- II - Alstromerias, 199...

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« Quelque part, je sais que je n'ai pas eu le courage nécessaire. Un jour d'ignorance fumeuse, j'ai refermé la coquille et me suis vautré aux pieds de l’œuvre d'une vie ! J'ai tu la colère et accepté, par là-même, la maîtrise du monde par les élites… »


« Loreleï Loreleï – ne me quitte pas – j'ai mon train qui déraille... »

C'est la radio… Je sors d'où ?… Ma tête est posée sur un tissu chaud… J'ai la sensation d'avoir les tempes prises dans des mâchoires métalliques… La taie d'oreiller sous ma tête, est en plomb… Du plomb en fusion...

« Loreleï Loreleï – ne me quitte pas – j'ai mon train qui déraille... »

Le refrain familier résonne douloureusement et de manière fausse. C'est bien Thiéfaine, C'est bien Loreleï sebasto cha mais une particularité me donne une nausée surprenante. Un détail, qui pour le moment m'échappe mais qui, pour autant et de manière étrange, provoque en moi une angoisse incontrôlée. Je mets ça sur le compte de l'apparente cuite monumentale que j'ai prise la veille. Pourtant je ne me souviens de rien… Un vague vague à l'âme… Un retour psychique dans mes années vertes. Une image largement jaunie d'une lycéenne idolâtrée. Un vieux malaise vagal ; une honte infinie ; mais le souvenir fugace d'un changement essentiel.

Un rêve ? Une cuite dévastatrice ? Mais un sentiment de vérité terrible, comme si je devais rejouer ce moment-là. Comme si cet instant était le versant à découvrir ou à redécouvrir ; l'évidence qui se bouscule dans mon cerveau. Une juxtaposition de deux scènes qui se recoupent : là-bas, dans mon adolescence souffreteuse et ici, presque vingt ans plus tard, dans cette mascarade alcoolisée.

« Loreleï Loreleï – ne me quitte pas – j'ai mon train qui déraille... »

Tandis que les veines de mon cou semblent vouloir se rompre ou simplement - mais violemment - se tordre, je perçois enfin le problème du refrain de cette chanson. Et la boule qui se forme dans mon ventre me fait oublier un instant mes douleurs encéphales. Pour en avoir le cœur net, il va falloir que je dégrippe le reste de mon corps et que je me lève.

Je suis couché sur un matelas posé à même le sol. Il couvre un bon tiers de la pièce unique de mon appartement. Je me traîne comme un animal blessé jusqu'à l'étagère sous la fenêtre. Je recherche dans mes cd et en sors l'album Soleil cherche futur. Deuxième impression d'étourdissement : la pochette est comme une réminiscence de l'adolescence que j'ai vraisemblablement quittée cette nuit. Devant le grillage de ce qui semble être une vieille usine, peut-être désaffectée, deux enfants : un jeune garçon au tee-shirt déchiré, un collier à clou autour du cou, une petite crête surplombe son crâne. Il tient à la main un tesson de bouteille et semble nous menacer avec… Peut-être pour protéger la petite fille à ses côtés. Petite fille en robe blanche. Ses longs cheveux bouclés lui confèrent son innocence. Mais son regard…

Je ne lâche pas la pochette, je continue de fixer la gamine comme si sa schizophrénie apparente en dépendait. Mais peut-être, effectivement, en dépendait-elle… Je ne sais pas encore pourquoi le malaise s’approfondit, comme si, bercé par un long - mais lent - chambardement, les murs autour de moi recelaient un lourd secret que je viendrais de découvrir mais qui ne parviendrait pas encore à ma conscience. Je sors le disque et le place dans le compartiment du lecteur. Tous mes gestes témoignent de la peur de découvrir que ma vie entière n'est qu'un leurre.

Je me traîne sur les traces bitumeuses des sillons de la ville en travaux permanents. Je cherche l'équilibre qui me manquait au réveil, je croise mon rêve avec la réalité qui tend son crochet pervers : les paroles de Thiéfaine ne sont pas celles que je connais depuis longtemps… Lui est le même ; sa voix est bien la sienne. Mais un mot ! Un mot qui met en cause ma santé mentale : « ne me quitte pas » plutôt que « ne me lâche pas » ! Un mot simple et pourtant essentiel… La vie n'est plus la même. Le monde a bougé. Mon existence est fissurée. Une sorte de deuxième parallèle…

Je file, la tête basse, le visage caché dans un keffieh violet, les mains dans les poches – le vent est froid et coupant, qui s'engouffre entre les bâtiments anciens de la cité royale.

Comme en suspend au dessus d'un vide sidéral, mes pensées s'abîment dans l'air glacé. Pas de souvenir. Juste une envie impérieuse : trouver la fleur ! Acheter des Alstromérias et offrir ma vie – qui va avec – à Nathalie. Purifier par le bulbe, les bribes de colères nauséabondes qui serpentent encore dans ma tête… Colères étrangement, anciennement, oublieuses… Les relents d'adolescences m'ont rappelé ma lâcheté ; L'ai-je été également cette nuit ? Quel est le lien ?

L'odeur de chien imprègne la cage de l'escalier de béton. Je monte, ignorant. J'ai coupé les tiges et enlevé le papier transparent qui entouraient les fleurs. La fleur ! Elle ne ressemble plus à grand-chose dans ma main rougie et gercée par le froid. Je sonne. Un des chiens aboie. Elle entrouvre la porte et son regard porte ma mémoire dans une antichambre que j'aurai voulu ne plus voir. La matière qui suinte maintenant renvoie l'image nette de la nuit précédente. Ainsi s'achève un nouveau monde. Les paroles n'ont, en réalité, pas changé. C'est l'autre monde, le mien, qui se retourne et montre son dos. Ainsi, cette nuit, les portes que je refermais sur mes peurs, sur ma lâcheté, se sont ouvertes en même temps que mon ventre s'est vidé, enfin !

Cette nuit fut violente, tourmentée ; cette nuit fut décisive… Il y avait Nathalie et sa peinture… Ses tableaux sur carton… Un caveau pour accueillir l’œuvre exposée… Il y avait mes cris, enregistrés, qui résonnaient sous la voûte, comme l'expression sincère de l'amour qui se livre aux regards des autres…

Il y avait donc cette nuit… et la suite de cette vie… Ailleurs !

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