Scène 12

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Elle retourne dans la salle principale, ivre et désorientée. Arthur et Laura sont de retour et la foule continue à danser sans penser à la fin du monde. Rachelle se fraye difficilement un chemin entre les gens qui dansent pour se diriger vers l’enceinte principale et la fait brutalement tomber. La musique se coupe et les danseurs s’immobilisent sans comprendre ce qui arrive, stoppés dans leur élan.

RACHELLE

La fête est finie ! Rentrez chez vous !

CHARLIE en s’avançant, ébahie

Mais Rachelle… Qu’est-ce qui…

RACHELLE

Vous ne m’avez pas entendu ? Tout le monde dehors !

CHARLIE

Mais…

RACHELLE

Qu’est-ce que vous croyez ? Que tout cela est sans importance ? Que passer les dernières heures de vos vies à faire la fête vous rend philosophe ? C’est la fin ! La toute fin ! C’est pas une répétition, c’est la mort ! Alors reprenez vos affaires et fichez moi le camp, vous avez mieux à faire. Personne ne bouge. Mais cassez vous putain ! Vous avez une famille, des amis, des rêves ! Vous pensiez que si plus rien n’avait de sens, alors autant se payer une dernière tranche de défonce ? Mais vous vous êtes trompés ! Je suis vraiment désolée mais tout cela est une erreur ! C’est exactement dans les dernières minutes d’une vie que tout prend son importance ! C’est là qu’il fait aimer, ressentir, se pousser à vivre ! Pas rester enfermés comme des rats dans une boite de nuit ! Toujours aucune réaction. Mais… Mais réagissez au moins ! Il reste un quart d’heure ! Il reste un quart d’heure et après on meurt ! Arrêtez de dormir ! On va mourir, on va tous mourir ! Qu’est-ce qu’il vous faut de plus pour avoir peur ? Pour courir dans tous les sens ? Pour pleurer ? Pour… Pour paniquer au moins, merde !

Silence.

MELANIE en s’avançant timidement

On peut remettre la musique maintenant ?

RACHELLE ébahie

Mais vous êtes fous… Vous êtes devenus complètement fous… Fous ou cons… Le monde va disparaître, nos vies vont prendre fin, et tout ce que vous voulez, c’est de la putain de musique ?

PAUL

Oui, rien de plus. Désolé, mais on se contente de peu.

RACHELLE

C’est pas normal. Vous savez, vous, que ce n’est pas normal. Vous savez que vous vous mentez à vous même, n’est-ce pas ? Vous le cachez ; vous vous le cachez ; mais en réalité pour êtes pénétrés par l’effroi. Vous vous chiez dans le froc.

PAUL

Non. Vraiment pas. Tout ce qu’on voudrait c’est de la musique.

ANGE en se dirigeant d’un pas décidé vers l’enceinte

Bon, ça a assez duré…

RACHELLE hurlant

Touche à rien !

CHARLIE

Rachelle, franchement…

RACHELLE en sortant son arme et en la pointant vers Ange

Touche à rien !

Tout le monde se fige, effrayé. Long silence. Rachelle balaye la pièce de son viseur.

Bande de gamins prétentieux ! Le monde court à sa perte et vous, vous venez enterrer votre chagrin dans la moiteur d’une boite de nuit ? Sincèrement, vous vous prenez pour qui ? Pour des saints ? Pour des diables ? Mais vous êtes des hommes, des petits hommes sans importance, et vous allez mourir comme tout le monde ! On hurle à l’apocalypse, on pleure et on prie à chaque coin de rue, on s’efforce à faire une croix sur nos vie, nos projets, et vous, vous vous contentez de hausser les épaules et de faire la fête ? C’est ignoble, vraiment dégueulasse. Où est passé votre compassion ? Votre empathie ? Votre sensibilité putain ?

CHARLIE d’une voix calme

C’est seulement le discours d’une personne qui a peur.

RACHELLE s’approchant d’elle en pointant son arme sur son front

Bien sûr que j’ai peur ! C’est normal ! C’est même de la décence ! Je suis absolument terrifiée ! Je suis terrifiée justement parce que vous ne l’êtes pas. Je suis terrifiée parce qu’à l’heure de l’apocalypse, vous semblez avoir oublié la justice et la morale ! Elle pointe tour à tour le canon de son arme sur les différents danseurs immobiles. Je sais ce que vous pensiez. Je le sais plus que tout. Vous pensiez que plus rien n’avait d’importance, ni le bien ni le mal, et donc qu’il n’y avait plus de soucis à être de petits égoïstes sans cœur, seulement préoccupés par leur belle mort. Elle s’approche de Camille, le canon de l’arme pointé vers elle. Mais que faites vous du reste ? Que faites vous de tous nos deuils ? De tous nos projets avortés ? De tout ce qu’on a accompli et qui sera enseveli ? De toutes nos utopies, tous nos fantasmes ? Que faites vous de tout l’amour que l’on a pas fait ? De tous les combats qu’on a pas eu le temps de mener ? De tout ça et du reste aussi ? Que faites vous de tout ce qui ne vous concerne pas ? Et que faites vous des autres ? De leur angoisse ? De leur tristesse ? Que faites vous de moi ?

Silence.

CAMILLE

Rien.

RACHELLE

Quoi ?

CAMILLE

Rien. On ne peut rien faire. On ne peut rien faire face à votre culpabilité. Face à vos regrets et à vos remords. Vous êtes seule.

RACHELLE

Ma culpabilité ? Quelle culpabilité ! Les seuls coupables ici c’est vous ! Les seuls qui ne pleurent pas, c’est vous !

CAMILLE

Exact. Et vous savez pourquoi nous ne pleurons pas ? Parce que tout ce que nous pouvions faire, nous l’avons fait. Et pour ce qui est du reste, c’est vous les responsables.

RACHELLE

Nous ?

CAMILLE

Oui. La terre qui crève à petit feu, l’écosystème qui étouffe, la tonne de merde déversée partout, c’est vous. Nous avons lutté, nous avons essayé. Mais les esprits fermés, la lenteur des progrès, la peur du changement, c’est vous. L’apocalypse, c’est vous.

RACHELLE

C’est faux, c’est totalement faux ! On a fait de notre mieux, vraiment ! Et sinon, c’est qu’on ne pouvait rien y faire !

CAMILLE

C’est étrange, parce qu’une grande partie de ce que vous n’arriviez pas à faire, nous l’avons fait.

ANGE

C’est vrai. Nous nous sommes réalisés. On a sublimé nos vies au point d’accepter leur disparition. Peu importe si tout ce qu’on a construit tombe dans les flammes tant que ça a eu une belle existence.

CHARLIE

Puis nous avons réussi à être, tout simplement. Vous vous êtes enfermés vous même dans des prisons étriquées alors que nous, nous nous sommes libérés. Regarde moi, regarde comme je suis heureuse. C’était pourtant pas très compliqué.

LAURA

On s’est aimé aussi. Peut-être pas mieux que vous, peut-être différemment, mais ça nous suffit bien une fois la fin venue.

PAUL

On a réussi à être entièrement qui nous sommes. On a réussi à être fiers de ce que nous sommes. On a réussi à s’aimer coûte que coûte. Et nous réussirons à mourir.

MELANIE

Alors que vous, rongée par tout ce que vous avez fait en trop, noyée dans tout ce que vous n’avez pas eu le temps de faire, vous allez échouer.

ARTHUR

C’est aussi simple que cela. En réalité, vous ne nous en voulez pas. La seule personne à qui vous en voulez, c’est vous. Vous et vous seule.

CAMILLE

Car vous avez été incapable de bien vivre et que vous êtes incapable de bien mourir.

Long silence. Rachelle baisse finalement son arme, assommée.

RACHELLE

Vous êtes des monstres. Vous croyez être des rois, des dieux, tout ça parce que vous n’avez pas dépassé trente ans, mais vous n’êtes que de la vermine. Vous pensez tout savoir, tout comprendre, bien mieux que tous ceux qui vous ont précédés, mais vous restez des petits cons. Des petits cons cruels et sans cœur. Silence. Elle commence à reculer vers son bureau. Je vais aller regarder une dernière fois le ciel.

Elle monte lentement dans son bureau, épuisée. Quelques secondes après, on entend un coup de feu. Les danseurs sursautent, choqués, sauf Paul qui fait face au public, les yeux levés, comme pour observer quelque chose au loin à travers la fenêtre.

PAUL

Enfin, notre dernière minute.

Une lumière rouge inonde la scène. Les autres le rejoignent. Tous font face au public et semblent fixer un point dans le ciel. Ils sont émus.

CAMILLE

C’est magnifique. Vraiment magnifique.

MELANIE

Vous savez, je crois que je ne me suis jamais autant amusée de toute ma vie. Je suis contente d’être avec vous.

ANGE en essuyant son maquillage et enlevant sa perruque

Je pense que c’est le moment.

CHARLIE en se mettant du rouge à lèvre

Oui.

PAUL

10 secondes.

LAURA à Arthur.

Serre moi s’il te plaît.

Arthur prend Laura dans les bras.

PAUL

Cinq. Quatre. Trois. Deux. Un.

Tous ont le réflexe de se protéger sauf Paul. Noir.

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