Cinq humains, un perædhel et deux elfes mangeurs d’hommes

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Les deux ældiens transportèrent leurs possessions sur le cotre, qu’ils avaient mis dans leur soute. Au moment de quitter le cair de leur père, ils se livrèrent à un petit cérémoniel avec ce dernier, sous l’arbre-lige. Voir les trois fronts contre fronts, la main sur le dos de l’autre comme s’ils n’allaient jamais se revoir, rendit Kael jaloux. Il n’avait pas eu droit à ça, lui. On l’avait très tôt exclu du lit des parents, puisque la portée suivante était en route.

« Tu transmettras mes salutations à Ar-waën Elaig Silivren », lui fit Sheod au moment de les quitter.

Ses deux fils, qui étaient en train d’embarquer avec leurs affaires, se retournèrent, regardant une dernière fois leur père.

« Vous le connaissez ? s’étonna Kael.

— Oui et non. De réputation. Le nom de Silivren est connu dans les 21 Royaumes, jeune perædhel. Son prestige rayonnait dans tout l’empire d’Ultar. Je me réjouis de le savoir en vie.

— Il sera ravi de l’apprendre, ironisa pour moitié Kael. Merci pour votre hospitalité, en tout cas. Je lui parlerai de vous. »

Sheod hocha la tête. Puis il la releva et regarda ses fils. Le visage des trois ældiens n’exprimait rien, mais Kael trouva tout de même à la scène un aspect tragique.

Le cotre étant conçu pour six passagers de taille humaine, il n’y avait pas de place pour les nouvelles recrues, qui dépassaient toutes deux le deux mètre-quarante.

« Désolé, leur dit Kael, mais il faut que vous montiez dans la soute. »

Les deux frères le regardèrent comme s’il venait de leur jeter de la bromure de fer au visage.

« Comment ? Nous, monter dans la soute comme des esclaves, des prisonniers de guerre ?

— Vous êtes trop grands pour aller ailleurs. Vous prenez beaucoup de place, avec vos panaches, vos armes et vos armures hérissées de lames…

— Alors, demande à quatre de tes serviteurs de monter dans la soute pour nous la faire, cette place », proposa Aedhen en croisant les bras.

Ses yeux dansaient comme des araignées. Se sentant prêt à abdiquer, Kael se tourna vers son équipage, en recherche d’une solution.

« Qu’est-ce qu’ils ont, à feuler et à grogner comme ça ? demanda calmement La Brute. Finalement, je commence à comprendre la pertinence de ton recours à l’identité nekomate !

— Ils ne veulent pas monter dans la soute, murmura Kael en ignorant la boutade. Ils veulent que je vous y mette, vous, pour qu’ils puissent rester là. »

La Brute soupira.

« Si ça leur fait plaisir… »

Il se leva.

« Keita, Yamfa, Indis, fit Kael en regardant les trois désignés. Allez dans la soute avec La Brute. »

Kael s’était attendu à une petite rébellion, mais personne n’osa regimber.

« Avec les ældiens ? murmura Keita.

Son ton était celui d’un homme qui s’apprête à monter dans un wagon peuplé de bêtes sauvages.

— Non, eux, ils restent là. »

Soudain, la voix sombre et grave d’un des deux frères s’éleva.

« Les petites femelles peuvent rester avec nous, dit Aodhann dans un Commun terriblement archaïque et guttural. Les mâles, dans la soute.

— Le petit mâle à la peau pâle et lisse peut monter avec moi, tempéra aimablement Aedhen. J’apprécie les jeunes humains à la peau lisse et sucrée. »

Il se fendit d’un sourire rendu inquiétant et anormal par sa dentition de carnassier. Une odeur âcre – celle de la peur de son ami – titilla les nerfs sensibles de Kael. Le perædhel se balança d’un pied sur l’autre, nerveux, avant de se sentir cueilli et enveloppé par un voile d’énergie protectrice. Omen.

Quant à Yamfa et d’Indis, elles fixaient les ældiens, menton et bouche relâchés. Kael pensa qu’elles avaient l’air de deux anguilles assommées sur la table à découper du père de Keita, les soirs où il faisait du kabayaki.

« Mais il n’y a pas de place pour deux humains et deux ædhil, ici, s’empressa de préciser Kael. Soit deux ældiens ici et quatre humains dans la soute ; soit quatre humains ici et deux ældiens dans la soute. »

La Brute partit d’un petit gloussement bas.

« On dirait cette devinette : un homoncule, un nekomat, un orcanide, un hérétique, un elfe mangeur d’hommes et un humain doivent passer d’une station spatiale à une autre en empruntant une barge ne contenant que deux places. Qui dois-je laisser sur le pont d’embarquement et qui dois-je laisser dans la barge ? » ironisa-t-il.

À la grande surprise de Kael comme de La Brute, le dénommé Aedhen se tourna vers le vétéran pour lui répondre. C’était la première fois qu’il s’adressait à lui.

« Ta devinette est d’une simplicité digne d’un adannath. Il suffit de mettre l’homoncule et l’orc ensemble, pour qu’ils s’entretuent. Ensuite, tu n’as plus qu’à faire passer le nekomat et l’humain. L’ædhel et l’autre humain passent ensemble : ainsi, l’ædhel peut ensuite emmener tout le monde dans son cair, et aucun de ses esclaves n’a été molesté. »

Un silence pesant suivit cette déclaration.

« Pour répondre à la question de Caël-le-perædhel, il suffit que les femelles humaines montent sur nos genoux, fit Aodhann. Ainsi, il y aura de la place pour tout le monde.

— Sauf pour La Brute et moi », murmura Keita, qui, libéré de l’air empreint de sorcellerie du cair, avait repris du poil de la bête.

Le jeune homme tourna ensuite son regard sur les deux « femelles » mentionnées.

« Vous voulez monter sur les genoux de ces ældiens ? murmura-t-il.

— Euh… Non, bafouilla Yamfa. Enfin, j’en sais rien… Peut être… S’il y a vraiment pas le choix… »

Effarés, les trois garçons virent les deux membres de leur équipage parmi les plus affirmés bégayer en regardant leurs pieds.

Il y a encore cinq minutes, elles voulaient rester pour toujours sur le cair de Sheod, pensa Kael. Leur comportement est certes alarmant, mais présente déjà une amélioration.

« Je prends la petite à la peau noire, statua Aedhen en ældarin. Elle me plaît bien.

— Et moi, celle aux cheveux dorés, fit Aodhann.

— De toute façon, elles monteront toutes les deux sur nos genoux. Tour à tour.

— Et il y a encore la petite aux yeux couleur de vide. Elle aussi, elle montera sur nos genoux, mon frère. »

Kael dressa une oreille alarmée.

« Non, personne ne montera sur vos genoux ! Allez, tout le monde dans la soute.

— Sans discuter », statua La Brute en poussant Yamfa et Indis devant lui.

Les ældiens les regardèrent partir avec un sourire narquois. Puis ils s’installèrent nonchalamment sur les places laissées vides et croisèrent les bras sur le plastron de leur armure, affectant bientôt un air détaché et martial.

Je vais avoir du mal à les gérer, ceux-là, réalisa Kael. J’ai peut-être commis la plus grosse bourde de ma vie en les embauchant dans mon équipage.

Et, sur ces pensées peu rassurées, il retourna dans le cockpit, où Omen l’attendait.

« Je trouve que vous avez fait ce qu’il fallait, capitaine, lui dit-elle gentiment. Si vous n’aviez pas fait ça, les pauvres Yamfa et Indis auraient été prisonnières de ces deux hommes cruels, qui les auraient sans doute dévorées. »

Kael regarda Omen, dont le visage restait droit devant elle.

« Omen, commença-t-il tout doucement. Tu sais que ce ne sont pas des hommes, n’est-ce pas ?

— Je sais que ce sont des individus mâles d’une autre espèce, confirma-t-elle.

— Comment le sais-tu ? Je veux dire, comment les vois-tu ? »

Omen resta silencieuse un moment.

« Je les vois comme deux flammes très vives et très puissantes qui brillent dans le noir. D’habitude, je ne vois des gens qu’une faible lumière vacillante, mais eux, ils sont si lumineux qu’ils me font mal aux yeux… Comme vous, mon capitaine. »

Kael la regarda.

« Tu me vois comme ça ? Lumineux ?

— Extrêmement lumineux. Plus lumineux qu’eux encore. »

Kael sentit une grande assurance l’envahir. Sur une impulsion, il se tourna vers Omen.

« Je peux te toucher la main ? »

La jeune fille hocha la tête.

« Oui. Vous le pouvez. »

Mais Kael n’osa pas. L’audace l’avait quitté.

« Tu n’as pas toujours été aveugle, n’est-ce pas Omen ?

— Non. Mais je le suis, maintenant.

— C’est pour ça que tu sais ce qu’est une flamme.

— C’est pour ça que je vous vois nettement, alors que les autres ne le peuvent pas, dit-elle. Ce sont eux qui sont aveugles, pas moi. Moi, je vous vois tel que vous êtes réellement.

— Une flamme.

— Une flamme blanche et lumineuse, très belle, qui brille fort. »

De nouveau, Kael eut envie de lui prendre la main.

« Comment sont leurs flammes, à eux ? murmura-t-il.

— Elles sont rouges. Rouges comme le sang, le désir et l’envie. Ils veulent nous engloutir, Yamfa, Indis, et moi. Mais grâce à vous, ils ne le pourront pas. »

Kael garda le silence un moment.

« Tu crois que j’arriverai à les tenir à distance, à les empêcher de vous faire du mal ?

— Oh oui, capitaine Srsen. Mais prenez bien garde à vous. Vous aussi, ils vous veulent des choses.

— Aodhann, je sais. Il me déteste, cela se voit, admit Kael.

— Lui, il veut seulement vous tuer. L’autre… Il veut vous dévorer. »

Kael médita un moment sur ces paroles. Puis il alluma les moteurs, et quitta définitivement le cair de Sheod Uathna.

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