Scène II

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Son manège attira les regards du prêtre officiant au bagne. Le Père Groshens fut agréablement surpris par cette brebis égarée revenue dans le giron du Seigneur. Il fut encore plus étonné de découvrir l'étendue de l'érudition de ce forçat, illettré. Le Cric connaissait ses prières mais aussi des psaumes, des versets entiers des Écritures et il les déclamait avec ferveur.

Dieu ait pitié de nous !

D'ailleurs, Valjean demanda à entrer dans l'école du bagne pour y apprendre à lire et à écrire. Il le savait déjà mais il devait faire mine de l'apprendre.

Le Père Groshens se fit le protecteur de Jean-le-Cric, à la surprise générale.

« Le-Cric ?! Tu aimes les calotins maintenant ?, lui demanda Brevet, avec un regard stupéfait.

- Je ne les ai jamais détestés. »

On en rit.

On pensa que Le Cric cherchait un moyen pour se faire la belle.

L'adjudant-garde Vandecaveye reçut la demande du Père Groshens, il transmit le dossier à Javert comme à son habitude. Le chef de la garde avait autre chose à faire qu’à se charger d’un forçat en pleine crise de conscience.

Javert fut sceptique mais le prêtre insista et obtint gain de cause. Il harcela pendant des semaines et des semaines le malheureux garde-chiourme.

« Les hommes peuvent changer, mon adjudant. »

Et Valjean fut admis sur les bancs de l'école du bagne.

Des jours et des semaines passèrent ainsi. En fait, le temps s'était accéléré et cependant Valjean avait l'impression d'être figé dans le temps. Chaque jour, de chaque semaine, la vie était rythmée de la même façon.

Six heures le matin, le canon de l'arsenal réveillait la chiourme. Puis les gourdins et les matraques levaient les plus rebelles. Le rondier faisait sonner les chaînes. On distribuait de l'eau et du pain noir aux forçats. Ensuite, les gardes répartissaient les équipes et les forçats partaient par petites équipes jusqu'aux chantiers où ils allaient travailler jusqu'à l'épuisement le plus extrême. Pour les forçats soumis à la Grande Fatigue.

Pour les privilégiés, ceux qui avaient des appuis, des protecteurs. Ceux qui avaient mérité une récompense pour leur comportement exemplaire, c'était la Petite Fatigue. On restait dans le bagne, on nettoyait les salles, on préparait le repas, on se chargeait du secrétariat, on aidait à l'infirmerie...

Vidocq était un maître passé dans l'art de rester dans le bagne pour éviter le travail de force... Valjean, lui, était trop soumis pour chercher à échapper au travail. Et puis, travailler lui faisait du bien.

L'épuisement lui permettait d'oublier son chagrin, de se focaliser sur autre chose que sa vie perdue. Cosette ? Marius ? Javert ?

Où était Jean Valjean ?

Sinon, il serait vraiment devenu fou.

Les gardes et les forçats se rendirent vite compte du changement radical de l'attitude de Jean-le-Cric. On se méfia mais petit à petit on s'habitua à cet homme, fort et puissant, devenu plus doux qu'un agneau. Un homme bienveillant aussi, qui aidait et soutenait ses camarades de chaîne.

Brevet n'avait jamais aimé Le-Cric. Au départ, les deux hommes se supportaient mais leur relation évolua peu à peu. Le-Cric devenait attentionné pour son camarade, sans verser dans l'affection. Brevet en fut tellement surpris qu'il crut bon de prévenir Le-Cric :

« Je te préviens, Le-Cric, si tu es en mal d'amour, jamais je te filerais ma rosette ! Tu vas devoir me casser la tronche !

- Je ne suis pas de la jacquette ! Tu devrais le savoir depuis le temps.

- Oui, mais je comprends pas...

- Quoi ?

- Pourquoi t'es comme ça avec moi ? Qu'est-ce que t'en as foutre de moi ?

- Tu es mon chevalier de la guirlande, non ? Il est normal que je pense à toi. »

Brevet n'était pas convaincu et cette fois il avait peur du Cric. L'homme avait tellement changé, qui sait ce qu'il pouvait lui faire sur leur planche de bois ?

« Et si tu te casses une patte, je serais marron !, » acheva Valjean, percevant le malaise de son collègue.

Cela eut le mérite de rassurer Brevet. Le forçat n'avait jamais été très malin.

« Pour sûr, Le-Cric. Qui pourrait te supporter comme moi ?

- T'as pigé ! Tu vois quand tu veux ? »

Un rire gras. Valjean n'aimait pas Brevet, mais il y avait pire comme compagnon.

Il y avait des forçats qui forçaient leur camarade de chaîne à leur faire des fellations voire à accepter la sodomie. Il y avait des viols parfois.

Le-Cric n'en avait eu cure la première fois, maintenant, il serrait les poings et réagissait violemment en voyant cela.

On se méfiait encore plus de lui. Un homme étrange ce Le-Cric. Il devait être devenu fou en fait.

Des semaines que le Père Groshens demandait à Javert de venir inspecter la salle de classe. Il voulait lui présenter ses élèves, et surtout son meilleur élève. Jean Valjean.

Javert, à bout d'argumentation et de patience, accepta enfin. Il pourrait en faire un rapport pour l’adjudant en chef.

Javert contemplait la classe du bagne avec une lassitude visible, cherchant du regard Jean Valjean.

« Les hommes ne changent pas !, répondit Javert, la voix pleine d’ironie. Surveillez-le avec soin et ne lui retirez pas ses chaînes ! »

Le prêtre secouait la tête avec tristesse, l’adjudant était un homme dur et sévère. Il ne pardonnait pas, il n’oubliait pas, il ne croyait pas en la rédemption. Ni même en la grâce.

Un homme dur mais juste.

Et puis, le mépris disparut pour laisser la place à l’étonnement. On fut abasourdi par la rapidité d'apprentissage du forçat. Valjean sut lire et écrire en quelques semaines.

Ce fut la raison de la deuxième visite de l'adjudant.

Et Javert lui-même dut en convenir, Jean Valjean était intelligent ! Il dut en convenir lorsqu’il vit les pages d’écriture du forçat Jean-le-Cric couvertes d'une écriture lisible, petite et serrée.

L’écriture de M. Madeleine mais cela il ne le savait pas !

Le Père Groshens était enchanté des progrès de son élève le plus sérieux et travailleur. Valjean venait à l’école le dimanche, négligeant les quelques heures de repos qu’il pouvait avoir pour étudier.

Le Père Groshens commença à lui donner des livres à lire. De la littérature religieuse. Valjean dévorait les livres et en faisait des résumés.

Il s’amusait de revivre les lectures de M. Madeleine. Mais il avait envie de lire autre chose maintenant, de la science peut-être ? Des mathématiques ? De la philosophie ? M. Madeleine avait été un homme bon mais un peu frustre, il manquait de culture et de distinction. On pouvait peut-être changer cela ?

Le Père Groshens était désolé de ne pas pouvoir aider son élève dans ses études. Il ne disposait pas d’une bibliothèque très fournie au bagne. Peu de forçats allaient plus loin que les lettres et les chiffres.

« Tu as un don pour cela !, lui lança un jour le Père Groshens en souriant. Je vais voir l'adjudant en chef et le capitaine pour essayer de te faire entrer dans la Petite Fatigue. Je pourrais avoir une certaine utilité avec toi.

- Merci, mon Père.

- Tu connais bien les Écritures. Tu pourrais m'aider à monter mes Mystères. Et je pourrais réussir à te trouver des livres scientifiques. Qu’en dis-tu ? »

Jean Valjean accepta avec entrain. Surpris qu’on commence à le voir comme un homme et non plus comme une bête.

Les Mystères étaient le dada du prêtre du bagne de Toulon. Monter des spectacles théâtraux avec des forçats pour expliquer les grands thèmes de la Bible. Apprendre en s'amusant. Faire de la morale de façon ludique.

Les forçats n'adhéraient pas tous mais cela faisait passer le temps.

Il va sans dire que le Cric n'en avait rien eu à faire la première fois...

1800...

Il avait fait quatre ans sur cinq...

Se pourrait-il qu'il soit libéré plus tôt ?

Un fol espoir s'empara de Valjean. Revivre une vie totalement différente de celle de Jean Valjean, retrouver sa sœur, sa famille et redevenir un élagueur à Faverolles… Ou alors s’installer officiellement à Montreuil-sur-Mer, créer son usine au nom de Jean Valjean et vivre une vie de patron d’industrie… Faire venir sa famille à Montreuil et que tous vivent de sa fortune...

Oui, un fol espoir... Valjean en vint à compter les jours jusqu'à sa libération. Il commença à vouloir vivre cette vie et y rester pour de bon.

Le bagne était fatigant, déprimant, éreintant. Il y avait toujours de la violence, de la haine mais également de la camaraderie, de l'entraide.

Le dimanche avaient lieu des combats pour l'argent, des jeux de dés, interdits formellement par le règlement mais qui se passaient quand même. Le dimanche, on riait et on pariait sur les résultats des combats.

Les dimanches. Jean-le-Cric les avait passés, enfermé dans le mitard, blessé et rempli de haine, le dos en sang d'avoir été flagellé ou bastonné...

Les dimanches. Jean-le-Cric les avait passés, assis dans un coin de la cour du bagne, à monter des plans pour s'enfuir, à penser à sa sœur et à ses enfants mourant de faim, à vouloir tuer un garde-chiourme...

Une bête !

Brevet était accolé à Valjean, les deux hommes se quittaient rarement. A cette équipe s'ajouta bientôt Cochepaille et Chenildieu, comme il se devait.

Valjean écouta ses camarades de bagne cette fois-ci. La première fois, il les avait ignorés, farouche et sauvage qu'il était.

Chenildieu était au bagne pour avoir violé une fille de ferme. Il avoua les larmes aux yeux que la gamine lui avait fait du rentre-dedans mais qu'au moment de l'addition elle lui avait joué sa mijaurée. Il n'avait pas supporté le mépris et l'avait prise de force. Six ans de bagne.

Cochepaille était un voleur, comme Valjean. Il avait volé à de multiples reprises, de l'argent, de la nourriture, des habits... Il avait été arrêté plusieurs fois et avait connu de nombreuses prisons. Toulon était une nouvelle étape dans sa carrière criminelle. Dix ans de bagne.

Brevet était un pauvre homme. Il avait perdu son travail durant la Terreur. Il était un ancien menuisier mais sa grande gueule l'avait fait renvoyer. Il avait osé chanter des chansons paillardes face à une délégation républicaine... Il avait échappé de peu à la guillotine. Dix ans de bagne.

Et Valjean, vol de pain. Cinq ans de bagne.

On fit connaissance pour la première fois en quatre ans de chaîne.

Valjean se demanda vraiment à quoi il pensait lorsqu'il était Jean-le-Cric.

Le bagne était fatigant. Valjean s'épuisait à la tâche, il travaillait sans relâche sur les chantiers, en ville, dans la cale sèche. Il réparait les bateaux de guerre, apprenant leur nom, leur histoire.

Pour la première fois, il s'intéressa à la charpente marine. Les gardes étaient surpris par cet intérêt soudain et beaucoup ne savaient pas répondre aux questions du Cric.

« Ta gueule Le-Cric et bosse ! Tu demanderas à Javert ! »

Et Javert secouait la tête, agacé mais de plus en plus amusé, par les rapports de ses officiers.

« Le-Cric est pénible. Il pose des questions, se plaignait Voynet.

- Casse-lui le dos !, fit simplement Javert en souriant.

- C'est que le Père Groshens le défend... »

Oui, le Père Groshens protégeait Jean Valjean et de toute façon le forçat avait beau être pénible, il ne méritait pas la bastonnade.

Il n'était d'ailleurs plus maltraité.

L'homme travaillait bien, il était assidu, sérieux, consciencieux. Il était respectueux, poli, déférent. Il aurait eu ce comportement-là depuis le départ, il aurait connu la Petite Fatigue assez rapidement. Et non pas quatre ans d'Enfer.

Jean Valjean se retrouva soudain sous la surveillance étroite de l'adjudant Javert.

Javert le contempla sans aménité. Le gris si clair de ses yeux était fixé sur lui. Valjean fut surpris de voir Javert le suivre sur les chantiers où il allait. Les deux hommes ne s'étaient pas vus depuis des semaines. Valjean s'était bien comporté, docile et travailleur.

De bons rapports avaient été faits sur lui. Trop de bons rapports.

L’adjudant en chef, Vandecaveye, avait demandé expressément à Javert de suivre cet étrange forçat. On craignait une évasion et Le-Cric n’était pas si idiot que cela, il pouvait prévoir une action d’ensemble. Une évasion en masse voire une mutinerie. L’adjudant en chef se méfiait, il envoya donc son second aux nouvelles.

Javert se retrouva donc à jouer les simples gardes à suivre les forçats partant sur les chantiers. Mais Javert voulait voir cela de ses propres yeux. Il ne croyait pas en la rédemption. Il obéit scrupuleusement aux ordres de son supérieur.

Et Javert ne vit rien de répréhensible.

Le Cric perdait peu à peu sa réputation d'homme dangereux. Perdant ainsi de son aura auprès des autres forçats. Mais sa force le protégeait de tous. Brevet était vraiment ahuri de le voir ainsi.

« Mais qu'est-ce que t'as le Cric ? Tu n'as même pas esquinté la gueule de ce fagot ?! Il t'a bousculé quand même.

- Il a pas fait exprès, Brevet. T'as vu sa gueule ?

- Ça, pour sûr. Il était blanc comme un cul. Il a failli se pisser dessus.

- Cela me suffit.

- Fais gaffe quand même Le Cric. Si tu deviens trop tendre, on va te marcher sur les arpions.

- Qu'ils y viennent ! »

Un homme jeune, fort, puissant. Jean-le-Cric avait des épaules larges, des cuisses fermes, des bras durs comme du fer, et ses poings brisaient des mâchoires.

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