Spectus 2

4 minutes de lecture

Lupe



Les baguettes acrobates voltigent entre mes doigts. Roulement de tambour. Un coup de cymbale.

— Fini !

— Alors ? s'enquit Yelena.

Je lui balance l'hologramme des nouvelles paroles qu'elle s'est encore emmerdée à tracer à la main, comme si ça apportait je-ne-sais-quoi d'artistique, je-ne-sais-quoi de plus vrai. Et mes lèvres se tordent dans une moue mitigée.

— Ça parle encore de religion, hein ? C'est quoi votre problème, à Tobbias et à toi ?

— Moi, je n'ai aucun problème. C'est Dieu qui me cherche des noises. Tobbias, c'est autre chose. Toute sa famille était sanfaute, et il les a trahis.

Mes baguettes frappent toutes seules la cadence de mes nerfs.

— Les sanfautes en même temps, avec leur dieu à deux plaques...

— Tobbias croit vraiment en l'Irréprochable, tu sais. Il ne le dira jamais, mais il n'abjurerait pas non plus. Seulement, contrairement à la plupart des sanfautes, il ne fait pas de ses croyances un combat politique. C'est toujours le même problème, avec la religion. N'importe quelle religion. Les gens de ton île et leur panthéon garni ne sont pas en reste, Lupe.

— Y a pas ce genre d’extrémisme sur Doryan. Et tu le verrais par toi-même si t'acceptais qu'on tourne à Agnakolpa un jour.

— J'ai rien contre l'idée. On fera la plus grande scène de leur Agnopole tape-à-l'œil, je te le promets. Le jour où leur gouverneur de merde arrêtera de lécher les bottes du Princeps.

Mon pied martèle la pédale. La grosse caisse scande mon humeur enflammée. Yelena le sent bien, et ça l'excite à mort de jouer de mes nerfs comme elle joue de sa basse. D'être le petit chef qui orchestre mes colères jusqu'à ce que le riff cogne comme elle voudrait qu'il cogne.

Je prends sur moi. Je laisse taper mes nerfs sur toutes les percussions et je garde le ton ferme :

— Tu sais Yell, Lord Orsbalt défend aussi les intérêts de mon Archipel.

— Sûrement. Et en échange, il a permis de centraliser au même endroit toutes les pires merdes de la Pacification. École d'élite, complexe militaire, prison de haute sécurité, ferme de conditionnement.

— Les fermes, c'est une légende.

— Je te défie seulement de répéter ça à DK !

— C'est sûr que lui, il risque rien de répéter !

DK, c'est le mutique du gang. On dit qu'il a fugué d'un réseau souterrain, de la contrebande humaine. On dit aussi que c'est un secret. Et lui, évidemment, il ne dit rien du tout. DK, tous les jours, c'est une partition vierge. Aucun passé, sûrement aucun futur. Il n'a que son clavier.

Yelena s'empare du triangle et le frappe. C'est pire qu'une baffe pour moi. Elle le sait.

— Dis-moi concrètement ce que tu en penses, Lupe.

— C'que je pense, ça vaut rien. C'est le comité qui décide. Ça sera censuré.

— C'est ton avis que je demande, pas celui du comité.

— Tu me demandes mon avis, mais je vois pas la place dans votre petite rengaine d'hérétiques pour un solo de batterie.

— C'est ça l'idée, Lupe. Tu dois frapper tout le long, avec les nerfs à vif. Tu tiens la bonne énergie, là ! Un peu plus énervée, et ce sera parfait.

Mes bras s'emballent, mes jambes trépignent. Elle m'agace. Je passe tout sur les caisses en secouant la tête, les cheveux saccadés. Le voilà, mon courroux qui résonne dans le studio ! Yelena applaudit.

— Impeccable. Ne change rien !

— Je cherche même pas à comprendre. On jouera jamais ça.

— Attends, j'en suis même pas encore à la meilleure partie !

Je soupire d'avance, mais mon corps bat la mesure, pile poil comme elle voudrait. Je joue déjà pour elle.

— Allons-y, achève-moi !

— Tout ça, ce sera du rap.

Elle me sort ça fièrement. J'expulse mon rire ingrat, par à-coups. Une percussion de plus dans mon petit orchestre.

— Tu te payes ma tête, Yell !

— Non. Tu feras même les chœurs !

— Jamais de la vie !

Je me lève, sans cesser de jouer. Le rythme du morceau m'est rentré dans la peau, il faut croire. Je frappe presque gaiement. Haut les cœurs ! Elle sourit. Je lui martèle une dernière fois :

— Y vont te censurer !

— Pas si ça fait un carton.

J'aurais dû m'en douter, à voir son air malicieux. C'est pas ma tête que Yelena se paye, c'est celle du monde entier, et en particulier celle de nos producteurs.

— Ça cartonnera jamais, avec ce titre de merde. Fardeau...

— T'as mieux à me proposer, j'imagine !

Les grands te crèvent les yeux.

— Trop long ! me casse Tobbias en entrant.

Là, il commence à accorder sa guitare, comme s'il savait déjà que ce que je pourrais répondre ne l'intéressera pas. Je recommence en boucle à faire ce qu'on me paie pour faire : tabasser mes tambours.

— Quelle rage, Lupe ! Quel tapage ! Yell a encore fait des siennes ?

— Vous deux, vous me rappelez pourquoi on travaille ensemble, si on est jamais d'accord sur rien ?

— Parce que c'est le désaccord notre force, justement, me sourit-il.

— On l'appellera Éden ! décide Yelena.

— Un pur sacrilège, j'adore !

Tobbias, la moindre connerie qui lui plaît, on dirait qu'il en jouit à s'en filer des crampes.

— Vous me gonflez. Je me casse.

Je brise mes baguettes et balance les morceaux. Je sors de scène. Rideau.

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