Scène XIII

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« Asseyez-vous, M. Fauchelevent !, lança le préfet, avec une belle indifférence.

- Merci, monsieur le préfet. »

Poli, respectueux, souriant. Oui, M. Madeleine était présent et ne montrait aucun sentiment.

« Vous devez savoir que le rapport de l'inspecteur Rivette est fortement incomplet à votre sujet, l'attaqua aussitôt M. Chabouillet. Nous ne savons pas très bien comment vous avez pu vous retrouver aux mains de Patron-Minette...

- Le hasard fait vraiment mal les choses. »

Un sourire désolé. Non, M. Fauchelevent ne comprenait pas comment un tel drame avait pu se passer dans sa vie si simple. Il était si bon ce brave homme. Vidocq était amusé mais ne disait rien.

L'imposant chef de la Sûreté s'était placé derrière Mangin et Chabouillet. Hors de leur vue mais en plein dans la ligne de mire de Valjean. Et il souriait, cruel, en entendant les mensonges du vieux forçat.

Le chef de la Sûreté devait attendre son heure.

Valjean sentit sa résolution diminuer peu à peu et une sueur froide visqueuse et désagréable se mit à lui couler dans le dos.

« En fait, je me suis rendu de mon plein gré à la Maison Gorbeau, expliqua le pauvre jardinier. J'avais reçu une lettre de demande d'aide d'un certain M. Fabantou. Je...j'y suis allé. J'ai l'habitude de faire des tournées de charité. »

Un silence profond accueillit ses propos. M. Mangin ouvrit lentement un dossier devant M. Fauchelevent et en sortit un petit bout de papier, bien plié que Valjean reconnut immédiatement. Il le déposa devant M. Fauchelevent qui le saisit et parut soulagé de le voir.

« C'est cela ! C'est Javert qui vous l'a donné ?

- L'inspecteur Javert a au moins un point positif à ajouter à son dossier. Il est méthodique et ordonné. Il a simplement complété le dossier Patron-Minette. Donc vous avez reçu cette demande d'aide ?

- Oui, monsieur le préfet.

- Et vous avez demandé l'aide de la police ?

- Oui. Je ne faisais pas confiance à cet acteur Fabantou. C'était un nom inconnu de moi. J'ai préféré être prudent.

- Pourquoi l'inspecteur Javert ? »

Pourquoi toutes ces questions ? Valjean ne comprenait plus, il s'était attendu à des questions concernant sa propre identité, pas une remise en question du travail de l'inspecteur.

« Parce que Javert est mon ami. »

Vidocq souriait. Un sourire large et lumineux. « Un ami, cause toujours beau merle ! »

Un silence, lourd, encore plus pesant régna quelques instants. M. Chabouillet jeta un regard appuyé derrière lui pour examiner Vidocq. Le chef de la Sûreté s'avança et pour la première fois, Valjean se dit que cette vie allait peut-être se finir sous la lame de la guillotine.

On jouait sa vie à cet instant. Il en fut intimement persuadé.

« Oui, M. Fauchelevent est un ami de Javert, asséna Vidocq. Un vieil ami. Ils se sont rencontrés à Montreuil-sur-Mer.

- La ville de ce forçat évadé ?, demanda Chabouillet.

- Oui. J'ai mené ma petite enquête. Veuillez m'en pardonner l'outrecuidance, M. Fauchelevent, mais la situation l'exigeait.

- Je vous en prie, arriva à souffler Valjean.

- M. Ultime Fauchelevent travaillait pour son frère. Une exploitation agricole familiale, assez riche. Mais la famille a plongé dans la misère et les frères ont quitté Montreuil-sur-Mer pour venir à Paris. Ils sont devenus jardiniers au couvent du Petit Picpus. »

Une vie totalement mensongère. Vidocq la débitait sur un ton monocorde. Valjean avait l'impression qu'on parlait de quelqu'un d'autre. Ce n'était pas lui.

« Et Javert dans tout cela ?, reprit le préfet.

- Perdu de vue, répondit Vidocq, reprenant sa position nonchalante contre le mur.

- J'ai retrouvé l'inspecteur après sa blessure suite à l'histoire de la petite Marie Defrocourt, » lança Fauchelevent.

Encore un mensonge.

Valjean ne les comptait plus, il était complètement enferré dedans.

« Oui, acquiesça tout à coup M. Chabouillet, laconique mais la voix se réchauffait. Nous avons appris comment vous avez veillé et aidé notre inspecteur à se rétablir. »

M. Chabouillet fixa intensément M. Fauchelevent et expliqua enfin la raison de la présence de ce dernier dans le bureau du préfet de si bon matin.

« L'inspecteur Javert a toujours été un élément sûr de notre police. Un peu téméraire mais il sait manier ses hommes et gérer son poste. Cette arrestation Maison Gorbeau ne nous a pas satisfaits.

- Javert s'est interposé pour me sauver la vie.

- Nous ne réfutons pas cela.

- Alors je ne comprends pas ! Javert m'a sauvé la vie, il a agi avec précipitation. Il a paniqué.

- Javert n'agit jamais avec précipitation et il ne panique pas. Et surtout ! Javert ne commet pas de meurtre de sang-froid.

- Meurtre ? »

Quel meurtre ? Allait-on condamner Javert pour avoir défendu sa vie contre Thénardier ?

« Les témoignages divergent quant à la mort de Jondrette. Personne ne se souvient si Javert tenait un couteau à la main ou si Jondrette l'avait sur lui... Ou alors si Javert l'avait dans ses poches... Impossible de savoir ! Les policiers n'ont vu la scène que brièvement, ils avaient bien autre chose à faire. Les criminels aussi. Bref, nous avons besoin de votre témoignage.

- Mais que voulez-vous faire avec Javert ? »

Valjean était choqué, scandalisé.

« Allez-vous le rétrograder ? Le condamner ? Le chasser de la police ? »

M. Madeleine s'échauffait et sa voix devenait de glace. Il n'impressionna personne. M. Mangin eut un geste méprisant de la main et M. Chabouillet rétorqua simplement :

« Non. Rien de tout cela. Mais nous avons besoin de savoir si nous pouvons faire confiance à un tel homme. Javert est devenu difficile à gérer. Le placer dans un bureau à la préfecture serait peut-être plus judicieux que de le laisser dans l'active.

- Il n'a jamais eu la volonté de tuer Jondrette. Il s'est interposé. Il a trouvé un couteau dans la poche de ce salopard et il a fait ce qu'il a pu pour ne pas mourir. Il m'a sauvé la vie et a failli y laisser la sienne. »

M. Madeleine se leva, plein de ressentiment et de morgue, captant le regard admiratif mais toujours moqueur de Vidocq. Menteur ! Menteur !

« Et si vous n'avez rien d'autre à me demander, je vais briser là. »

On était surpris. On s'était attendu à la soumission de ce petit jardinier de couvent. Javert avait-il ou non sorti sciemment un couteau de sa poche ?

« Du calme, M. Fauchelevent. Ainsi, Javert n'a agi que par instinct de survie ?

- Mais oui bon Dieu ! Pour quelle raison stupide aurait-il voulu agir ?

- Tuer un homme dangereux. Pour vous. »

C'était la voix sèche du préfet en personne. C'était M. Mangin qui avait parlé et ses yeux étaient froids comme la glace.

« Oui, acquiesça M. Fauchelevent. Il a tué un homme pour moi. Et pour sauver ma vie. En même temps que la sienne. Veuillez m'excuser. »

M. Fauchelevent se leva et quitta précipitamment le bureau du préfet de police.

Fuir Paris était la meilleure solution.

Fuir Paris et Vidocq.

Car il était évident qu'il s'était passé plus de choses dans ce bureau que ce que le malheureux Valjean avait compris.

Fuir Paris...et abandonner Javert...

La meilleure solution.

Et la seule qu'il ne suivra pas.

L'inspecteur Javert obéit exactement dix jours à M. Madeleine. Dix jours ! Avant de se lever, de revêtir son uniforme neuf et de retourner à la préfecture.

Il aurait préféré rejoindre le commissariat de Pontoise mais le policier savait mieux. Il était évident que son patron, M. Chabouillet, devait s'attendre à ce que son protégé vienne le visiter.

Le premier sur la liste des priorités.

« Mon Dieu ! Javert ! Vous avez une mine affreuse ! »

M. Chabouillet était consterné.

L'inspecteur Javert était debout, mais seulement par la force de sa volonté. Il était pâle, souffrant et au bord du malaise.

« Rentrez chez vous !, gronda le secrétaire du Premier Bureau. Je ne veux pas vous voir avant que vous ne soyez pleinement rétabli.

- Monsieur. Je dois...reprendre mon poste. »

Une voix fatiguée, bien loin du baryton si profond du policier. Combien de temps tiendrait-il ainsi à se forcer ?

« Javert...

- Si vous voulez bien me pardonner pour l'attente, monsieur, je vous apporterai mon rapport concernant l'arrestation de Patron-Minette dans la journée. »

Toute la bienveillance de M. Chabouillet disparut à cette mention malheureuse. Le rapport de l'inspecteur Javert.

« Bien, Javert. Vous devez être assez adulte pour savoir ce qu'il vous faut. Je serai satisfait en effet d'avoir votre rapport, complet et circonstancié. Vous me l'apporterez vous-même et vous m'en ferez lecture.

- A votre service, monsieur. »

Une inclinaison du buste avant de disparaître.

Reprendre le travail était difficile mais pas impossible. Javert souffrait, les larmes souvent proches de tomber sous la douleur mais il tenait bon.

Il se cacha dans son bureau au commissariat de Pontoise et passa ses heures à rattraper le retard en paperasse.

Le commissaire, M. Gallemand, était souvent absent. Ce n'était un secret pour personne que l'homme buvait et ne venait plus que très rarement à son poste.

Les sergents qui se trouvaient sous les ordres de Javert furent contents de son retour mais furieusement inquiets devant sa pâleur et ses tremblements.

« Vous voulez un café inspecteur ?

- Merci bien Gembrel, avec plaisir. »

Une tasse de café pour tenir le choc et la journée se passa sans incident notoire. Javert la passa à rédiger ce fichu rapport. Ne minimisant pas ses torts mais faisant tout pour protéger Jean Valjean. S’il devait en payer le prix, il le paierait seul.

Normalement, il aurait du mourir aussi…

Valjean contempla Javert avec tristesse.

Dix jours de repos ! Comme si dix jours de repos pouvaient rétablir un homme victime d'une blessure par balle !

Chaque jour durant cette période de convalescence, Jean Valjean était venu assister Javert. L'aider, lui changer ses pansements, le laver, le nourrir...

La logeuse au départ fut contente de cet intérêt pour le policier, maintenant, elle était plus circonspecte.

Un tel dévouement ? C'était bien rare...surtout de la part d'un ami...

Ce fut une des raisons qui poussèrent Javert à quitter son lit de repos pour reprendre le travail.

Valjean ne dit rien et laissa faire.

Chaque jour, les deux hommes s'étaient retrouvés, à discuter, à rire, à se disputer. Montreuil, Paris, Paris, Montreuil et parfois...Toulon...

Chaque jour, Valjean passait trois heures de sa vie à vivre enfin. Pour l'homme qu'il aimait, dans cette vie et dans toutes les autres.

Chaque nuit, Valjean avait peur de se réveiller à une autre époque et de ne pas voir Javert se rétablir.

Chaque jour, les deux hommes se rapprochaient doucement. Des touches délicates des doigts, des baisers prudents, des promesses de plaisir à venir.

Chaque jour durant ces dix jours les lièrent d'un amour tellement fort qu'il allait passer les âges...et que Valjean allait chercher à revoir Javert. Encore, encore et encore. Malgré la mort, malgré le temps. Une éternité à se retrouver.

Mais bien entendu, aucun ne s’en rendait réellement compte.

Vidocq tournait autour de Javert, intéressé, plein de sous-entendus, comme le requin entoure sa proie.

Le policier en fit part à Valjean.

« Tu dois fuir Jean, murmura l'inspecteur.

- Je sais.

- Cela ne se discute pas ! »

Deux semaines passèrent encore. Javert se remettait peu à peu, il avait repris les patrouilles et les enquêtes. Doucement, lentement, soigneusement.

Valjean ne venait plus quotidiennement.

Les deux hommes avaient prévu deux dîners hebdomadaires.

Les apparences étaient sauves, la logeuse n'avait plus rien à dire, les collègues de Javert ne le taquinaient plus sur son vieil ami si envahissant et Cosette retrouva avec joie les conversations philosophiques avec son père.

Mais les deux hommes étaient désespérés de ne pas se voir davantage.

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