ont plus les mots.

Deux mois.

Deux mois d’hésitation, d’espoir, de doute, de joie, de colère, de sérénité, d’émotion.

Deux mois de marche harassante, de petites blessures démoralisantes, de chaleur, de froid, de fatigue. 

L’aboutissement de deux vies consacrées à la recherche du mystérieux Cœur de la Forêt des Bardes. La clairière sacrée que nul non-initié n’a jamais foulée. Ys et Malo ont passé leur enfance à rêver de ce lieu, bercés par les contes de leur précepteur. Leur adolescence à lire des grimoires poussiéreux susceptibles d’embellir leur rêve. À vingt-trois ans, ils décident de partir à l’aventure, la tête pleine d’espoir. La mort tragique de leurs parents, fauchés dans la fleur de l’âge par une mauvaise fièvre, ne les arrête pas. Non, car ils peuvent compter l’un sur l’autre.

Ys avance vers le centre de la clairière à petits pas hésitants. Malo n’ose pas la suivre, soufflé par la majesté, la puissance que dégage l’endroit. Alors, la jeune femme lui prend la main, doucement. Elle lui sourit. Il lui sourit.

Ils avancent.

Ys et Malo sont jumeaux. Leur mère aimait raconter que ses deux trésors sont nés main dans la main, et qu’à la seconde où la sage-femme a tenté de les séparer, ils ont crié. Ensemble, à l’unisson. À dix ans, il leur était toujours impossible de dormir l’un sans l’autre, sans se tenir la main. Il a fallu que leur père les enferme dans une chambre différente pendant un an, chaque nuit, pour qu’ils parviennent à se défaire partiellement de ce besoin presque viscéral de proximité. Enfin, suffisamment pour satisfaire aux conventions sociales.

Alors, ça a commencé.

Ça. Le lien. La connexion. Ou quel que soit le nom que l’on puisse donner à l’étrange capacité que l’un et l’autre ont développée. La première fois que cette aptitude s’était manifestée, Ys avait douze ans. Elle pleurait. Elle s’était cognée la tête contre l’embrasure d’une porte, et des larmes de douleurs brillaient au coin des paupières. Une bosse de la taille de son poing était apparue sur son front. Puis elle avait entendu un cri, dans la chambre de son frère et avait eu la surprise de voir Malo… qui se frottait une bosse de la taille d’un poing, au même endroit. Pourtant, lui ne s’était pas cogné.

C’est ainsi que ça a commencé. Il a suffi qu’on tente de les séparer pour qu’ils trouvent un autre moyen de communiquer, de vivre ensemble. Un mélange de surnaturel, de merveilleux, de frustrant, et d’incompréhensible. Une fusion émotionnelle, une empathie extrême du corps et de l’esprit amené à un tout autre niveau. Tout ce qu’endure un jumeau, le second le ressent aussi. Si le premier est triste, le second est triste. Si le premier se blesse, le second se blesse. Ils forment un tout, deux faces de la même médaille, deux aspects d’une même personnalité.

Évidemment, personne ne sait. Ils ne comprendraient pas, ils les traiteraient comme des monstres.

À cet instant précis, devant la majesté du Cœur de la Forêt des Bardes, Ys et Malo communiquent. Ils ressentent le bonheur de l’un et de l’autre, l’épanouissement d’un espoir enraciné au plus profond de leur être depuis leur tendre enfance. Le rêve devient réalité, ils l’ont trouvé.

Le Cœur ne déçoit aucune de leur attente. Le jeu en valait la chandelle, et de loin. Tout, ici, est… naturel, authentique, dénué de toute marque humaine. Sauvage. Seuls les Bardes connaissent cet endroit, et le premier de leurs commandements leur interdit d’en rompre l’équilibre naturel. Pour arriver jusqu’ici, il faut errer des semaines dans le labyrinthe inextricable de la Forêt des Bardes, une immense étendue de verdure indomptée qui semble s’étendre à l’infini, de tout côté. Pour un œil peu averti, chaque arbre se ressemble, chaque fleur est identique, et trouver son chemin relève de l’exploit. L’entrée de la clairière sacrée est extrêmement difficile à trouver, car elle est dissimulée par un énorme rocher couvert de mousse. Et encore, pour arriver en vie jusque-là, il faut éviter les gardiens. Les ours, les sangliers, les loups, les oiseaux qui s’assurent depuis des siècles que personne ne puisse endommager impunément l’indomptable verdure.

Mais une fois aux abords du Cœur, une fois ces épreuves surmontées, la magie jaillit sous les yeux émerveillés du profane. Les arbres forment une barrière impénétrable, véritable armée de géants sylvestres soigneusement alignés au garde à vous. Une vaste prairie jonchée de rarissimes jalias, les « filles des titans », s’étalent aux pieds des soldats d’écorce et de feuillage. Au centre, un rocher d’une centaine de mètres de haut se dresse fièrement en direction du ciel. À son sommet, un unique arbre. Personne ne sait comment il a pu pousser, et surtout survivre. Mais les jumeaux ne vont pas tarder à le découvrir.

Ys et Malo foulent les hautes herbes dorées. Ils atteignent le rocher central, lèvent les yeux, et réalisent que leur voyage n’est pas encore fini. Il leur reste une dernière ligne droite à franchir, ultime point d’orgue à leur périple.

Une soudaine bourrasque de vent secoue les hautes herbes, qui s’agitent en tous sens. La cape de voyage d’Ys claque doucement. D’un geste, elle se défait de son vêtement, dévoilant une longue chevelure d’ébène. Une mèche lui barre le front, dissimulant une partie de son visage d’albâtre. Une longue robe de voyage noire accentue encore la pâleur de ses traits. Au premier regard, la jeune femme semble sévère, impression renforcée par son port altier et ses sourcils perpétuellement froncés. Le dicton veut qu’un monde sépare l’être et le paraître, et rien n’est plus vrai lorsqu’il est question d’Ys. Peu de personnes ont conscience de la générosité qu’elle s’évertue à dispenser autour d’elle. Peu de personnes ont conscience de la détermination sans faille qui l’anime chaque jour.

La détermination est un des nombreux traits de caractère que la jeune femme partage  avec son frère. Malo est la version masculine d’Ys ; Ys est la version féminine de Malo. Même épais cheveux noir corbeau, même taille fine et élancée, même teint d’ivoire tâché par la crasse du voyage, même regard franc et ébahi.

Le jeune homme pose son paquetage au sol, enlève sa propre cape, et sort une longue corde de chanvre. Ys se débarrasse à son tour de tout objet susceptible d’entraver l’ascension de la proéminence rocheuse.

Ils sourient une nouvelle fois, et glissent chacun un pied dans une première anfractuosité.

L’assaut de la paroi commence.

Plusieurs légendes existent sur le Cœur. L’histoire préférée des jumeaux -mais est-ce seulement une histoire ?- concerne sa naissance.

Trois mille ans plus tôt, le monde n’était qu’une vaste étendue de prairies sans fin. Pas de montagnes, pas de forêts, rien d’autre que de l’herbe, des lacs, et des rivières. En ce temps, les Hommes n’existaient pas encore. Les seuls êtres qui arpentaient les vastes steppes du monde étaient les titans, des entités si grandes, si fortes, que chacun de leurs pas déclenchait un tremblement de terre. Il existait deux tribus qui se partageaient sereinement le monde : la tribu de l’eau, et la tribu de la terre. Il n’y avait pas de guerre, pas de désaccord, car une seule règle gouvernait leurs relations : les communications entre les deux peuples étaient strictement interdites, seuls leurs chefs respectifs avaient le droit de se parler.

Ce système fonctionnait bien : des siècles durant, les titans s’ignorèrent sans dommage. Chaque tribu avait des habitudes de vie qui étaient profondément incompatibles : le peuple de l’eau vivait toujours, comme son nom l’indique, à proximité d’une étendue aqueuse. Le peuple de la terre préférait vivre loin de toute source d’eau, ce qui limitait grandement les échanges.

Mais un jour, un grain de sable se glissa dans la routine parfaitement huilée des deux tribus. Le chef des titans de l’eau eut un fils, Dual. Un fils extrêmement curieux, indiscipliné et aventureux. Un fils qui n’hésita pas à violer la promesse faite par son peuple. Dual avait pour coutume de partir des jours entiers loin des campements de son peuple, avec pour seul bagage quelques outres d’eau indispensables à sa survie. Un jour, il rencontra un titan de la terre tout aussi solitaire que lui, qui semblait fuir son peuple autant que lui fuyait le sien. Un titan qui semblait aussi jeune que lui, aussi rebelle. Le courant passa immédiatement entre les deux ; il n’y eut nul besoin de paroles. Ils se tinrent face à face durant de longues heures, droits, fiers, silencieux. Ni l’un, ni l’autre, n’osa braver l’interdit qui pesait sur eux. Les titans finirent par se séparer… pour mieux se retrouver le lendemain matin. Et leur manège reprit des jours durant, encore et encore, jusqu’à ce que Dual, à court de patience et d’eau, cède, et demander le nom de son compagnon. Qui lui répondit. Il se nommait Extuo, fils du chef des titans de la terre.

Les deux titans parlèrent des heures, comme deux frères trop longtemps séparés.

Cet affront scella leur destin. Un destin cruel, parfois ; un seul être peut détruire en un instant ce qu’il a fallu des siècles à construire. Et ce, d’une seule phrase.

Détruire.

Pour le meilleur ou pour le pire ?

C’est ici que les légendes divergent, que les hommes d’histoire se livrent une bataille acharnée pour la vérité historique. Certains pensent que l’acte du fils du chef des titans de l’eau est une hérésie sans nom, et qu’elle a déclenché une guerre éternelle entre deux éléments destinés à vivre séparés pour l’éternité. Que pour éviter tout conflit, deux peuples aussi différents que les titans de l’eau et de la terre doivent instaurer une barrière qui les préservera de tout différent. Mais d’autres ne sont pas de cet avis, loin de là. Ils défendent une tout autre théorie : l’acte de Dual et d’Extuo était une trahison nécessaire. Sans leur courage, les deux peuples seraient restés séparés pour l’éternité. Si les titans sont suffisamment intelligents, ils peuvent accepter une différence comme une qualité, une nouvelle façon de voir le monde. Et non une agression de leur mode de vie. 

Et le Cœur, dans toute cette histoire ?

C’est ici, précisément, que le Cœur entre en jeu. Les chefs des deux camps exigèrent la mort des deux criminels. Mais au moment d’administrer la sentence, un titan de terre sortit des rangs, et vint placer sa tête sur le billot, à la place de Dual. L’instant d’après, un titan d’eau sortit des rangs à son tour, et plaça sa propre tête sur le billot, à la place d’Extuo. Puis, un autre titan de terre vint prendre la place du titan d’eau qui offrait sa vie pour protéger Extuo, et un titan d’eau vint prendre la place du titan de terre qui se sacrifiait pour Dual. De rage, les chefs de tribus décidèrent de faire un exemple, et d’exécuter tous les protestataires, sans exception. Les corps des sacrifiés furent entassés les uns sur les autres : eau sur terre, et terre sur eau. On raconte que ce fut le mélange de leurs corps qui donna naissance à la toute première forêt.

Ainsi naquit le Cœur. Ainsi naquit la Forêt des Bardes. Une nuée de magnifiques fleurs blanches poussèrent à l’endroit où Dual et Extuo moururent, fleurs qui furent baptisées « filles des titans » en leur hommage. Quelques siècles plus tard, les premiers hommes naquirent, et parmi ces hommes, certains furent choisis pour protéger la pureté de l’endroit. L’ordre des Bardes était né.

Ys et Malo achèvent leur ascension. Ils sont à bout de souffle, tant à cause de l’effort, qu’à cause du spectacle qui s’offre à eux. Ça y est, ils ont accompli leur rêve, ils ont vu le berceau de la vie, le berceau de la nature.

Le sommet du rocher n’est pas grand, il fait moins d’une trentaine de mètres de diamètre. En son centre, un arbre millénaire, tordu, dépourvu de la moindre feuille, a poussé sur une herbe rachitique. À ses pieds, un vieillard est assis. Ils les observent d’un air surpris.

Ys et Malo se regardent. Puis d’un même mouvement, s’avancent vers lui.

  • Qui êtes-vous ? Demande-t-il avec méfiance.

Les jumeaux répondent en cœur.

  • Ys et Malo, noble vieillard.
  • Ah, vous êtes… liés. Cela fait des années que je n’ai rien vu de tel.

Les jumeaux se taisent, intimidés.

Malo tressaille. Il sent le cœur de sa sœur s’accélérer. Il sent son propre cœur s’accélérer.


— Nous ne voulons pas troubler votre quiétude, lança Ys en baissant les yeux. Nous allons redescendre.

Le vieillard se lève, et s’avance vers eux. Il est tout petit, rabougri, dans un long vêtement blanchâtre tâché de multiples traces de boue. Une ceinture de cordes usée lui serre la taille. Il aborde une mimique étrange, comme une… sorte d’excuse. Une grimace triste, pleine de regrets.

  • Être lié présente certains avantages.

Il pose une main sur l’épaule d’Ys.

Puis d’un geste vif, plonge une lame dans le cœur de Malo.

Le barde recule d’un pas. Baisse la tête. Ferme les yeux.  

  • Mais parfois, dit-il doucement, être lié peut être fatal.

 


Ys et Malo vacillent.

Ils s’effondrent chacun d’un côté, loin, tellement loin l’un de l’autre. Une marée vermeille jaillit de leur poitrine, inonde leurs vêtements, se répand sur le sol.

Le barde a mal. Il jette son arme contre l’arbre et pousse un cri de rage.

Parmi les tâches qu’il abhorre le plus, tuer les intrus qui posent les yeux sur le Cœur est la pire. Stupides règles, stupides lois. La clairière doit rester inviolée, pure, et ce n’est malheureusement pas à lui de décider qui doit vivre ou mourir.

Parfois, les règles du monde des hommes sont presque aussi sauvages que la nature elle-même.

Le barde s’approche des corps de ses victimes. Elles agonisent. Pour des êtres aussi liés que ces deux-là, mourir loin l’un de l’autre est la pire des tortures. 

Malgré son âge, malgré la faiblesse de son corps, il porte la jeune femme, et la pose aux côtés de son frère. Leurs mains se cherchent, se trouvent, se serrent. Leurs yeux se ferment, apaisés.

 


Le barde retourne s’assoir contre le tronc de l’arbre.

Les yeux gonflés de larmes amères. 

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