Episode 77.1

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Alice

Le téléphone dring. J'ajuste les bouclettes de ma permanente, en tortille une au passage, pendant que l'appareil s'impatiente, qu'il dring de plus belle et me presse en aigu.

— Voilà, voilà, j'arrive. Pas la peine d'être malpoli...

Avant de décrocher, j'humecte un peu mes lèvres, je les ploc avec malice.. Un dernier petit râle au sonneur importun :

Dring toi-même !

Je décroche, avec ma gentille voix de petite réceptionniste. La servante qu'ils réclament.

— Bonjour, vous êtes bien au Palais des Merveilles. Alice, pour vous servir. Vous désirez ?

— Ali, c'est moi, frémit la voix de William.

À peine l'ai-je reconnu que je me dulcifie, détendue. Au placard, la servante ! Place à l'amourachée !

— Oh, coucou mon Wonky ! Tu as pu rentrer chez toi ? Avec cette tempête... Tu es en lieu sûr ? Shasha est avec toi ?

— Oui. Oui. Triple oui. Pour ce qu'on s'était dit, mon cœur, c'est ok. Elle est en chemin. Je te laisse t'occuper d'elle. Tu lui fais la totale, d'accord ? Et surtout ne dis rien. J'aimerais mieux qu'elle devine.

— Quelle idée ! C'est d'accord, Wonky. De toute façon, je ne comptais rien laisser paraître. Ça ne serait pas drôle, hein ! Allez, je mets ça sur ta note mon chou. Smouack !

Mes lèvres miment le baiser sur le vieux combiné, rétro à souhait. J'aime être le cœur de quelqu'un. Mieux qu'un pique ou un trèfle. Jamais sur le carreau.

Mes doigts pianotent, tic'i'tic, tic'i'tic, sur la console de l'accueil. Plus le temps me paraît long, plus je redoute un retard. Ou pire. Un lapin ! Un petit lapin blanc qui s'excuserait d'une moue innocente : « Désolée, j'ai eu un imprévu... ». Ceux-là m'horripilent. S'ils repointent leur museau dans mon antre magique, je m'en fais un civet.

Je suis d'une humeur massacrante. À cause de la pluie qui martèle, encore et encore, la verrière de mon hall, et du chassis de la porte qui grince sa plainte rauque à chaque bourrasque qui toque, tambourine au vantail.

— Mais tu vas te taire, oui ?! Maudite porte geignarde...

J’exècre les jours de pluie et leur senteur maussade. Les égouts de Red Hill qui nous crachent leurs embruns. Personne dans la boutique. Rien que moi. Moi et ma solitude. Pour seule compagnie, la porte mal-lucarnée et la bouilloire caractérielle. Parfois, le téléphone. « Oui... bonjour... J'appelle pour décommander. Vous comprenez, avec l'avis de tempête... Quel drame ! Moi qui me faisais une joie de venir me faire pomponner ! » Toujours le même refrain, les mêmes sornettes convenues. C'est que ce serait dommage, ma petite dame, de salir votre autofiacre jusqu'à mon humble commerce. Il risquerait de rendre les roues ! Et toi petite souillon, veinarde détentrice d'un de mes tickets gagnants, ne cours pas sous la flotte te crotter encore plus. Tu es déjà si laide et si négligée ! Quelle peine, mon bon monsieur, de ne pas voir votre momerate se gonfler de plaisir. C'est qu'il a dû vachement rétrécir sous l'eau froide !

Tous s'imaginent que je les regrette. Et, en un sens, ils n'ont pas tort.

Les jours de pluie sont des heures creuses. Un temps irrémédiable distordu en errance mentale, en rêveries qui se culbutent puis se dynamitent. Retard exponentiel.

Monsieur Vantail geint de tout ses gonds. Quelqu'un entre.

— Bonjour, bienvenue au Palais des Merveilles, débite ma langue doucerette de buste-de-comptoir. Vous avez rendez-vous ?

— Il faut croire que oui, me répond son visage dégoulinant essuyé d'un coup de sa manche d'anorak.

— Emmanuelle... Iunger ? feins-je de chercher le nom dans un registre fantôme (une mémoire d'éléphant, tel est le parachute des bons curieux-chroniques).

— C'est moi, atteste-t-elle (un soupçon d'impatience : elle voudrait être ailleurs).

— Très bien. Parfait. Mettez-vous à l'aise, débarrassez-vous de votre manteau, détendez-vous sur la méridienne. Je vais préparer la pièce. J'en ai pour un instant. Désirez-vous une tasse de thé ? Mais bien sûr, suis-je bête ? Vous verrez, c'est un délice ! Violette muscadée ; tout le monde nous chante ses louanges ! Je suis à vous tout de suite...

Pas le temps de bavasser. Tout en égrainant les lettres de mon moulin à paroles, j'ai ôté ton pardessus, aussitôt suspendu, je t'ai gentiment assise, légèrement couchée. J'ai saisi la bouilloire persiflante – l'insolente ! – et je t'ai docilement versé le breuvage promis. Tu n'as pas pu en placer une (obstruer ta pensée, ne pas te laisser le temps de m'analyser).

Je me dérobe par le couloir, étroit. Un terrier étriqué. Première à gauche, dans la pièce, tout est déjà dressé. À droite, son miroir : l'exact même matériel. Mais aussi, en même temps, son envers, le mur orné de mes retours-caméra. Les cadres dorés de mes Odalisques cirées, Guernica éraflés sur des dos écorchés et les Nuits étoilées qui voûtent mes bassins à bulles.

Je suis Alice Terri ; vous êtes mon musée.

Toi, la Cliente. Je te vois au travers de mon miroir d'argent. Je te mate, je te lis. Quatre pas de recul, comme si tu étais une peinture à l'huile. Tu zieutes la boutique et je sais bien à tes grimaces que l'endroit te déplaît. Trop kitsch à tes yeux, hein ? Je suis surcôtée, et je cache ma misère sous des dorures en toc, voilà ce que tu te dis. Tu as la mine fatiguée et la bouche pincée de ceux qui prennent trop le monde au sérieux. Les bras croisés. Tendue. J'aurais du mal à te dérider, mais les liftings, ça me connaît !

Sans te lâcher des yeux, je prépare la fausse pièce. Tu entendras le bruit de l'étoffe déchirée, défroissée, le clac vacillant des flacons sur le réchaud. Le frottement savonneux de mes mains sous l'eau claire (ça, ce n'est pas un leurre).

— Voilà, tout est prêt ! clamé-je en reparaissant devant toi et t'invitant à ma suite.

L'hésitation ponctue tes pas. Parenthèses corrosives.

— Bien, vous avez souscrit à la formule Prestige, jubilé-je de rappeler à toi qui n'en sait rien.

— La formule Prestige ?

— Épilation intégrale, massage aux huiles et bain à remous. Les personnalités les plus influentes d'Elthior et même les célébrités s'en remettent à mes soins. Vous pouvez avoir confiance !

— C'est un... spa ? me craches-tu ta déception au visage. Attendez, vous êtes bien Alice ?

— Absolument. Alice du renommé Palais des Merveilles : un spa abordable et incomparable qui offre à tout un chacun la meilleure prestation. Que l'on soit fortuné, miséreux, illustre ou anonyme, entre mes mains, qu'importe la personne, le soin sera exceptionnel.

Tu fais la moue. Préférerais-tu sortir du lot ?

— On y va ? insisté-je.

— William et Tasha me font une blague, c'est ça ? Vous êtes de mèche ? Vous n'êtes pas vraiment la petite amie de Will, si ? Vous avez quel âge ?

— Non. Vaguement. Si. Vingt-quatre. L'heure tourne, et je ne voudrais pas que ça impacte la prestation.

Tu détestes que je te presse. Ta frustration boue. Toi aussi, on dirait que tu es caractérielle.

— Je n'ai pas besoin d'épilation, protestes-tu. Je me débrouille très bien toute seule.

— Même le maillot ? hasardé-je avec une précision aussi étouffée que mon sourire hilare.

— Le... non... En fait, je n'y tiens pas.

— C'est comme vous voulez, Emmanuelle. Enfin, vous passez à côté de quelque chose. Et là, je ne parle pas d'esthétique.

— Pardon ? trésailles-tu dans un délicieux regain d'intérêt.

— William et Tasha te connaissent bien, n'est-ce pas ? Et toi aussi, tu dois bien les connaître...

— Et une épilation pubienne va bouleverser ma vision du monde, peut-être ?

— Je ne promets rien mais, si tel n'est pas le cas, ils risquent d'être déçus. Et moi avec.

À la promesse d'une découverte insoupçonnée, tu capitules. Tu t'en remets à mes mains expertes. Sceptique, mais enfin attentive.

Passée la porte de la pièce, tu n'es plus que pudeur. Tu ôtes le bas, le visage pourpre. Tu t'allonges sur la table et inventes des prétextes pour couvrir ton pubis, une jambe repliée ou une main passagère qui cherche l'appui du vide.

— Écartez les jambes, s'il vous plaît. Comme une grenouille. Voilà.

Le silence te pèse alors que, pour moi, il n'existe pas. La pièce me réfracte au centuple ton souffle gorgé d'angoisse, les craquement de tes membres qui se crispent à mon approche, la caresse de ma spatule quand j'englue ta toison.

— Attention, ça va tirer.

Surprise, hein ? Tu n'as presque rien senti. Ta résignation laisse place à un chouia d'admiration. Mes techniques ancestrales d'arracheuse de bulbes pileux ne t'intéressent clairement pas. Moi, en revanche, je commence à t'intriguer. Je ne m'attendais pas à ce que tu entames la discussion. La plupart des clientes me laissent le choix difficile du sujet de conversation. Quel ordre du jour peut donc être mis sur votre table pelvienne, mesdames ?

— Qu'est-ce qui t'a plu chez William ?

Tu n'y vas pas par quatre chemins ! Ma foi, cette question m'arrange. Elle m'offre le luxe d'être honnête et je gagne, en prime, le bénéfice du tutoiement. Quelle autre activité aurait pu nous rendre si intimes, si rapidement ?

— Sa perspicacité. Will est un mec bien, je ne t'apprends rien. Il sait déceler toutes mes faiblesses, toutes mes aspirations. Mais il ne les retourne jamais contre moi. Il me respecte. Pas parce que je suis plus âgée, mais parce qu'il apprécie mon talent. Et j'apprécie le sien. Ça va peut-être t'étonner, mais on se ressemble beaucoup, lui et moi.

— Ouf. J'avais peur que tu me répondes « sa sœur ».

Toi, tu ne manques pas d'humour !

— Ahah ! Mince alors, tu en sais long ! Tasha est une fille pétillante, elle nous nargue tous comme un bonbon acidulé. Ne te fais pas d'idée, nos petits jeux sont innocents. Je lui accorde juste ce qu'il faut pour qu'elle m'accepte. Avant moi, ils étaient inséparables. Je ne veux pas qu'elle se sente rejetée.

— Qu'est-ce que William en pense ?

— Il pense surtout à ses enquêtes.

Sourcils froncés, tu ne me crois pas. Tu ne sais pas que, même moi, je suis son enquête. Un dossier ouvert sur le coin d'un bureau. L'encre noir corbeau qui coule en faits divers. Un casse-tête sur pattes.

Un blanc gêné. Sans doute reprends-tu conscience que je m'affaire aux bords de tes lèvres. Ce n'est rien pour moi, j'en ai vu des millions. En revanche, tu ne les as jamais montrées à personne. Une sœur peut-être. Une baignade naturiste sur nos îles tropicales.

— Il paraît que tu viens d'intégrer l'Académie, embrayé-je (pas de question hâtive).

— Ça fait deux mois, oui. Mes sœurs et moi voulons obtenir un certificat.

Aucune question, en fait, et pourtant tant de réponses. Une bribe à la fois, tu m'étales ta vie sans même t'en rendre compte.

— Vous voulez devenir quoi, tes sœurs et toi ?

— L'une des deux veut faire une classe Spectus pour percer dans le sport. L'autre... eh bien, elle a de bonnes notes partout, mais je crois que rien ne l'intéresse vraiment. Et moi, je suis surtout à Elthior pour mener des enquêtes.

— N'importe quelles enquêtes ? Comme William et Tasha ?

— Oui, enfin, certaines m'intéressent plus que d'autres.

Ma main à couper qu'au moins une te concerne personnellement ! Je ne saurai pas laquelle. Pas tout de suite. Je ne dois pas te braquer. Pas maintenant que tu parles et que tu oublies la cire.

— Là d'où tu viens, il n'y a rien de croustillant à se mettre sous la dent ?

— Pas vraiment. Ce n'est pas très animé, par chez moi.

L'Île du Paon ? C'est rare qu'une fratrie entière s'en aille pour étudier, la plupart y reprennent les affaires familiales. Pantar ? Trop malfamé pour elle. Un coin perdu de l'Île Doryan ? Il me faut plus d'indices.

— Vous vous plaisez à Elthior, tes sœurs et toi ? Comment vous trouvez notre gouverneur ? Mieux que le votre ?

— Notre gouverneur... euh...

— Vous n'en avez pas ?

Je me suis précipitée. Erreur de débutante. La plupart des clients n'y voient que du feu, pensent que j'alimente la conversation du tac au tac, que je maintiens leur attention loin de la cire jaune qui déracine leurs bulbes. Pas toi. Tu me fusilles du regard. Pupilles accusatrices.

— Tu enquêtes ! clames-tu fièrement. Tu n'es pas esthéticienne, je me trompe ? Tu es... quoi ? Une indic de la police ? Un agent sous couverture ? Une détective ?

— Rien de tout ça.

Il n'y a pas à dire, toi aussi Emmanuelle, tu es perspicace.

— Une... Je ne sais pas ! fulmines-tu. Tu es membre du club de criminologie ? Non... Tu faisais ça avant de rencontrer William. C'est même le ciment de votre couple, je parie. Tu pêches des infos pour lui... À moins que ? Tu préfères qu'il les trouve par lui-même. Tu es meilleure que lui, mais tu veux qu'il progresse. C'est votre façon à vous de... vous respecter ?

— Pas mal du tout, t'applaudis-je. À mon tour, alors. Tu viens d'une île sans gouverneur. Sûrement pas Anakar. Ne reste donc que l'Île des Nootaks. Mais tu n'es pas hispanique, tu ne viens pas de ce patelin hyper-religieux. Une résidence permanente sur la Côte de Covell ? Nuevabahía, donc. Tes sœurs et toi êtes venues à Elthior pour étudier. Au moins l'une de vous, on dirait, mais pas toi. Tu cherches à percer un mystère. Pas un fait divers, une affaire personnelle. Vu tes réponses évasives, probablement quelque chose qui affecte ta famille.

— Tu tires des conjectures intéressantes, m'accordes-tu froidement. Mais je ne t'en dirai pas plus. Pas avant de savoir à qui j'ai affaire.

As-tu compris ? As-tu vraiment compris comment tourne ma boutique ? Je pressens que oui, quand bien même tu n'y as pas vraiment réfléchi. Tu n'en as pas eu besoin, car c'est ancré en toi. Comme nous, tu accordes plus d'importance au savoir qu'à l'argent. Tu sais qu'une seule info peut renverser le cours du monde. Savoir, c'est pouvoir. Pouvoir survivre, pouvoir faire ses choix, pouvoir décider qui saura à son tour. C'est détenir toutes les clés dans son vide-poche mental.

— Et voilà, plus un poil !

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