85.1 - L'Île des Nootaks

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Nolwenn


Tic, tac. Tic, tac. J'ouvre les yeux. La trotteuse galope pour dépasser six heures, et elle, elle dort encore à poings fermés. À-demi chat, j'enfouis le museau dans son décolleté, respire son odeur à pleins poumons. Dolorès. Le jour où je l'ai rencontrée, je ne comprenais pas qu'elle me plaisait déjà, je n'imaginais pas à quel point je l'aimerais. J’ai rencontré la personne la plus merveilleuse au monde le pire jour de ma vie. C’est dingue quand j’y repense, presque trop beau pour être vrai.

Je me rappelle sa dague brandie, qu'elle ne lâchait même pas pour aller se coucher ; je me rappelle toutes ces fois où, pendant qu'elle luttait contre ses cauchemars, j'ai eu peur que la lame m'égorge ; et je me rappelle aussi, bizarrement, ne jamais avoir eu peur d'elle.

Maintenant c'est elle qui dort dans mon lit et la dague repose plus loin, sur la table de chevet. Ses cauchemars continuent, elle ne veut toujours pas en parler. Mais ce n'est rien. Je me serre contre elle pendant ses tempêtes, j'attends que ça passe, je lui répète qu'elle n'est pas seule, et à force, qui sait, peut-être qu'elle l'entendra, peut-être qu'elle videra son sac.

Je me retourne sur le matelas, me dégage de son bras, puis enjambe le tas de poils avachi et ronronnant de Mr. Sprinkles. Je les regarde frémir tous les deux, s'enrouler un peu plus dans le drap et se caler tout endormis l'un contre l'autre.

Depuis qu'on est revenues à la villa, Dolly a appris la grasse matinée. Elle ne remarque pas que, tous les matins, avant que le soleil se lève, je lui fausse compagnie. J'enfile mes patins, je quitte la maison et je fais cent fois le tour des lotissements à la recherche du nootak de l'autre nuit. Mais il ne se montre plus.

Dehors l’air est moite. Je suis trempée même s’il ne pleut pas. Je nargue le sable à grands coups de roues, cahote le long des caillebotis, grimpe comme un chat aux gouttières. Les tuiles chantent sous mes roues comme d'énormes xylophones. Blong-blong-blong. Je saute d’un toit à l’autre – blong ! – et guette tout signe de vie dans ce village de cabanes vides.

Un mouvement. Je me fige au coin d’une toiture en pagode. Les yeux plissés, je scrute les alentours. Là-bas, une échine velue dépasse de derrière une terrasse. Je reconnais son pas de velours, le frémissement de sa queue. Comme moi, Fuzzy est en chasse. Mais elle profite d’une discrétion qui m’a toujours fait défaut.

Ni une ni deux, la chatte bondit sur le raton qu’elle avait dans le viseur. Toutes griffes dehors, elle l’immobilise, le saisit par la queue, le balance et l’assomme. À moi d’en prendre de la graine. C’est vrai : aucun nootak ne se laissera approcher par un gros chat qui file à toute allure. Je dois me fondre dans le décor, comme Fuzzy dans ses cachettes. Alors, je me déchausse. Je laisse sortir encore un peu du chat en moi : des griffes aux orteils, la plante des pieds velue. Sur l’allée de cabanes voisine, comme un miroir, j’imite mon Maître en arts félins. Elle se tapit, je me vautre. Elle bondit, je saute à peine. Elle bloque sa proie, vivante, avant que j’aie pu saisir le bout de bois que je prenais pour cible.

Décidément, c’est pas facile d’être un chat !

En bordure de jungle, la chatte se perche dans l’un de ces grands arbres d’où elle aime passer des heures à scruter la vie en miniature. Un, deux, trois… je m’élance. Mes griffes mordent dans l’écorce mais je glisse contre le tronc. Fuzzy me fixe avec tout le jugement dont les chats sont capables, pendant que j’essaye tant bien que mal d’équilibrer mon postérieur en dandinant de la queue.

— Sérieux, Fuzzy ! Je t’ai nourrie, je t’ai laissée dormir dans mon lit, et même pas tu me files un coup de patoune !

L’ingrate se détourne et me laisse dans ma galère pour reprendre son ascension.

Une branche après l’autre, j’arrive à me hisser, plus comme un singe que comme un chat. Je rattrape comme je peux mon modèle félin. Plus que deux branches d’écart… Je tends encore la main. De petites branches craquellent quand j’appuie ma paume. Ça pioupioute au-dessus de moi.

— Oh non…

Trop tard. Avant de m’en rendre compte, j’ai déjà mis les pattes dans le nid où deux gros oisillons n’ont pas encore pris leur premier envol. Les bébés me dévisagent avec leurs yeux tendres, leurs becs noirs, leur crinière de plumes fauves.

— Eh merde, pas ça…

Fallait que je tombe sur des aigles, bien sûr. Un glatissement aigü. Huit serres fondent sur moi. Je m’écarte sur ma branche, les jambes pendues dans le vide. Et là, c’est le drame. Maman Aigle s’interpose entre sa progéniture et moi, les ailes écartées, la gueule menaçante. Elle crie. Je m’écarte. Encore. Encore… et crac.

Le bout de ma branche casse. Je dégringole en bas de l'arbre et m'accroche à l’écorce. Mes griffes crissent, l’une se fend. Je m’écrase, les fesses droit sur une motte de boue. Si les chats retombent vraiment sur leurs pattes, j’ai encore du boulot.

— Tu prends des bains de boue maintenant ? Faudrait que je révise ton génome, t’es peut-être à moitié porcin.

Le regard de jugement d’Eugénie est définitivement plus tranchant que celui d’un chat.

— J’essaye juste de faire c’que font les félins, parce que moi au moins j’suis croisée avec quelque chose !

J’ai à peine lancé ça que je me mords la langue.

— Pardon…

— Comme si j’allais me vexer de tes provocations de gamine !

— Mais y a quelques mois, tu te serais énervée.

— Oui, et il y a quelques mois tu ne te serais pas excusée.

Elle enfile l’un des gants qu’elle garde toujours fourrés dans la poche de son imper, au cas où elle tomberait sur un truc à prélever, puis elle me tend la main pour m’aider à me redresser.

— Tu t’es pas fait mal au moins ?

— Non, ça va.

Je la suis d'instinct sur le chemin de la maison. Je ramasse les patins que j’ai abandonnés au bord du cailleboti.

— Eh dis, Eugèn’, tu faisais quoi dehors ?

— T’es d’la police des plages ? s’agace-t-elle juste avant de se radoucir. Sérieux, quand je trime pour vous on me traite d’ermite, et quand je sors faire une promenade faut que j’aie de bonnes raisons ?

— Dis Eugèn…

— Quoi encore ?

— Est-ce qu’il y a un moyen… scientifique, je veux dire… de savoir quand quelqu’un a des… euh… une poussée d’hormones ?

Elle tire une de ces têtes, à croire que ses yeux vont tomber de ses orbites.

— Demande ça à Dolorès.


Quand nous rentrons dans le salon, Cerise est déjà penchée sur le grimoire des Melendez. Son amie robot l’aide à traduire tout ce que la famille d’explorateurs a consigné sur l’archipel. Cet énorme livre est juste dingue. Il a traversé toutes les générations. Les premiers colons écrivaient encore sur des parchemins en peau de bête, puis ceux qui ont vécu à Anakar ont ajouté des feuillets en papier washi, sont passés du manuscrit à l’imprimé. Les pages du siècle dernier sont en papier recyclé, on voit toujours les traces d’encre du journal de récupe derrière les paragraphes tapés en pleine pénurie pendant la Grande Guerre. Et puis il y a le dernier livret : une simple holopage sur laquelle défilent les mots des parents de Leahonia.

On a appris plein de choses que même Emmanuelle ignore en transcrivant tout ça. Par exemple, il y avait plein de tribus différentes sur ces îles, avant. Pas seulement les Andbakh, les Kormes et les Nantals. Il y en avait plus d’une trentaine, avec des dieux et des légendes que plus personne ne connaît. Porfirio Melendez raconte qu’il sillonnait les îles à pied pour rencontrer ces peuplades. D’abord, les colons ont cherché leur aide, pour savoir quelles eaux étaient pures et quelles plantes comestibles. Puis ils ont découvert que certains locaux avaient des particularités physiques atypiques. Le grimoire parle de monstres inhumains, d’individus capables de se faire pousser des griffes, des oreilles ou des crocs, de femmes aux os d’écorce, de gens qui disent l’avenir et de colosses pâles buveurs de sang. Porfirio et ses fils ont peur et, pourtant, aucun de ces pseudo-monstres ne doit être très agressif, puisque les colons trouvent toujours le moyen de les massacrer. Les hommes-animaux, les huldrains, les faussenornes et les draugars blancs sont éradiqués au fil des pages, et personne ne se demande d’où sont nés leurs pouvoirs.

Mais est-ce que c’étaient vraiment des pouvoirs ? Est-ce que ce n’était pas un peu la même chose que nous ? Des êtres qui des fois étaient humains, et d’autres fois se transformaient… Je n’aime pas ces histoires où nos ancêtres à tous se pourfendent gratuitement et où personne encore n’a parlé de nootaks.

— Eh Nono, écoute un peu ça !

Je me recroqueville contre Cerise sur le sofa et Forsythia prend sa grosse voix de colon du XVIème siècle pour lire les dernières pages qu’elles ont traduites :

Au premier solstice de l’an 1736, les Ases instruisirent le Grand Prêtre du village d’une catastrophe à venir. L’oracle annonça que, bientôt, nos eaux se videraient de toute vie, nous obligeant dès lors à migrer pour survivre. Il fut ainsi décidé d’établir un nouveau village sur le versant Sud de l’île et, dès tag-init, cent hommes s’en allèrent bâtir les fondations. Ils travaillèrent sans relâche, tant et si bien qu’avant les mois de pluie de tag-ulan, plus de soixante familles s’installèrent dans les cabanes d’Alturoca.

« Là, au pied de la falaise, les courants étaient forts et les prises abondantes. Les pêcheurs découvraient chaque semaine des spécimens inouïs, des poissons charnus et savoureux. Ils firent des provisions qui leur permirent de tenir presque jusqu’à la fin de tag-lamig.

« Je m’installai à Alturoca au solstice suivant et les aidai à monter le filet à poulie qui remonterait directement le poisson jusqu’en haut du rocher. Les mois de tag-init furent beaux cette année-là, et le poisson pleuvait à flots dans les assiettes d’Alturocais de plus en plus nombreux.

« À ce bel été, succéda une saison des pluies des plus rigoureuses. Les vents et la houle malmenaient les filets sur le treuil et les enfants du village, plus légers que nous autres, devaient souvent descendre à la corde jusque dans les mailles pour rassembler les prises.

« C’est par un jour de tempête que nous remontâmes quelques poissons des plus étranges, qui portaient sur le sommet de la tête des oreilles comme celles des rongeurs et du poil entre leurs écailles. Ces curieux anchois apparurent dans nos filets plusieurs jours durant, puis le temps se calma et ces calamités disparurent avec le cyclone.

« Il fut décidé que personne ne mangerait de l’Étrange Pêche. Thaddeus Ortego, le guérisseur, décida toutefois de garder quelques-unes de ces calamités afin d’étudier leur métabolisme. Homme de sciences, Thaddeus voyait en ces créatures un mystère cosmique. Je me proposai pour l’assister dans son étude. Nous gardâmes une dizaine de spécimens à l'abri dans l’un des bassins d’eau de mer qui, aménagés près de sa cabane, lui servait d’ordinaire à cultiver des algues médicinales. Une dizaine d’autres furent assommés et pendus au saloir.

« Difficile de décrire les déformations qui apparurent dès la fin de la journée sur les créatures du bassin. On aurait dit que leur masse se compactait, se désagrégeant par les contours, tant et si bien qu’au matin du jour suivant Thaddeus et moi trouvâmes le bassin vide. D’aucuns racontent que ces poissons-rongeurs étaient aussi oiseaux, qu’ils auraient pris leur envol dans la nuit. À les avoir vu se réduire comme le bois sur le feu, je puis affirmer sans fausse croyance que les calamités pêchées la veille ont été anéanties, changées en eau par nos dieux protecteurs.

« Ceux que nous avions salés étaient demeurés entiers. Dès qu’il entreprit d’en ouvrir un, Thaddeus découvrit néanmoins des entrailles d’une incroyable disproportion : les calamités ne jouissait d’aucun organe digestif là où, en revanche, pullulaient pléthore de ventricules tuméfiés, comme autant d’affreux petits cœurs.

« Je l’implorai de se débarrasser au plus vite de ces immondices, mais il insista pour conduire avec elles quelques expériences. Je l’observai à distance en nourrir l’un de ses chiens et recueillis le lendemain le résultat d’une telle épreuve. Il ne demeurait du molosse qu’une dépouille de poils et d’écailles dont débordait, cette fois encore, les horribles ventricules. Thaddeus s’entêta à l’ouvrir et, si nous trouvâmes bel et bien les tubes par lesquels passait la nourriture, tous se révélèrent atrophiés. L’ingestion de l’Étrange Pêche les avait à coup sûr attaqués.

« Je suppliai à nouveau Thaddeus d’abandonner là ses expériences et de mettre au feu ces sordides salaisons. Mais mon voisin s’entêta. Les jours suivants, il donna de ce mets douteux à une poule, un porc, un rat et même un thon. Tous connurent le même sort.

« Lorsqu’il ne sera plus la moindre prise de l’Étrange Pêche, je nous crus débarrassés de cette malédiction. C’était sans compter sur le terrible typhon qui suivit. Pendant plus d’une semaine, la pêche fut impossible. Le treuil se brisa et, quand le calme revint, quelques autres et moi-mêmes descendîmes au pied de la falaise pour s’assurer qu’il ne restait rien du système de poulie. L’océan avait déjà tout emporté. Notre malheur pourtant n’était pas total, puisque nous découvrîmes sur le flanc de rocher une vaste colonie de coquillages qui avait résisté à la houle. Nous rameutâmes dès lors tous les bras disponibles. Pêcheurs, femmes et enfants s’affairèrent une bonne partie de la journée à décrocher les mollusques de la paroi et nous rentrâmes au village, des paniers pleins de victuailles.

« Quelle ne fut pas l’horreur, lorsque nous les fîmes cuire, de découvrir au creux de certaines coquilles des créatures qui n’avaient rien de fruits de mer. Certains de ces corps visqueux déployaient des duvets de plumes, d’autres des pattes arachnides. Nous trouvâmes même sur l’un, encore vif, un œil globuleux à la pupille remuante.

« Nous brûlâmes dans la consommer cette nouvelle Pêche Étrange et tout le village se coucha ce soir-là l’estomac dans les talons.

« Au petit jour, je fus tiré du lit par des cris inhumains. Je me précipitai sur la place du village et vis, comme les autres, la jeune Shyanne Hernandez en proie à une terrible métamorphose. D’immenses ailes arquées lui poussaient par les vertèbres et ses membres antérieurs s’affaissaient, mous comme la chair d’une palourde.

« On garda Shyanne enfermée plusieurs jours. Thaddeus Ortego lui administra tous les remèdes dont il avait la connaissance, mais il ne sut extraire le mal qu’elle avait ingéré. Son corps se transformait sans cesse, mi-oiseau mi-mollusque, sans qu’aucun remède fût en mesure d’apaiser sa constante souffrance. Tantôt un bec déchirait son visage, tantôt une barbe gluante lui couronnait les lèvres. Sa mère, chaque jour, rapportait du bas de la falaise un panier de ces affreux coquillages. Voilà tout ce que l’enfant acceptait de manger. Et bientôt son visage se couvrit de petits yeux noirs, menaçant comme ceux des insectes. Et bientôt on la vit qui se mit à tisser une toile collante aux barreaux de sa prison.

« Même sa pauvre mère n’osa dès lors plus la visiter. Les enfants d’Alturoca, s’amusant à se faire peur, lui lançaient parfois de ces horribles fruits de mer et la fillette poursuivit ses immondes transformations quelque temps. On la surprit un jour avec des Au bout d’une dizaine de jour, le village de la falaise reçut la visite du Grand Prêtre, qui examina de plus près la jeune Shyanne. Face à pareille abomination, il fut ordonné une purification. L’enfant ne recevrait ni à boire ni à manger tant qu’elle n’aurait pas retrouvé visage humain. Après deux jours de jeûne, on la retrouva comme on avait retrouvé les chiens et autres animaux de Thaddeus.

« Cette année-là, quand vint tag-laming, tous ceux de la falaise avaient regagné le Nord de l’île. Quelques années plus tard, il ne resta plus trace du village d’Alturoca.

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