Scène VII

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M. Fauchelevent découvrait Paris et les Amis de l’ABC. Il découvrait les Amis de l’ABC et leurs discours révoltés. Il découvrait leurs réunions et en était ébahi. Il se montra assidu.

Surtout qu'un homme devint récurrent dans les rues du quartier étudiant. Un policier devenu mouchard sur les traces des révolutionnaires.

Javert n'était pas venu par hasard le jour des barricades. Il enquêtait déjà sur les traces des membres de l'ABC.

D'ailleurs, Javert et Valjean se virent dans les fumées du Café Musain et se reconnurent. Deux espions en pays ennemi.

Valjean fut saisi en examinant l'inspecteur Javert. L'homme avait maigri, il allait mal manifestement. Et il faisait profil bas devant les autres clients du Café Musain.

Au bout de la troisième réunion, Valjean tenta de parler avec Javert mais celui-ci s'éloigna précipitamment.

« Apprenez la prudence Fauchelevent, souffla Javert, en se retrouvant coincé contre une porte par le vieux forçat.

- La prudence ?

- Que croyez-vous qu'il se prépare ici ? »

Deux espions en pays ennemi. Javert ne croyait pas si bien dire.

Comment sauver tout le monde de la mort ?

Mais Valjean était tenace, il essaya plusieurs fois. Jusqu'à ce qu'il réussisse à s'asseoir en face de Javert dés le début de la réunion de l'ABC. Le regard mécontent du policier était du genre à fusiller sur place mais le forçat n'en eut cure.

« Un glace ?, demanda le forçat.

- Avec plaisir, monsieur. »

Ce fut dit entre des dents serrées. Javert s'efforçait de rester discret et naturel. Mais ses yeux brillaient de colère. Et les deux hommes se comprenaient très bien.

- FOUS-MOI LE CAMP !

- Bonjour Javert.

- C'est dangereux...

- Je sais...

Un sourire, se voulant rassurant. Javert secoua la tête. Le patron vint servir un verre de ginglard aux deux hommes.

« Qu'en dites-vous ? Les jeunes n'ont pas tort non ?, » lança le mastroquet.

Enjolras était en plein discours sur les droits de l'Homme. Les inégalités flagrantes de la société. Il fustigea Charles X que la mort de son frère avait permis de monter sur le trône, il évoquait la glorieuse Révolution de 1789, il s'en prit ainsi à la royauté, Louis XVIII, mort depuis des années et son frère Charles X, les rois des Français. Ils revinrent sur le trône à la chute de Napoléon.

Louis XVIII fut le roi de la Charte, plus libéral, plus réaliste quant à la situation du peuple, plongé dans la misère après des années de guerre… Mais Charles X… Un roi qui avait vécu la Révolution devait penser à son peuple. Charles X était un émigré revenu en France. Il aurait du comprendre… Mais il se montrait autoritaire, parjure...inacceptable.

Javert buvait, ne montrant aucune émotion, mais Valjean lisait la haine du tigre légal dans la raideur des épaules. Le vieux forçat eut envie d'y passer les mains pour détendre les muscles.

« Pas tort, répondit Javert sur un ton monocorde.

- Vous vous souvenez de 1789 ?, » demanda tout à coup Valjean.

Question personnelle. Elle surprit Javert qui se tourna vers son vis-à-vis. Les deux hommes étaient habillés en simples ouvriers. Des ouvriers venus se désaltérer après le travail et écouter des jeunes révoltés discourir de la révolution.

Ce n'était pas le moment d'évoquer la vie privée. Javert travaillait sous couverture. Mais il y avait les yeux de Valjean posés sur lui.

Ses damnés yeux d'azur qui le fixaient et lui faisaient perdre son impassibilité.

« Je m'en souviens. Et vous ?

- J'étais à Faverolles. Je travaillais comme élagueur.

- Quel âge vous aviez ?

- Vingt ans... »

Javert buvait les paroles de Valjean, oubliant sa mission, la dangerosité de sa mission. Il écoutait et doucement, les deux hommes discutèrent posément...comme deux amis... Ils se connaissaient depuis si longtemps.

« Vous aviez vingt ans... Oui, c'est exact. »

Le rapport de police vous concernant stipule que vous avez été condamné au bagne à l'âge de vingt-six ans.

« Et vous ? »

Javert hésita. Le discours enlevé d'Enjolras et de ses camarades étudiants devenait un simple bruit de fond. L'alcool lui faisait baisser sa garde, un peu.

« Dix ans. »

Un sourire bancal. Valjean le regardait avec une telle chaleur...

« Dix ans ? Vous ne devez pas avoir vu grand chose de la Révolution. Où étiez-vous ? »

Javert se souvenait très bien de la Révolution de 1789. Sa mère était morte dans la cellule glacée qui leur servait de foyer, son père, le bagnard, allait la suivre quelques mois plus tard. Il avait dix ans et une vie déjà marquée par l'infamie. Né dans le bagne, abandonné par ceux de sa race, oublié de tous, il aurait du être jeté dehors par le directeur de la prison. Destiné à mourir de faim ou à se faire voleur...mendiant…prostitué...

Mais il fut conservé. Comme une mascotte, un messager, un être corvéable à merci...un souffre-douleur. On lui sauva la vie. Dieu merci, il allait bientôt entrer dans la garde. Une jeune recrue sous un uniforme gris. La Révolution à ses yeux fut une histoire de couleurs de cocarde sur son bicorne. Blanche sous la monarchie, bleu-blanc-rouge sous la Révolution... Éviter la couleur noire sous la Terreur. Un gosse de dix ans au-milieu des forçats, perdu dans la tourmente, obstiné à bien faire.

« A Toulon, » conclut lugubrement Javert.

Javert s'attendait à un mouvement d'humeur, à du dégoût, de la colère. Il ne s'attendait pas à de la compassion. Il craignit même que Valjean ne pose sa main sur la sienne pour le réconforter.

« Si jeune ? Pourquoi ? »

La boule si dure qu'il dut avaler avant de parler surprit Javert.

« Je suis né en prison.

- Seigneur !... »

Pas de nom ! PAS DE NOM !

Valjean se retint au dernier moment, il fut décontenancé en lisant le soulagement dans les yeux du policier. Oui, ils étaient deux espions en territoire ennemi.

Le silence retomba mais il était trop lourd à supporter. Javert fut celui qui craqua et reprit la conversation. Ce qui était rare de la part du policier.

L'art de l'interrogatoire était de l'art de savoir jouer du silence. Et l'inspecteur Javert en était passé maître. Valjean lui faisait perdre son calme.

« Et vous ? La Révolution à Faverolles ?

- Je n'ai pas vu grand chose de la Révolution. Juste des arbres de la Liberté, des feux de joie... On a brûlé les registres paroissiaux... Mais il y avait un sentiment... Une volonté de liberté. Quelque chose d'indéfinissable.

- La chiourme était détestable. Il fallait redoubler de vigilance. J'ai appris à surveiller avec soin. »

Un tel aveu dans un tel lieu. Javert se troubla. L'avait-on entendu ? Mais personne ne s'intéressait à eux. Deux hommes déjà âgés partageant un verre de vin, faisant connaissance autour de l'alcool. Mais il fallait rester prudent.

« La liberté... Oui, ces jeunes ont raison de vouloir lutter pour la liberté contre l’injustice du gouvernement.

- Rien qu'avec cette phrase..., » murmura Javert.

Javert baissa la tête, consterné. Rien qu'avec cette phrase, je pouvais vous dénoncer comme élément subversif au préfet.

« Les hommes peuvent changer, ajouta Valjean, affirmatif, mais leur soif de justice et d'égalité reste la même.

- Je n'ai jamais connu cela. Il n'y a qu'une seule chose qui compte et qui nous différencie des animaux. La loi. »

Javert se prenait au jeu, Valjean rétorqua à l'ancien garde-chiourme, la vieille colère montait en lui.

« Et si la Loi est mauvaise ?

- La Loi n'est jamais mauvaise ! Mais la Justice n'est pas toujours... »

Mon Dieu ! Que disait-il ? Javert se troubla à nouveau. Il n'était pas le seul mouchard lancé sur les traces des républicains révoltés. Si jamais, on l'avait espionné...

« La Justice n'est pas toujours bien rendue, n'est-ce-pas ? Vous commencez à le comprendre ? Vraiment ?, » fit Valjean, les yeux brillants d'espoir.

Non, Javert ne le comprenait pas. Ne l'acceptait pas. Il avait failli, il s'était compromis, corrompu et se retrouvait mis au ban de la société. Indigne d'être officier de la Loi.

Il ne comprenait pas non plus pourquoi il était toujours là d'ailleurs. La tentation du suicide fut si grande... M. Chabouillet n'accepta pas sa demande de mutation dans une colonie lointaine. Il le convoqua à son bureau, le sermonna et le nomma dans le commissariat de Pontoise. Il voulait garder son protégé près de lui, à Paris. N'avait-il pas assez œuvré pour Javert ? Le policier devait être dévoué à son maître. Le chien de Chabouillet.

Javert avait continué envers et contre tout. Puisqu'il ne pouvait plus être irréprochable, il allait aspirer à être efficace et dévoué. Au détriment de tout. Sacrifiant tout à son devoir. Ce ne serait pas la première fois mais la perte de son honneur était dure à accepter.

« La Justice n'est pas toujours aussi convenable que la Loi, reprit Javert. Il y a des exceptions. Des circonstances atténuantes. »

Les derniers mots furent crachés par l'inspecteur comme si c'était du vitriol.

« Des circonstances atténuantes ? Vous m'en direz tant ! »

Valjean écoutait et n'en croyait pas ses oreilles. A Montreuil-sur-Mer, lors de son arrestation, il avait du subir un sermon de l'inspecteur Javert, long, terrible, implacable. Le chef de la police expliqua à son ancien maire que sa place était sous la lame de la guillotine. Et qu'il n'y verrait aucun inconvénient à lui placer lui-même la tête sous la lame.

24601 était une bête malfaisante et vouée au mal.

Des circonstances atténuantes ?

« Lorsqu'un homme poussé aux abois vole un pain pour nourrir sa famille mourant de faim.

- C'est une circonstance atténuante ?

- Oui, » souffla Javert, admettant sa défaite.

L'inspecteur Javert avait exhumé le dossier Jean Valjean, il l'avait lu et relu, essayant de comprendre le fonctionnement de cet homme impossible. Jean Valjean ! Une brute au bagne. On n'obtient pas un passeport jaune par hasard. Un maire si charitable. M. Madeleine et son usine ont permis à toute une ville de se développer et de s'enrichir en dépensant des millions pour le bien du peuple. Le jardinier du couvent. M. Fauchelevent se sacrifie pour le bien-être de son ancien persécuteur.

Javert avait lu et relu le dossier et n'avait toujours pas compris.

L'énigme Jean Valjean.

« Et ces jeunes gens ? Que vont-ils devenir ? »

Javert regarda Valjean, bien en face avant de répondre :

« Laissons-les mûrir leurs idées. Et les blés seront fauchés. »

NON JAVERT !

« Il n'y a pas un moyen de les sauver ?

- Il faudrait les sauver d'eux-mêmes. Je ne connais pas de moyen.

- Il faut chercher ! »

Javert sourit puis se décida à partir. Il avait trop bu et la réunion se finissait. On commençait à ranger les tables, les sièges. On les regardait de plus en plus.

Enjolras les examinait, essayant de graver leur visage dans sa mémoire.

Merde !

Il allait falloir attendre quelques temps avant de revenir. Javert se leva et salua Valjean d'un hochement de tête :

« Bonsoir le gonze, ce fut jouasse de jaspiner avec tézigue.

- Pour sûr. A la revoyure. »

Les yeux gris, si clairs, si brillants de Javert répondirent clairement « NON » avant que le policier ne se détourne et disparaisse.

Le départ du couvent fut un beau moment.

On se salua, on se sourit et on s’échangea des vœux de félicité éternelle. Puis, on emménagea rue Plumet. On engagea la brave Toussaint, si fidèle et efficace...et silencieuse...

Cosette devint une magnifique jeune fille.

Valjean hanta moins le Café Musain, il organisait sa vie et la vie de Cosette avec soin. Il reçut régulièrement les visites du jeune inspecteur de police, Rivette. Le jeune homme s'était pris d'amitié pour le vieux jardinier. Il avait même voulu lui présenter sa mère. Cette tentative maladroite de rapprochement fit rire les deux vieilles personnes. Gentil Rivette !

Cosette s’intéressa à ce jeune policier si mignon et si sympathique. Valjean vit cela avec surprise mais sans s’inquiéter outre-mesure. Le cœur de Cosette était destiné à Marius Pontmercy.

Rivette apprit à Valjean que Javert avait été attaché définitivement au commissariat de Pontoise. Il n’était donc plus de la préfecture. Il aurait du être nommé commissaire d’un poste quelconque ailleurs en France mais M. Chabouillet avait insisté pour conserver son protégé à Paris.

Fauchelevent sourit, un peu gêné. Il aurait du l’envoyer ailleurs au regard de ce qui attendait le policier.

L'hiver 1829-1830 était un hiver terrible. La Seine gela, on patinait sur ses eaux glacées. Cosette était aux anges. Les promenades au Luxembourg s'allongeaient d'heures en heures. Valjean rongeait son frein... Il attendait de revoir Javert et retrouvait les étudiants de l'ABC...

Des mois à vivre ainsi.

L’année 1829 se termina avec une langueur monotone.

Un père et sa fille.

Marius ne venait pas encore se promener dans le Parc du Luxembourg.

Valjean vivait pour Cosette. Et espérait rencontrer Javert dans les locaux du Café Musain.

Et puis, un jour, dans les derniers jours de décembre, Valjean eut son attention réveillée par un jeune homme lors d’une de leurs promenades… Il reconnut Marius Pontmercy, assis sur un banc, lisant avec application et essayant de porter dignement sa pauvreté.

Cosette ne l’avait pas remarqué, trop attachée à son père et buvant ses paroles.

Ils s’assirent à leur banc habituel et discutèrent de l’hiver si froid et du couvent qui manquait à Cosette.

Les acteurs commençaient à prendre leur place.

Valjean se promit de surveiller les tourtereaux.

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