Episode 78.1

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Adoria

— Arrête de te tortiller comme une anguille, aussi ! rouspète Faustine en me serrant le crâne à deux mains, griffant ma tempe au passage.

J'imagine que j'ai eu tort de lui demander de l'aide avec ma teinture. Je ne savais juste pas vers qui d'autre me tourner. Personne n'égalera les talents de Roxane, pour ce qui est de rendre à mes mèches verdies et gluantes leur éclat blond et un semblant de soyeux.

— C'est toi qui sais pas y faire ! je râle.

— T'as qu'à te démerder, si t'es pas contente. C'est pas moi, l'ad-brutie qui me transforme en algue...

Apparemment vexée, ma sœur s'en va bouder contre la porte des sanitaires, les bras croisés sur les deux oursins momifiés qui lui servent de poitrine.

— Pourquoi tu te bandes les seins ? je demande, tout en me tordant le cou pour m'étaler sur le haut du crâne la pâte jaune qui sent l’œuf pourri.

— Est-ce que ça te regarde ? crache-t-elle avant d'immédiatement et inexplicablement ravaler sa colère. J'me sens plus à l'aise comme ça. Ok ?

— Ok. … Mais plus à l'aise pour quoi ?

— Pfff. J'sais pas. Pour les combats à mort ?

— T'es tordue, Faust ! … Mais ça me va.

Elle décroche un sourire moins glauque que la moyenne. Ou peut-être qu'elle rigole de me voir galérer. Ça lui va bien, en tout cas. À la voir comme ça, avec sa chemise cintrée bien rentrée dans son chino, son chignon de travers et ce joyeux pli de lèvres, on la trouverait sage et jolie. Peut-être que c'est ça qu'elle redoute. Dans le doute, je ne dis rien.

Je donne un coup de peigne sur mes cheveux teints et inspecte mon reflet dans la glace.

— Ça va derrière ? C'est uniforme ?

— Hmm-hmm.

— Super ! Je commence à bosser avec l'équipe cet aprem, alors...

— T'es vraiment qu'une bonne poire ! me coupe Faustine. Nelly a agressé Roxane, je te rappelle. Tu lui dois rien. Ni à elle, ni à l'autre nerveuse de Kit. Tu crois que tu vas devenir leur copine, mais t'es juste leur larbin.

Faustine ne sait pas de quoi elle parle. L'esprit d'équipe, c'est un truc qui lui échappe complètement. Elle est incapable de faire passer qui que ce soit avant son ego aussi gros qu'une montagne. Aussi abrupt, d'ailleurs. Pendant le Cercle aux Secrets, elle a carrément préféré qu'on se batte plutôt qu'on se serre les coudes. J'ai toujours rêvé de faire partie d'une équipe, parce qu'avec mes sœurs il n'y avait pas moyen d'en être une : Nono et ses caprices, Luna et ses mystères, Roxie et les garçons, Faust qui pète un plomb pour un oui pour un non. C'est juste inconcevable de se reposer sur elles.

Il n'y a qu'Emma qui joue à la loyale ici. Il n'y a qu'elle qui s'inquiète que je me fasse harcelée.

— Koma, hein ?

Je me répète son nom, comme pour m'en persuader, en poussant la porte des vestiaires. Y a pas a dire, j'arrive pas à l'imaginer en génie du mal ! Il est encore plus mauvais que moi dans le classement de l'Académie, et il aurait mis au point tout seul une machine terrifiante juste pour me faire chanter ? À quoi ça rime, tout ça ? Qu'est-ce que ça peut lui foutre, à lui, que j'aie des écailles ? Qu'est-ce qu'il veut à la fin ? De l'argent ? Un service ? Que je lui roule la seule galoche qu'il aura de sa vie ? J'ai beau me casser la tête, ça ne fait aucun sens.

J'enfile mon maillot de bain. Je flippe. J'ai besoin de croire que mes efforts vont payer, que je peux me maîtriser. Toute ma vie, ça m'a défoulée de nager, ça n'a vidé la tête, ça m'a fait du bien. Et là, à dix-huit piges, c'est comme si je m'apprêtais à sauter pour la première fois dans le grand bain. Peur qu'on voie mon corps. Peur de glisser du plongeoir. Peur de faire un plat, de me claquer la tête ou un muscle. Peur de couler. Peur d'être avalée par un putain de monstre marin – sauf que ce serait moi ce monstre.

J'ai à peine foulé du pied le carrelage ondulé, quatorze paires d'yeux se tournent sur moi. Quatorze nanas qui se demandent ce que j'ai dans le ventre et si je mérite d'être leur capitaine. Au nom de quoi je pourrais prétendre que c'est ma place ? Je n'ai aucune légitimité. Je suis là juste parce que Nelly et Kit voient quelque chose en moi qui m'échappent carrément.

Elles sont là, bien sûr. La grande perche aux dreadlocks en tête du cortège qui me lapide des pupilles. L'autre sur le banc des exclus, la jambe raide comme du bois. Du bois, c'est ce qu'elle a en main, d'ailleurs. À la voir le tailler avec son petit coutelet, la langue entre les dents, on croirait qu'elle épluche une drôle de patate. Assise juste à côté, Teodora s'applique à la sculpture avec moins de mimiques.

Dès qu'elle me voit approcher, l'escrimeuse file un coup de coude à Nelly, qui manque de faire tomber à la flotte son morceau d'art abstrait. Elle se redresse tant bien que mal sur sa béquille et, comme je vient à sa rencontre, des murmures mécontents se percutent en écho.

— Eh, du calme les filles ! râle l'ex-capitaine. J'vous présente Adoria. C'est elle qui va me remplacer.

Pourquoi moi, une fille sortie de nulle part ? Qu'est-ce qui prouve que j'ai la trempe ? Est-ce qu'on m'a déjà vu nager ? Et même si je ne coule pas comme une pierre à la première brasse, en quoi ça fait de moi une meneuse ?

Toutes leurs questions sont légitimes. Si ça ne tenait qu'à moi, je répondrais franco que je n'ai rien demandé, que je ne suis là que pour rendre service et un peu, rien qu'un peu, pour réaliser mon rêve. Mais Nelly s'avance – une manœuvre dangereuse : si sa béquille glisse, elle se pète l'autre genou – et leur intime de la boucler aussi poliment qu'elle le peut :

— Eh ! Vous vous êtes bien r'gardées ? Vous nagez comme des grenouilles ! Jamais aucune de vous va capter l'attention d'un recruteur du spec, putain ! À part Kit, peut-être. Mais c'est la règle : il faut être quinze et ils nous pêchent par groupe de cinq. L'esprit d'équipe, hein... Vous leurrez pas, les filles. Vous pouvez donner tout c'que vous avez. Si y a pas deux vrais prodiges dans l'équipe, personne ici passera les Octobraises.

Deux-trois protestations outrées trahissent une peur très lucide. L'Académie coûte un bras ; elles n'auront pas deux chances. Quand bien même, par fierté, la controverse tourne en boucle. Pourquoi moi ? Pourquoi en tête ? Et si je nage aussi bien qu'un orang-outan ?

— Pourquoi c'est Ad' qui prend ma place ? s'insurge Nelly. Parce qu'être capitaine, ça n'veut pas dire être la meilleure. Ça veut dire motiver les troupes, avoir la tête sur les épaules, être assez franche pour vous dire que vous crawlez comme du bois flotté ! Ça, c'est un capitaine. Ça, c'est Adoria. T'façon, vous avez b'soin d'une quinzième fille. Faut bien lui promettre que'que chose pour qu'elle rejoigne vot' brochette de bras cassés ! … Sauf toi, Kit.

Ma voisine de chambre a le regard plus sombre que sa peau réglisse, ses prunelles comme deux bouches à feu qui nous tiennent en joue. Un mot de travers, et Nelly risque un autre membre. C'est donc ça, l'esprit d'équipe...

— Allez Ad', m'encourage l'éclopée. Montre-leur de quel bois t'es faite !

Joignant le geste à son jeu de mots, elle brandit fièrement la mouette difforme qu'elle a dû passer des plombes à tailler. Pour ne pas rire, je souris. Puis, pour ne pas flancher, je continue d'étirer les lèvres, de coin, comme si je jubilais, victorieuse d'avance. Alors qu'au fond je m'écroule. L'air est humide, chloré. Mes arêtes craquent comme celles d'un poisson qu'on dépiaute.

C'est ça.

Elles sont toutes là à me scruter pour disséquer ma nage et mes techniques rouillées.

Pas le choix, Ad'. Respire.

Je grimpe sur le plongeoir. Un plot ridicule, comparé aux falaises d'où j'avais l'habitude de m'élancer. Aujourd'hui, c'est déjà trop. Trop haut à gravir. Trop instable pour tenir. Même trop étroit pour se lancer.

Je respire un grand coup. Calme-toi. Mets ton armure. Tout va bien, ça te protège... J'ajuste l'élastique qui maintient mes cheveux. Les bras croisés sur la poitrine, j'appelle des tréfonds ma coquille blindée. Avec elle, je me sens sauve, intouchable.

Je me jette à l'eau, à la renverse. Comme une quille, je tombe raide de côté. Toutes me regardent effarées scinder les flots comme un cadavre qu'on balance aux requins. Je me suis jetée mille fois du pont de mon épave, armée de mon plastron invisible. J'ai secoué les bras, mille fois aussi, pour réveiller apah, mon lampis capricieux. En un rien de temps, des squames discrets couvrent ma peau. D'une bouffée contenue, je retiens mes branchies. Tu t'es entraînée, Ad'... C'est ton corps. Il n'y a que toi aux commandes.

Une brasse, puis deux. Les doigts souples, écartés. L'apah prend de la vigueur. Mon sang boue, mes membres chauffent, je file à toute allure. En moins de temps qu'il en faut pour reprendre mon souffle, je rebondis sur la paroi du bassin et fuse en sens inverse. Doucement. N'en fais pas trop. N'éveille pas les soupçons... Un poing serré, j'ordonne au poisson-pierre pataud de freiner mon élan. Déjà le mucus me gonfle l’œil. Vite, je cligne. Ma bave d'escargot se dissout dans le chlore, et bientôt dans le filtre.

Mon aller-retour fini sous les acclamations, je remets le couvert. Plus besoin de leur prouver que je suis la meilleure. Même Kit a percuté. Il n'y a qu'elle de statique au milieu des équipières déchaînées. Teo sourit fièrement, Nelly siffle dans ses doigts et sauterait presque de joie. Je n'ai plus rien d'une remplaçante à présent : je suis leur ticket pour le podium des Octobraises.

C'est ma minute de gloire. Pourtant, si je continue de nager, de brasser la ligne d'eau de long en large, ce n'est ni pour leur plaire, ni pour les rassurer. Non. C'est parce que je vois clair. Je les vois toutes de mes deux yeux. Je suis dans mon élément.

Je fais durer le plaisir. Cinquante longueurs sans faiblir. Au bout d'une quinzaine, les voilà qui plongent à ma suite, qui essayent de suivre le rythme qui se démènent pour m'égaler. En vain, mais pas sans résultats.

— Ça, c'est de l’entraînement intensif ! lâche Kit tout sourire en se hissant hors de l'eau.

Derrière elle surgit Shell, qui lui porte sa serviette comme un laquais.

— Bien joué, Adoria, me félicite-t-elle poliment.

— Merci.

Je me laisse flotter, attendant que toutes les filles aient quitté les lignes d'eau. Je relâche mes membres, les écailles se rétractent, les aspérités fondent et je me débarrasse sans bouger de mon armure. Une fois le bassin vide, je m'en extirpe par l'échelle. Aucun signe apparent de ma soupe de poissons. Il n'y a que le mucus qui menace de déborder par mon orbite. Je fonce aux vestiaires récupérer mon cache-œil.

J'ai tout juste le temps de l'enfiler que mon holopad vibre. Je passe le bracelet et réponds à l'appel. J'ai déjà décroché quand j'entrevois le nom. Mon cœur loupe un battement.

— Salut Ray. Ça fait une paie...

Il me parle comme avant, comme si de rien n'était, comme si ça ne faisait pas deux mois qu'on n'a rien eu à se dire. Lui, parce qu'il pansait sa peine. Moi, parce que je n'étais même pas fichue de savoir qui j'étais.

— Quoi de neuf ?

Un jour, Luna m'a appris une technique pour mentir sans ciller : il suffit de dire la vérité, pas toute la vérité, et avec des nuances. Ce n'est pas le genre de feinte qui me vient naturellement. Sauf cette fois. Je ne veux pas mentir, ni à mon meilleur ami, ni à moi-même.

— Tu sais où je suis, là ? À l'Académie, bordel ! Je sors juste de mon cours de natation. Je suis capitaine de l'équipe !

Il y a deux mois, je rêvais vraiment de dire ça. À l'instant où les mots sortent, je me rends compte que j'éprouve de la joie. Jusque là, j'avais peur de ne même plus la reconnaître. Mais il y a toujours ce goût amer. Je pèse trop bien le prix du rêve devenu réalité. Il a fallu que Papa meure pour que je puisse mettre un pied à l'Académie, que Roxane se volatilise pour qu'on me recrute dans l'équipe de natation. Qui pourrait se réjouir d'accomplir quoi que ce soit dans de telles conditions ?

Pendant que je remue en silence ma culpabilité, Ray me déballe avec entrain sa vie entre le Pays de Galles et l'Académie de Bruxelles, entre ses cours de programmation et ses expériences révolutionnaires sur le système automatique de comptage des moutons.

Est-ce que je suis du bétail, un genre de bestiole d'élevage ?

— Et toi, Ad' ? C'est comment l'Académie ? Tu rentres quand même voir tes sœurs ?

— En fait, euh... Emma et Faustine sont ici avec moi. Et Luna travaille pour les Orsbalt.

— Attends, quoi ? Les gouverneurs ? La classe !

Il débite. Le besoin intenable de me parler, sans doute. Moi aussi, je l'ai eu. Moi aussi, j'ai crevé d'envie de raconter ma vie en vrac à mon meilleur ami, de m'extasier avec lui de tous nos petits accomplissements. Pourtant, aujourd'hui, je me demande à qui Ray pense parler. La fille qui lui manque, celle qu'il a laissée sur la plage en prenant le Transit, celle qu'il disait aimer, ce n'est plus moi. Comment lui dire ? Comment lui faire comprendre que je n'ai jamais été telle qu'il m'imaginait, que j'étais déjà en lisse pour la médaille des ratées à l'instant-même de ma conception, que je ne serai jamais ni sa paire, ni humaine ?

— Tu phases là ! C'est la nage qui t'as épuisée ?

J'ai beau dégouliner de partout, avec les excuses, je suis toujours à sec.

— C'est ton mec ? raille la voix de Nelly quand son épaule me télescope.

Je saute sur l'occasion.

— J'dois te laisser, Ray. Ok ? On se capte plus tard.

Jamais je n'aurais cru que cette racaille aux cheveux roses me sauverait la mise autant de fois d'affilée ! Pas une seule seconde je n'aurais imaginé que l'amitié prendrait ce genre de traits dans l'Académie de mes rêves.

— C'est ton mec ou pas ? insiste-t-elle une fois que j'ai raccroché.

— L'intimité, c'est un concept qui te parle ? la réprimande Teo.

L'escrimeuse au grand cœur joue les auxiliaires maintenant et porte les affaires de sa vieille ennemie. Je ne suis pas la seule à changer. Peut-être que c'est normal...

— Depuis quand vous êtes super potes, déjà ?

Ça m'a échappé. Elles en rient.

— Disons plutôt que nous sommes... hmm... partenaires d'affaires, nuance Teodora.

— Ah ouais ? Vous ouvrez une échoppe de sculpture sur bois ? Tu vas faire fortune avec tes piafs transgéniques, Nel ! Tu veux pas sculpter une statuette à mon effigie, non plus ?

L'ex-capitaine grommelle.

— En plus d'essayer de nouvelles choses, elle entretient sa dextérité, la défend notre amie. Tu devrais prendre exemple sur sa persévérance, Adoria. Tu ne m'as toujours pas désarmée à l'escrime.

— On n'a qu'à remettre ça. Laisse-moi me rhabiller.

Je les entends se chamailler de l'autre côté de la porte pendant que je me change. Puis je leur emboîte le pas, me laissant porter par leurs taquineries. Dehors, il pleut des cordes. Pas un temps à l'escrime, soutient Teodora. Nelly et elle m'invitent d'un air moqueur à jouer aux apprentis ébénistes. Sans façon. Moi, sous la pluie, je me sens comme un poisson dans l'eau. C'est le temps idéal pour parfaire mes entraînements.

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