Scène XI

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Et Valjean s’assit au côté de Javert et raconta la vie au bagne telle qu’elle était, avec ses joies et ses peines, ses injustices et ses lois… Il évoqua certains gardes, corrompus jusqu’à l’os et certains forçats libres d’agir comme ils le souhaitaient. La loi du plus fort ! Enfin, il dressa le portrait d’un jeune adjudant, dur, sévère mais juste, appliquant le règlement à la lettre et punissant aussi bien la garde que la chiourme.

Cela lui avait coûté assez d’ennuis.

On écouta et on hocha la tête, un peu plus à même de comprendre les réalités de la vie dans un bagne.

« Alors, tu n’avais pas de protecteur ?, demanda Jeanne, désolée pour son frère.

- Non. Ma force et ma brutalité m’ont protégé dans la plupart des cas.

- 24601 a passé assez de temps au mitard pour ses crises de violence, » asséna tout à coup Javert, sans trop réfléchir à ses propos.

On sursauta aux numéros énoncés par le garde.

« 24601 ?, répéta Jeanne.

- C’était mon matricule et en effet, j’étais souvent envoyé en cellule d’isolement.

- Tu étais si insoumis…, opposa mollement Javert.

- Je ne pouvais pas accepter l’enfermement sachant que ma sœur se mourait de faim avec ses enfants. »

Un peu de venin dans la réponse, cela tira Javert de son engourdissement. Jeanne posa sa main sur sa bouche, désolée des propos amers de son frère.

« Il te suffisait d’écrire ! Il te suffisait de demander qu’une lettre soit envoyée ! Tu as été bastonné dés la première semaine !

- Avec quel argent ? On a voulu me casser la gueule dés la première semaine ! »

Ces mots fouettèrent l’adjudant qui se redressa, cette fois complètement éveillé.

« Et tu n’as rien dit ! Tu as préféré régler tes comptes toi-même ! La violence ne mène à rien. Le type a fini à l’hôpital et tu as terminé sous la bastonnade et au mitard.

- Et j’ai eu une réputation de brute qui m’a protégé d’autres combats.

- Et la garde ? Putain la garde ! Et moi ? Pourquoi n’es-tu pas venu m’en parler ? Je t’aurais aidé !

- Il y a cinq ans ? Vraiment monsieur l’adjudant ? »

Javert se tut, défait. Valjean avait raison. Il y avait cinq ans, il avait rencontré un jeune homme de vingt-six ans, perdu dans sa haine et sa détresse, fort comme un bœuf. Il y avait cinq ans, Javert avait quinze ans. Il n’était qu’un gamin que personne n’écoutait, il apprenait son métier de garde-chiourme dans un uniforme trop grand pour lui. Il était employé comme simple pertuisanier. Il se trouvait au bas de l’échelle et avait mis des mois avant d’être simplement toléré par ses pairs. Que le mépris cesse et qu’on lui donne de plus en plus de responsabilités.

« C’est vrai, admit Javert. Il y a cinq ans, tu avais raison de casser la gueule de ce type et de l’envoyer à l’hôpital. »

Javert se leva, fâché. Il avait encore tellement de foi en la Loi. D’un geste brusque, Javert récupéra ses vêtements et se rhabilla.

Valjean se leva et le regarda faire, chagriné.

Au moment où le sergent de police était assis sur sa monture, Valjean le salua timidement.

« Tu reviendras ?

- Je pars sur Paris. J’ai un patron, M. Chabouillet. Je te souhaite une bonne continuation Valjean.

- Donne-moi de tes nouvelles ! »

Un signe de la main et Javert fit partir son cheval d’un claquement fort sur la croupe. Il était vexé, fâché...tellement jeune… A peine vingt ans et encore des idéaux plein la tête. Ce qui était étonnant c’était qu’il les ait gardés jusqu’au bout. Jusqu’au plongeon dans la Seine.

« Un drôle de type ton garde-chiourme, lança Romain Letellier. On jurerait qu’il s’en veut de t’avoir frappé.

- Cela m’étonnerait…, » murmura Valjean, un peu tristement.

Et Javert disparut de la vie de Jean Valjean pendant quelques temps. Pendant plusieurs semaines.

Des semaines que Jean Valjean passa à la ferme.

Durant cette période d'inaction et de travail intense, une lettre arriva et lui rappela Toulon. Une invitation de la part de Maxime Du Florens accompagnée de quelques Napoléons en or pour payer le voyage. La mairie était terminée, on allait l'inaugurer. Jean Valjean était invité.

Cela fit sourire l'ancien forçat.

Quelle vie étrange que la sienne !

M. Letellier fut surpris par la demande de son employé. En fait, pour la première fois, il sembla se rendre compte que l'histoire racontée par Jean Valjean n'était pas un mensonge.

Bien sûr, il accorda un congé...

La mairie était belle ! M. Du Florens avait même embelli le bâtiment par rapport à ce qu'il avait décidé du temps de Jean-le-Cric. Elle était belle et Valjean se sentit fier d'avoir participé à sa construction.

Il examinait les balustrades, les atlantes étaient magnifiques. Une main vint se poser sur son épaule, amicalement.

« Alors, monsieur le forçat ? Que dites-vous de notre mairie ?

- De la belle ouvrage, monsieur l'architecte. »

On rit. Maxime Du Florens était content de revoir son chef de chantier. Il l'examinait, avec un œil critique avant de sourire, ravi.

« Vous êtes magnifique, mon cher Valjean. Les costumes de bourgeois vous vont mieux que la tunique rouge et le bonnet assorti. »

Un sourire. Valjean était d'accord. Il avait fait un effort au niveau de l'habillement. Choisissant une tenue décontractée mais de qualité. Il ne voulait pas ressembler à un parvenu. Et en même temps, il voulait faire honneur à M. Du Florens.

« Venez que je vous présente !

- Monsieur, je vous en prie, » fit Valjean, affolé.

Car si le jeune architecte n'en avait cure de la position de forçat de Jean Valjean, ce n'était pas le cas de ce dernier. Valjean avait terriblement honte de son passé.

« Allez ! Vous n'êtes pas venu ici pour flancher devant quelques bourgeois en culottes et chapeau haut de forme.

- Non. Mais je préférerais des bicornes pour ma part. J'en ai plus l'habitude.

- Il y en a aussi. D'ailleurs... »

M. Du Florens se mit à sourire, amusé comme un gamin qui prépare une bonne blague. Il saisit Valjean par le bras et le fit entrer dans la mairie.

Un très beau bâtiment.

Jean Valjean reconnut le maire discutant avec des officiels, des soldats en uniforme rutilant surveillaient la salle... Le capitaine Thierry se tenait là également avec quelques gardes venus accompagner leur supérieur. Et parmi les gardes, visible par son uniforme bleu nuit et son bicorne à cocarde, il y avait Javert.

Javert en tenue de sergent de police, raide et imposant avec sa canne à pommeau plombé à la main et son épée au côté. Il portait des gants blancs et ses favoris épais lui conféraient un air farouche. Il était magnifique.

M. Du Florens, pris dans son enthousiasme, entraîna Valjean jusque devant le capitaine et son ancien garde-chiourme.

« Regardez qui vient d'arriver capitaine !

- Pardon, monsieur, fit poliment le capitaine Thierry, directeur du bagne de Toulon. Je ne vous reconnais pas.

- C'est Jean Valjean, ajouta en riant M. Du Florens.

- Valjean ? 24601 ? Tu ressembles à un vrai bourgeois ainsi. Que deviens-tu ? »

Javert n'avait rien dit, il examinait profondément l'ancien forçat.

« Un ouvrier agricole, monsieur.

- Quel dommage ! Tu étais quelqu'un d'intelligent. Tu mérites mieux que ça, n'est-ce-pas Javert ?

- Oui, monsieur. »

L'imposant sergent de police hocha la tête. C'était à son tour d'être sur la sellette.

« Que dis-tu de notre adjudant ? Le voici un policier maintenant.

- C'est une belle évolution.

- Il nous manque beaucoup mais la police est une meilleure carrière que la garde. Je suis fier de lui. »

Javert baissa la tête, juste un peu. Pour ne pas montrer son inconfort.

Heureusement, le maire appela le capitaine et l'architecte à le rejoindre pour le discours d'inauguration.

Discrètement, Javert et Valjean s'éloignèrent. Ils savaient très bien qu'ils n'étaient que tolérés ici. Invités par la gentillesse et la générosité de M. Du Florens. Discrètement, les deux hommes quittèrent le bâtiment pour se retrouver à l'extérieur, en plein soleil.

C'était un soleil hivernal. Il faisait doux, presque frais.

Les deux hommes entamèrent une petite promenade aux alentours de la mairie.

« Comment allez-vous ?, demanda abruptement Valjean à Javert.

- Bien, répondit celui-ci, un peu dérouté par la question et par le vouvoiement soudain.

- Et Marseille ?

- Une grande ville avec son lot de crimes et de délits.

- Tu es heureux ? »

Une nouvelle question qui déroutait Javert.

« J'ai plus de possibilités pour mon avenir dans la police que dans la garde.

- Es-tu heureux ?, répéta inlassablement Valjean.

- Je suis satisfait. Je suis utile, j'essaye de faire respecter la loi, je défends ceux qui en ont besoin. Je...

- Pourquoi es-tu parti ainsi la dernière fois ? »

La promenade les avait entraînés dans la ville, ils marchaient sous les arbres des rues. Toulon était une belle ville mais les rues étaient assez étroites. Deux hommes, épaule contre épaule. Un policier et un bourgeois.

« Je suis parti pour ne pas faire de mal.

- Faire de mal ?

- Je ne voulais ni faire un esclandre ni briser quelque chose...

- Briser quelque chose ?

- Notre amitié. Je ne voulais pas faire de mal à qui que ce soit.

- Mais tu ne pouvais pas briser notre amitié Javert.

- J'ai préféré partir... »

Le policier se sentait mal. Il avait voulu fuir Valjean et tous ces hommes car il savait qu'il allait perdre son calme. Il allait être désagréable et insultant. Le nouveau policier était fatigué, soumis à une rude pression.

M. Chabouillet l'avait fait entrer dans la police, certes, mais Javert devait faire ses preuves. Ses collègues n'aimaient pas du tout voir un gitan devenir policier et Javert avait du faire preuve de fermeté pour être accepté.

Il n'avait pas fracassé de mâchoires mais la situation avait été sensiblement la même que celle de Valjean arrivant à Toulon.

Valjean saisit le bras de Javert pour le serrer et forcer l'imposant personnage à se tourner vers lui.

« Tu ne peux pas briser notre amitié Javert, répéta fermement Valjean.

- Pourquoi donc ?

- Parce que ce n'est pas de l'amitié mais de l'amour. »

Un souffle nerveux. Javert regarda Valjean. Valjean regarda Javert.

« Où es-tu logé ?, demanda Valjean.

- J'ai une chambre dans une petite auberge modeste. Je retrouve mon poste demain ou après-demain.

- Crois-tu que cette inauguration va durer encore longtemps ? »

Javert se mit à rire, amusé. Excité. Nerveux.

« Nous avons du rater la plupart des discours.

- Alors, allons finir cette cérémonie et dînons ensemble à ton auberge.

- Plutôt la tienne, sourit Javert.

- Pourquoi donc ?

- M. Du Florens dort dans la même auberge que moi. »

On rit et on retourna à la mairie.

En effet, les discours étaient en passe d'être terminés. Les hommes politiques se congratulaient pour des travaux dont ils n'étaient responsables en rien. Sauf au niveau financier bien entendu. On écouta poliment l'architecte Maxime Du Florens puis un verre de l'amitié fut proposé suivi d'un banquet.

Javert et Valjean n'étaient pas conviés à tout cela. Les pouvoirs de M. Du Florens n'allaient pas jusque là.

Donc, on se salua et on se remercia pour le voyage.

« Demain, je voudrais déjeuner avec vous, lança M. Du Florens à Valjean, avec les yeux pleins d'espoir. Je souhaiterais aussi votre présence bien entendu, ajouta précipitamment l'architecte en regardant Javert avec appréhension.

- Nous en serions honorés, répondit chaleureusement Valjean, parlant pour lui et pour Javert qui acquiesça sans un mot.

- C'est entendu !, fit M. Du Florens, un large sourire aux lèvres. Rendez-vous à l'auberge du Petit Pont, demain vers midi.

- Parfait ! »

M. Du Florens allait ajouter quelque chose mais le maire l'appela pour le banquet où d'autres discours étaient prévus avant la nourriture proprement dite. L'architecte regarda les deux hommes avec un air désespéré.

« Bon, messieurs. Je vous souhaite une bonne soirée. »

Et le jeune homme disparut, laissant Javert et Valjean seuls.

« Où est ton auberge ? »

Un fin sourire.

Deux hommes marchant dans les rues, peut-être un peu trop proches pour de simples relations, deux amis marchant dans les rues.

C'était l'image qu'ils donnaient.

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