76.3

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Quand mon réveil a sonné, Luna s'était déjà envolée vers les hauteurs d'Elthior où, quoi qu'elle en dise, elle continue de fuir le monde. Une pluie ininterrompue a battu l'île toute la matinée puis, aux alentours de dix heures, alors que nous quittions la classe de droit de Mme. Saville pour rejoindre le cours d'histoire de M. Ink, l'orage a éclaté à nouveau. Les trombes d'eau n'engageant personne à pique-niquer dans le parc et la menace d'un typhon décourageant la plupart de s'aventurer en ville, le réfectoire est plus que jamais bondé ce midi. Le petit groupe d'Adoria, Faustine, Feng, les jumeaux et moi-même nous retrouvons agglutinés à la même table, ce qui donne lieu à des échanges incongrus.

Nelly et Faustine se chamaillent pour un oui pour un non et attaquent sans ménagement le physique l'une de l'autre, ce qui passerait presque pour de la complicité. Adoria parle bracelets avec Tasha qui, à force de compliments, finit gracieusement par lui céder l'un de ceux qu'elle s'est confectionnés. Un débat houleux anime Teodora et Feng. Une affaire d'arrosage agricole fait monter le ton entre elles. J'ai beau tendre l'oreille, je ne saisis pas vraiment de quoi il est question, parce que je suis accaparée par William et Degory qui, eux, parlent de Fate. Je m'étonne d'entendre un castagneur comme ce dernier réprouver farouchement ceux qu'ils qualifient d'« anarchistes dégénérés ». Je l'aurais imaginé dans les rangs des émeutiers.

— J'étais chez mon daron hier. Y mettent Crown Bay à feu et à sang. Les gens s'tirent dessus dans la rue. Ça abat ses voisins au moind' petit soupçon d'pactiser avec du nobliau. Et bien sûr les flics foutent que dalle.

— Élémentaire, approuve William. Tous les policiers savent que Crown Bay est sous la protection des candirus. C'est à eux de régler ça.

— Les candirus, ouais... Y z'en prennent pour leur grade vu qu'y bossent pour les riches.

— Ils feraient mieux de balancer leurs commanditaires à Fate ! s'interpose Feng.

— Tu y vas un peu fort, tempère Teodora.

Adoria et moi échangeons un regard inquiet. Pour une raison obscure, la petite marchande de pommes de Pantar paraît bien remontée contre la fille du grand exploiteur terrien de Salttown. Feng empoigne l'un de ses fruits et s'apprête à le jeter au visage de l'escrimeuse. Mais l'inattendu se produit. Faustine arrête net le bras de son amie et lui chaparde la pomme d'un vulgaire coup de dents.

— Vous vous prenez la tête pour rien, lâche ma sœur en postillonnant sa pulpe prémâchée. Fate, les candirus ou l'autre grand détective là, qu'est-ce que ça change ? Ils butent tous des gens, non ?

Personne ne s'attendait à quelque chose d'aussi sensé, venant de Faustine. Personne n'ose répondre, à part moi.

— Leurs motivations. Voilà ce qui change. Les candirus tuent par pur appât du gain. Gilgamesh est le tout dernier recours du système judiciaire. Et Fate pensent que l'opinion publique seule peut décider qui a le droit de vivre ou non. Fate ne reçoit pas d'ordre et n'obéit à personne, ni à aucune loi.

— Ça, personne n'en sait rien.

Le repas s'achève sur une note amère. Il n'y a rien de surprenant à ce que Faustine trouve les méthodes de Fate impressionnantes, ou peut-être même belles. L'idée même du meurtre ne l'a jamais choquée. Qu'est-ce qui l'ébranlerait d'ailleurs ? Probablement rien au monde. Cela dit Faustine n'est pas la seule. D'autres pensent que Fate défend leur intérêts, est un mal nécessaire ou un mal comme un autre. Comment peuvent-ils y voir autre chose qu'une secte haineuse à la démagogie hautement discutable ? Feng leur prête du mérite, Nelly semble s'en foutre. Qu'est-ce qu'en pense Adoria ? Je le lui demande, une fois que nous sommes seules. Elle se contente de hausser les épaules, puis elle bredouille tout de même :

— J'en sais trop rien. Attention, j'dis pas qu'ils ont raison de balancer un meurtre sanglant sur un écran géant, ni que c'est bien de tuer comme ils le font. Mais... ce trafic humain dont ils ont parlé, j'imaginais pas que ça pouvait être aussi proche. J'arrête pas d'y penser. Peut-être qu'on vient de là, toutes les huit. Peut-être que Fate empêche juste que ça se reproduise. C'est possible tu crois ?

— Si tu veux mon avis, ils sont trop mégalos pour ça.

Chemin faisant, nous sommes arrivées dans le hall. Adoria rabat sa capuche sur ses cheveux, son écharpe sur son nez. Elle ajuste son cache-œil puis rentre les mains dans les manches de son sweat-shirt.

— Tu sors ?

— Oui, je vais courir. J'ai besoin de m'entraîner.

— Mais par cette pluie... Enfin, tu vas...

— C'est justement pour ça que j'ai besoin de m'entraîner.

Je la trouve changée, depuis la visite d'Eugénie. Elle a l'air plus sûre d'elle, moins facilement intimidée. Je lui emboîte le pas dehors et elle m'explique que l'autre jour, sur la plage, toutes deux se sont employées à déclencher ou interrompre sa métamorphose, comme le ferait Nolwenn. À chacun des poissons qui la composent, à chacune des facultés qu'elle se découvre, Adoria attribue un geste précis, mécanique. Elle établit un automatisme pour en prendre le contrôle.

L'idée me paraît astucieuse et je la félicite pour les efforts qu'elle déploie. Je suis sceptique pourtant : je ne crois pas qu'il faille prendre l'habitude d'en appeler à nos capacités inhumaines. L'aisance avec laquelle Nolwenn, Cerise ou Luna acceptent leurs corps d'hybrides me débecte, parce qu'elle est contre-nature et, jusqu'à présent, je trouvais le dégoût d'Adoria pour ses atouts marins plutôt sain. Quel individu sensé accepterait de bon gré d'être changé en poisson ? Ou pire, en arthropode ?

Puisque ma soeur fait montre d'une confiance en soi presque toute recouvrée et d'une bonne humeur manifeste, je résous pourtant d'aborder un sujet plus épineux. Le corbeau. Koma Hirata et son holomime de malheur. D'abord, Adoria me rit au nez. Clonée par un robot ? Koma, un petit génie ? Je l'admets, je ne sais pas lequel des deux est le plus invraisemblable. Mais j'insiste, je maintiens : je lui dis la vérité. Je lui fais promettre de se méfier de celui que tout le monde prend pour un cancre.

— Et souviens-toi, sans ces lunettes, il perd le contrôle de son joujou. Si on veut le piéger, il faudra les lui retirer.

— Koma est un crétin, mais je le vois quand même mal être machiavélique.

— Certains cachent bien leur jeu. On est assez bien placées pour le savoir.

Nous nous quittons sur cet avertissement. Adoria fuse à travers le déluge en direction du stade et je me dépêche de gagner la classe de littérature pour mon cours de l'après-midi.

Les poèmes surréalistes sont d'un ennui morose et j'accorde plus d'attention aux bracelets de Tasha qu'à la leçon du jour. Perles, breloques et coquillages se trémoussent à son poignet, au-dessus de la tablette où je sais qu'elle ne prend pas le cours, mais qu'elle liste des théories sur les uns et les autres. Son « registre-d'autrui », comme elle l'appelle. Cela tient plus des ragots que de l'enquête, mais je m'en enquiers malgré tout lorsque nous sortons de classe. Comme d'ordinaire, Tasha refuse obstinément de partager avec moi les secrets qu'elle collectionne, ceux des autres, sous prétexte qu'un jour ils pourraient valoir cher. Comme si quelqu'un allait un jour payer pour les secrets d'Elias Ruocco !

Au moment où nous regagnons nos casiers, Tasha m'annonce la bouche en cœur que William et elle ont une surprise pour moi. Je la suspecte d'abord d'essayer de détourner mon attention de son registre-d’autrui, puis son jumeau surgit derrière elle et me tend une bien mystérieuse boîte. Un carton banal, semblable à ceux qu'emploient les archives de la police. Celui-ci ne renferme ni dossier d'enquête, ni pièce à conviction. Les plis écartés me révèlent le fragment d'une carte topographique d'Elthior où, du premier coup d’œil, je reconnais le pourtour biscornu de Red Hill. Par-dessus la carte, sont disposés un sachet de thé, un champignon sec et une petite fiole ceinturée d'une étiquette manuscrite : « Drink me ».

— Qu'est-ce que c'est ? Un jeu d'enquête ? Qu'est-ce que je cherche, un lapin blanc ? Oh. Alice, évidemment.

À cause de l'orage qui gronde et de la tempête qui menace, je rechigne à me rendre jusqu'à la vieille ville. Mais les jumeaux me forcent la main. Ça ne craint rien, disent-ils. Eux-mêmes vont prendre le tram pour retourner chez eux, au Port des Veuves. Si le typhon inquiétait, les transports seraient à l'arrêt. Je ne me laisse pas convaincre pour autant. Alice ne m'intrigue pas et je n'ai aucune envie de me risquer dehors pour une énigme si bête.

— Tu ne le regretteras pas, m'assure Will. Alice n'est pas juste ma petite amie. C'est une source d'informations intarissable.

— Tant qu'elle ne sait pas où trouver Gilgamesh, ça ne m'intéresse pas.

— Qui sait. À moi, elle n'a jamais voulu me le dire. Donne-lui quelque chose d'intéressant, et Alice te rendra la pareille. Mais attention, l'échange doit être équitable.

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