74.2

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Ma paupière engluée s'entrouvre sur les alentours troubles, la pénombre ambiante et la faible lumière qui s’infiltre par le haut, comme si elle pleuvait en de maigre filets. Sous mon crâne, une poigne d'acier martèle, décidée à pousser mes yeux hors de leurs puits. La souffrance est tenace.

Le visage nacré d'Awashima se penche avec tendresse sur mon front ruisselant. Elle éponge ma fièvre à la fraîcheur d'un gant garni de glace pilée. Par le prisme du rideau gras qui m'empâte les prunelles, un mirage grumeleux vient gâter la pureté de ses joues de poupée, la noblesse vaniteuse de son nez de marbre grec – ou du plâtre qui l'imite presque à la perfection. Ainsi étendue, je me figure épave, éventrée sur le tapis vaseux de l'océan, bercée au sein dense des abysses. Sous les flots silencieux, mes statues envolées valsent dans l'ouroboros d'un courant persifleur, les bustes entamés par les mains sybarites du maërl vorace.

Comme je tends le bras, une douleur diffuse me sclérose les veines. Awashima passe sa main rassurante sur mon cuir chevelu tout perlé de sueur.

— Reste calme. Ouvre la bouche.

J'obéis. Une machine que je distingue à peine prend mes lèvres d'assaut. La languette familière d'un scanner de premiers secours rencontre mes papilles. L'engin s'enfonce jusqu'au seuil de ma gorge puis glisse hors de ma bouche.

— C'est bien ce qu'il me semblait, décrète Awashima en scrutant l'hologramme qui entre nous détaille mon bilan salivaire.

Éblouie par le halo des lettres fluorescentes, je lève les yeux. Mes cils, enfin dépêtrés de leur torpeur amidonnée, écartent leur rideau. J'embrasse du regard le petit salon où l'on m'a allongée, sur le cuir végétal d'un divan blanc cassé. Je suis d'emblée frappée par le minimalisme du mobilier : une table basse posée à même le dallage rocailleux et un fauteuil feutré. De même que l'écran incrusté dans la cloison, je suspecte les murs de receler mille tiroirs ou tablettes repliées. Aucune fenêtre n'invite le soleil en ces lieux. Seule une clarté timide se faufile au travers des murs, sous le plafond, par une série de percées, comme un moucharabieh.

— Apporte-moi l'eau-de-charbon, commande mon amante dans l'holopad qui lui sert de chevalière.

— Qu'est-ce qui m'est arrivé ? gémis-je en me redressant.

Une auréole cruelle enserre encore mon crâne. La main d'Awashima me presse l'épaule. Cette palpation se mue en une complainte stridente, au creux des sonars que ma conscience refoule. D'un geste tendre, elle me ramène tout contre le divan.

— Tu as été empoisonnée. D'après le scanner, ta vie n'est pas en danger, mais ton corps va mettre un peu de temps à éliminer les toxines. Tu vas te sentir faible, vacillante. Surtout, ne te surmène pas.

Dans l'ombre au bas du mur, une silhouette voûtée fait une entrée furtive. Son bras apathique tend un verre à mon hôte.

— Bois ça, ma Luna. C'est de l'eau-de-charbon, ça aide à éliminer la plupart des toxines. Il vaut mieux toujours en avoir chez soi.

— Surtout quand on craint de se faire empoisonner.

— Oh, moi je ne crains rien, glousse-t-elle. C'est plutôt mon père et sa paranoïa... De toute façon, ce remède de grand-mère ne pourrait pas grand-chose contre une dose mortelle. Estimons-nous heureuses de l'avoir sous la main et que tu n'aies pas ingéré une quantité létale.

— Serait-ce un nouveau jeu, Awa ?

Sa mine réprobatrice me lacère du regard, si bien que je regrette de m'en être assurée.

— Je plaisante, évidemment. Enfin, j'ignore comment j'en suis arrivée là.

— Tu as des ennemis, ma Luna ?

— Pas à ma connaissance, ou d'aucun qui me connaisse. À propos de connaissance...

Mes pupilles se déportent vers l'autre silhouette restée tapie dans l'ombre.

— Eh bien, approche, commande Awashima. Ne fais pas le pleutre. Depuis quand les filles t'intimident ? Luna, je te présente mon petit frère, Koma.

Le jeune homme me tend la main. Pourtant, derrière ses lunettes, son regard baissé me fuit, à l'évidence. Je fais fi des doigts bosselés qui s'écartent devant moi et avorte son salut dans un soupçon de mépris :

— Oh, eh bien, nous nous sommes déjà vus. Tu es à l'Académie, n'est-ce pas ? Tu dois connaître mes sœurs.

— Emmanuelle, Adoria, Faustine, récite-t-il, et Roxane. Comment va Roxane ? Elle ne vient plus en cours.

— En effet. Une opportunité s'est présentée à elle. Elle vise le mannequinat.

— C'est cool. Elle va cartonner, je parie !

Voilà qui me contrarie. J'espérais bien tenir Awashima à l'écart de ma fratrie. Moins elle en sait me concernant, plus cette relation a de chances de porter ses fruits. Ceux-là, pour mûrir, nécessitent tout mon amour et toute ma confiance. Nulle autre qu'Awashima ne doit les entrevoir. La présence de Koma, intrus inopiné, rompt le tête-à-tête rituel de nos entrevues. Ne serait-ce point les prémisses d'une plus ample pourriture ? La passion s'étiole, dès lors qu'elle délaisse l'idéal abstrait où nos esprits s'inventent, s'absolvent et se flattent, pour retrouver le terre-à-terre boueux d'un quotidien blafard. Qui aimerait une sournoise en-dehors des draps moites où le vice est fortune ?

Peut-être Awashima perçoit-elle mon ennui, car elle renvoie son frère comme elle l'a appelé.

— Allez, laisse-nous maintenant.

Chez elle comme dans nos jeux, mon amante tient les rênes. Son frère plie sous ses ordres et s'efface sans demander son reste, emportant mon verre vide. Je ne puis m'empêcher d'admirer sa froideur, cette exigence à toute épreuve. Il me faut l'avouer, cette belle intransigeante égale la maîtresse qu'elle joue en ma présence, car elle exige des autres tout autant que d'elle-même. Elle est la perfection et la leur fait frôler. Elle ne peut déroger à ce rôle draconien, car il n'en est nul autre réglé sur ses standards. Ma chère Awashima tient du strict fantasme.

Une fois sur pied, je saisis la main que me tend fermement la maîtresse de maison, puis la laisse m'égarer dans le dédale des pièces enfilées. Ni les murs nus et mats – une copie conforme mille fois redressée – ni les meubles presque absents, ne permettent au premier coup d’œil de les distinguer les unes des autres. Certaines semblent même de petits jardins clos, sans usage établi. J'ose émettre la remarque, non sans espoir de provoquer Awashima. Elle me répond toutefois par le flegme ordinaire qui lui polit la langue :

— Pour qui ne la connaît pas, cette maison ressemble à un vrai labyrinthe, n'est-ce pas ? Au contraire, elle répond en fait à une logique précise, à un plan étudié. Les pièces communiquent toutes. Le long des façades, il n'y a que des patios, des potagers, des vérandas. C'est là qu'on prend nos bains de soleil. Ces pièces-là isolent le reste de la maison, de la chaleur ou du froid. En approchant du centre, on trouve le salon, le bureau, la cuisine, la salle de bain, les chambres. Celles-là n'ont pas de fenêtre. C'est pour l'isolation. Mais on réfracte les rayons via les grilles-à-lumière. L'éclairage électrique reproduit quasiment la lumière du soleil. Ça ne consomme presque rien. Toutes les plantes des pièces-tampon fabriquent plus d'énergie qu'il ne nous en faut au quotidien. Tu comprends ? Tout est articulé en fonction du cœur.

Un sourire imprime son pli au coin de mes lèvres.

— Dis-moi, est-ce normal que je te trouve aussi séduisante lorsque tu parles d'architecture ? C'est peut-être un effet du poison...

— D'abord tu m'accuses de t'intoxiquer. Maintenant ça. Je commence à penser que tu mérites une correction.

Awashima prend la chose très au sérieux. Elle m'entraîne vers le centre de l'obscure demeure, dans une pièce en cul-de-sac. Ici, au noyau du foyer, le blanc glacé des murs réfracte mieux la lueur de plus en plus lointaine d'un jour que l'on oublie. Décomposé, ciselé par les grilles successives, Phébus n'est plus qu'un puzzle aux mains d'une science divine. Moi-même, je laisse le jeu sculpter mon corps astral.

Voilà que ma maîtresse me pousse sur le drap satiné d'un lit rêche. Le meuble est orphelin. Les doigts ingénieux défont en un rien de temps les corsets qui me parent. Baleines échouées, aux algues enrubannées, tapissent le sol désert. Ma nudité, dès lors, offre à ses caprices tout le champ des possibles. Ses ongles anguleux muent ma gorge en piano. La gamme dissonante des notes que je gémis l'invite à m'accorder. Son vernis me raye. Sous l’assaut des griffures, de mes seins au bassin, des cordes rouges filées affleurent à mes hanches – une symphonie nerveuse.

— Tu connais le mot de passe ? me glisse-t-elle à l'oreille.

Un glissando retenu entre mes dents serrées, j'acquiesce d'un clignement d'yeux. Un sourire se forme, que l'on discerne tout juste sous son masque rigide. Alors, tandis que ses doigts virtuoses jouent sans faiblir de mes cordes sensibles, chaque filin de mon coffre excité à souhait, sa bouche satisfaite ajoute à son orchestre le bec rose qui émerge de ma poitrine enflée. L'appeau étranglé de tous mes chants d'oiseaux. Un accord cruel que seul peut produire l'archet de ses dents.

Il y a quelque chose de baroque, dans le charivari savamment composé de nos chastes ébats. Aucune effluve ne goutte entre mes cuisses vêtues quand tout mon torse jouit. Crescendo, comme j'expire, les pointes de ses doigts crissent contre ma nuque, à m'arracher le cuir ; à m'arracher l'orgasme le plus inespéré.

Nos carcasses atterrées gisent entre les plis du drap ; une toile lustrée qui menace de ses brillants vortex. Quand serai-je happée ? Avant que ce néant satiné ne nous ronge, je songe à la remercier de son tact.

— De quoi as-tu envie, Awa ?

— Je veux que tu me racontes une histoire.

Les mots s'alignent d'emblée, comme la structure prédite d'un message automatique. J'ignore combien de temps Awa les a tus, juste à portée de langue. Je parie néanmoins qu'elle les a préparés bien avant aujourd'hui, peut-être précisément en vue de cette journée. Qu'importe les belles paroles sur la confiance partagée. Si je suis ici et maintenant, c'est uniquement pour qu'elle puisse dégainer sa demande, sans une seconde d'hésitation. Parce que l'idée m'attise, je n'hésite pas non plus à rentrer dans son jeu.

— N'importe quelle histoire ?

— Raconte-moi une histoire que je ne connais pas.

— Très bien. C'est l'histoire d'une fille. Quoi que, c'est plutôt l'histoire d'un monstre. Un monstre qui rencontre une fille.

— À quoi ressemble la fille ?

— Elle a de l'esprit. Mais elle est capricieuse, parce qu'elle a l'habitude d'obtenir ce qu'elle veut, que rien ne lui résiste. Elle mène tout le monde à la baguette.

— Et le monstre alors ?

— Le monstre, il n'est qu'un objet sans volonté propre. C'est précisément ce qui le rend monstrueux. Il est tout ce qu'on veut qu'il soit : une distraction, un outil de plaisir, une arme. Il s'adapte à merveille à tous les caprices que la fille lui soumet.

— Est-ce que leur histoire finit bien ?

— Non. C'est forcément le scénario d'une tragédie.

— Alors pourquoi tu me racontes ça ?

— Parce que tu m'as demandé d'inventer une histoire, et c'est la première chose qui m'est venue à l'esprit.

Ses cuisses sveltes se rétractent et son corps de mannequin s'arrache à la moiteur du lit. Par les grilles-à-lumière, les rayons ciselés recomposent sa peau, tranchée de clair-obscur. Demeurée avachie, j'admire les lignes strictes de sa beauté cubique. Aucun reliquat de pustule juvénile. Nulle égratignure, ecchymose, ni même une cicatrice sur ses subtiles coutures. Pas l'ombre d'un poil revêche, jailli importun au contour du téton ou sous le menton. Une enveloppe sans marque, c'est un être sans histoire.

Je saisis la main sur laquelle elle s'appuie, peut-être en partie pour ébranler son équilibre. Du bout du doigt, je glisse sur sa peau translucide, parcours ses veines grises, des ruisseaux alcalins. Au delta endigué de son menu poignet, mes pouces convergent. Je sonde sa paume, illisible. Aucune ligne nette n'y dessine un destin. Alors, elle me confisque sa main, l'air honteux.

— Tu es un vrai mystère, Awashima Hirata. Absolument unique.

Je bondis du matelas pour lui embrasser la joue, avec juste ce qu'il faut de taquinerie et de tendresse.

— Tu as déjà entendu parler de ma famille ? demande-t-elle.

— Évidemment. Nul n'ignore qui règne sur l'Empire de la Robotique. La Compagnie Hirata est le fleuron de cette île, après tout. Dis, Awa, tu connais Aka Poliss ?

Dans ces instants-là, je devine qu'elle essaye d'adapter sa réponse, d'anticiper mes préférences. Ses yeux s'égarent brièvement dans le vague, ne me regardent plus, ne voient plus rien du monde. Ils sont tout entiers tournés vers un fond intérieur, plein de calculs futiles et de plans qui « en théorie » n'atteindront jamais mon degré de réel.

— Je connais de nom, feint-elle. Ce n'est pas trop le genre de musique que j'écoute. Je me demandais : qu'est-ce qu'une fille comme toi pense de l'essor de la biomécanique ? Tu n'utilises presque pas l'holopad que tu trimbales partout comme un gousset. Puis tu débarques chez moi en autofiacre. C'est toi, le mystère, Luna.

Le semblant de sourire qui me pendait aux lèvres s'exacerbe.

— S'il y a une chose que je sais, lui dis-je avec malice, c'est que tu es rigide. Voire même un peu étroite, jusque dans tes idées préconçues. Tu dois croire qu'une fille comme moi n'écoute que les classiques d'un siècle qu'elle fantasme. Mais tu sais, tout cet attirail (je ramasse au passage mon jupon brodé) ce n'est qu'une sorte de farce. C'est ma façon à moi de prendre part au monde, de définir ma place dans une société où tout n'est qu'apparences. J'en fais trop. Je dénote. J'ironise, simplement.

Je remballe ma poitrine dans mon bustier et me tourne, dos à elle, pour qu'elle noue le corsage. J'allonge ma tirade presque par pure distraction :

— En adoptant les standards d'une époque révolue, je ne la ressuscite pas. Je ne fais que souligner les tares de notre temps. Mais se moquer du monde, ou se moquer de soi-même, ça n'a rien d'un rejet. Je vis le temps présent. Je t'envoie un sexto quand l'envie me tiraille. Je délègue aux machines, que ce soit mon chauffeur ou ma femme de chambre. Je n'y vois pas de problème. Et je suis intimement convaincue qu'Aka Poliss, c'est de la philo-dansante. Tu vois, je suis même du genre à faire des néologismes !

— Tu es frustrante, déclare-t-elle d'un ton accusateur. Et ce qui me frustre encore plus, c'est de ne pas comprendre ce qui me plaît là-dedans.

L'ébauche d'un rire m'échappe :

— Chacune sa frustration...

D'un simple effleurement, ma maîtresse appelle hors du mur uni la tringle d'une penderie. Elle enfile une chemise à peu près identique à celle qu'elle portait tantôt, ajuste les bretelles qui ne lui servent à rien mais participent, pour sûr, à son surplus d'élégance.

Alors qu'elle éclipse de nouveau sa garde-robe dans la cloison insoupçonnable, Awashima lâche ce qui, venant de quelqu'un autre, aurait été un soupir :

— Il y a à peine un siècle, notre monde actuel relevait d'une utopie.

— Alors ?

— Alors, à nous autres, aujourd'hui, qu'est-ce qu'il nous reste comme utopie ?

Je ne la savais pas capable d'un tel vague-à-l'âme. J'évite de trop songer à ma réponse, par peur qu'elle lui paraisse forcée.

— Eh bien, que chacun puisse jouir sans offenser autrui. Voilà notre utopie.

Plantée comme un mât au beau milieu de la chambre, Awashima consulte une fois encore ses oracles internes, les yeux rivés non plus sur la couchette qu'ils fixent, mais sur le mécanisme même de sa pensée. Quiconque ne la côtoierait pas intimement et si fréquemment ne le remarquerait pas, car cela ne dure qu'un fragment de seconde. Une bribe de temps giclée de sa grande horloge, évanouie en rêverie. Ce spectacle me régale.

De retour auprès de moi, elle me prend par la main et me tire hors du lit.

— Viens, ma Luna. Je vais te montrer l'avenir.

L'avenir nous attend au sous-sol. L'ironie me submerge, car l'origine aussi se trouve, de mon point de vue, quelque part dans une cave. Je m'étonne honnêtement qu'Awashima me dévoile avec autant de confiance l'atelier souterrain de la famille Hirata. La fabrique se déploie sous le lac artificiel qui, truffé de capteurs solaires, ravitaille en continu les machines d'ici-bas. L'accès, véritable passage secret, se dissimule sans surprise dans un mur anodin, semblable à tous les autres que brandit la bâtisse. Je serais bien incapable de me rappeler lequel. En guise d'assurance, la porte invisible ne peut se déverrouiller que sur présentation d'une empreinte oculaire. Une boule me serre le ventre lorsqu'Awashima présente au creux du scanner son globe exorbité.

— Simple formalité, dédramatise-t-elle en remarquant ma grimace.

À l'image du reste de la maison, l'atelier brille par sa blancheur et ses meubles clairsemés. Les machines en conception, clouées sur leur socles, paraissent des statues contemporaines, exhibées uniquement pour le plaisir des yeux. À peine passée la porte, je remarque les vertèbres voûtées de Koma, penché sur une cuve. Sous les verres de ses lunettes, défilent les lignes de code sur les écrans intégrés. Voilà donc la raison pour laquelle il en porte : programmer à toute heure, depuis l'intérieur même de ses pupilles. Dans le liquide laiteux de la baignoire encastrée, stagne un corps noir comme suie. Un mannequin de charbon.

Awashima s'approche et, d'un mouvement du regard, m'indique le bain de l'androïde dormant.

— Mon frère a l'air d'un raté mais, de temps à autre, un éclair de génie lui illumine le cerveau. Tiens, Koma, montre-nous ton holomime.

Sans interrompre sa tâche, il proteste fermement :

— Hors de question que je lui montre à elle.

— Je crois que je ne me suis pas bien fait comprendre. Je suis la clé de l'atelier. Moi seule décide si tu y mets les pieds ou non. Alors, si ton projet te tient tant à cœur, tu vas me faire plaisir et nous en offrir une petite démonstration. Sans compter que, sans mon expertise en biomécanique, ton prototype n'aurait pas de corps.

Sous ce regard sévère, Koma courbe un peu plus l'échine. Alors, à travers ses écrans-occulaires, il commande au robot de se redresser. Le mannequin sans visage me toise, raide vide.

— Tu connais le principe du viscan ? m'interroge ma maîtresse.

Ce souvenir m'est encore amer. Un hochement de tête suffit.

— La précision est un peu moindre, explique-t-elle. Mais le résultat n'en est pas moins bluffant.

— C'est parti.

Il suffit à Koma de cligner des yeux pour qu'instantanément l'androïde réfracte mon image. La stupeur me saisit devant l'effroyable miroir tridimensionnel. Mon double me salue et, aussitôt étourdie, je manque de trébucher.

— Arrête ça.

Bien obligé par l'air impératif de sa sœur, Koma écourte la démonstration. Jamais mon reflet n'a été mon allié, sauf peut-être une fois parée de mes atouts vampiriques. L'idée saugrenue et pourtant éprouvée qu'un corps qui n'est pas moi puisse adopter mes traits, voilà mon pire cauchemar. La liberté, pensé-je, ne serait-ce pas de choisir nos propres simulacres ?

— J'ai horreur des miroirs. C'est d'ailleurs la raison de notre rencontre.

— Vraiment ? C'est regrettable, belle comme tu es.

— Ce n'est pas la question. Les miroirs mentent toujours. Ton papa ne t'a jamais lu Blanche-Neige ?

Awashima opte pour le rire, comme s'il s'agissait d'un trait d'humour de ma part. Koma, quant à lui, me rend mon mépris antérieur et se replonge corps et âme dans ses algorithmes. C'est sur cette note branlante que je me résigne à prendre congé. Avant, me dis-je, qu'il ne soit trop tard.

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