Spectus 4

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Tobbias

Éden est un carton dès la première diffusion. Le culot de Yelena a payé, comme toujours. De nous quatre, c'est toujours elle qui endosse le plus de risque. Elle a envoyé le morceau à des radios locales sans consulter nos producteurs. Elle en a pris l'entière responsabilité. Si son coup avait foiré, elle seule aurait payé les pots cassés. Lupe, DK et moi, nous aurions prétendu ne rien savoir. Nous aurions acquiescé : « Bien sûr, nous avons enregistré une démo, mais nous pensions que Yell allait vous consulter avant de la rendre publique. » Personne en dehors du studio ne le saura jamais.

Dans notre milieu, le moindre faux pas peut signer un arrêt. Un échec commercial ou une petite bavure de communication peut nous mettre à la porte. Nous en avons conscience. Si AKA Poliss devait être dissous, alors nous serions muets. Notre message, si dilué soit-il, n'atteindrait plus personne. Malgré la censure, malgré toutes les clauses de nos contrats véreux et malgré l'épée de Damoclès que le label brandit au-dessus de nos têtes à chaque nouvelle composition, nous avons le pouvoir. Le pouvoir de parler et, surtout, d'être entendus. Des millions d'oreilles nous écoutent, aux quatre coins du monde.

J'aime me le répéter, soit pour me raisonner, soit pour me rassurer : notre image de rebelles est semi-hypocrite. Bien sûr, je suis un produit marchand. Tout comme notre musique, entièrement destinée à une consommation de masse. Depuis tout petit, je voulais faire de la musique. Je n'ai jamais voulu soulever des foules d'admirateurs, et encore moins d'admiratrices. J'ai trop connu l'admiration, dans des circonstances différentes. Quand elle vire à l'adoration, c'est le point de non-retour. Je ne veux pas que l'on m'adule. Mais il fallait vendre des albums, alors on m'a grimé en mauvais garçon, en bourreau des cœurs au regard ravageur ; tout comme on a modelé Yelena en poupée révolutionnaire, le juste dosage entre le rebelle et le sexy. Il en va de même pour Lupe, soigneusement déguisée en punkette féministe. Ses fans jurent par son franc-parler et sa désinvolture, un pseudo-naturel étudié au millimètre. Quant à DK, il est notre homme-invisible, celui dont le public oublie le nom, celui qu'une poignée de groupies trouvent assez mystérieux pour inventer à son sujet toutes sortes d'histoires purement fantasmées, celui dont les auditeurs sifflotent les notes de synthé en oubliant que des doigts les ont jouées. Nombreux sont ceux qui pensent que c'est une bande automatique, le produit d'une machine. Ils n'ont qu'à moitié tort... Si un jour nous devions être dissous, alors que nous autres tomberions dans l'oubli, DK serait recyclé.

Sans label, on n'est rien. Le système Spectus a absorbé tout ce qui a trait à l'exhibition : l'art sous tous ses aspects, le sport de haut niveau, et même certains agents de la sauvegarde du patrimoine. Tout est normé, formaté, contrôlé. Rien ne dépasse des clous. Tout débordement se paie au prix fort, à moins de rapporter davantage que les dommages causés, et c'est le cas d'Éden.

Les rares rêveurs qui se réclament indépendant éveillent chez moi une compassion complice, mais doublée de pitié. Ils se croient libres ; libres de dire tout ce qu'ils veulent, quand ils veulent, où ils veulent. En réalité, jamais ce qu'ils créent, aussi génial cela puisse être, ne touche quiconque au-delà des frontières de leur cambrousse minable. Jamais leur voix ne résonne. Jamais ils ne seront entendus. À toutes ces vanités d'utopies inaudibles, j'ai préféré la formule « muselière et mégaphone ». Car, pour briser le moule, il faut d'abord s'y ajuster. Puis, seulement, on peut le déformer, de l'intérieur, millimètre par millimètre, sans éveiller les soupçons, sans alerter la censure.

A-t-on dépassé les bornes ? Le paiera-t-on sous peu ? La situation n'a rien d'inquiétant. Puisqu'Éden est un succès, nous nous serrerons les coudes. De nous quatre, seul DK croira profondément en ce qu'il ne dira pas. Nous courberons l'échine, comme on nous l'a appris : « On a voulu jouer de cette image de rebelles. On était quasi sûrs que l'idée vous plairait, alors on a voulu vous faire la surprise. » On nous demandera de nous taire, de faire comme si l'idée ne nous avait jamais traversé l'esprit. Puis, dans quelques semaines, le producteur clamera qu'il a tout de suite vu le potentiel de ce morceau, qu'il a donné le feu-vert sans nous imposer aucune correction, aucune restriction. Je jubilerai sous mon bâillon, de son hypocrisie totale, d'avoir tordu le moule qu'il s'était fabriqué.

Tout bien considéré, rien qu'à monter le son, rien qu'à remuer la tête à la cadence de l'harmonie factice, je jubile déjà.

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