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J-54.


Sous les lettres lumineuses du prénom de Roxane, le verre de l’élévateur sert maintenant de vitrine à une panoplie de bijoux. Cerise a disposé le grâcieux porte-bagues en forme de main au centre des colliers et des broches. Doré, argent, clinquant : pour le coup, ça ressemble à la sœur dont nous n’avons aucune nouvelle.

Sancho est introuvable, Zackary ne sait rien, Emmanuelle m’a fait savoir par message qu’elle était sur le coup, mais pas ce que « sur le coup » signifie, dans les faits.


J-53.


Mon rituel du soir reste inchangé : gélule et somnifère. Je dors si profondément que, malgré la paillasse carrelée qui me sert d’oreiller, je me réveille plusieurs heures après mes sœurs.

Nolwenn se prête au jeu de Risette en agrémentant elle-même sa vitrine miniature avec ce qu’elle appelle « ses trésors », à savoir : un harmonica rouillé ramassé par terre quelque part, des cailloux aux formes biscornues, un os de seiche, des fossiles d’oursin et de coraux, des boutons fantaisistes qui ont, depuis longtemps, perdu leurs habits, et, au centre de tout ce bric-à-brac, une vieille boussole qu’elle a dû acheter, un jour, au marché d’Anakar.

À deux pas d’elle, Cerise et son robot transforment l’ascenseur de Luna en distributeur de thés. Celui-là aura au moins le mérite d’être utile. Je suis sûre que notre gothique de service le trouverait à son goût ; elle pour qui les moyens, aussi sophistiqués soient-ils, servent toujours leur fin.

J’imagine que nous ne comprendrons les vraies motivations de son déménagement précipité à Whistlestorm qu’une fois qu’elle aura accompli une sorte d’objectif secret. Pour l’heure, les seules réponses que je peux espérer sont celles que renferment les rapports conservés par Magnus.

Le nom de notre père adoptif est toujours étranger à ces pages, si bien que j’ai commencé à me demander s’il ne les avait pas volées, avant de finir par me dire que, plus probablement, il avait fait changer son identité. L’idée peut sembler saugrenue mais, à la fin de la Grande Guerre, beaucoup de militaires ont modifié leur nom, histoire de se faire oublier. Ce n’était pas légal à proprement parler, mais la Pacification a fermé les yeux, souvent par reconnaissance. De nombreux psykos en ont eux aussi profité pour redémarrer à zéro. À cette époque-là, quantité d’espions à la solde de l’armée, tous spécialisés dans l’altération d’identité, se sont reconvertis en « passeurs de noms ». C’était le titre d’un de ces romans historiques qu’a lu Emmanuelle, et c’est donc d’elle que je tiens tout cela.

Notre père était-il Gustav, Tommy ou cet autre, Lewiss, qui rejoint l’équipe sur le tard ? Je l’ignore. J’ai même envisagé qu’il ait été une femme, peut-être notre mère. Évidemment, cette conjecture tarabiscotée ne tient pas la route : un seul utérus n’aurait pu produire les centaines de gamètes nécessaires à cette longue série d’expériences ratées. Il se trouve justement dans le fichier crypté un document qui en atteste ; qui m’apprend même d’où venait cette profusion d’ovules.

Ladite archive compile des dizaines de dizaines d’exemplaires d’un formulaire intitulé : « Cession du patrimoine génétique pour la recherche militaire ». Chacun des signataires y consent à ce que l’Armée de l’Union effectue un prélèvement de gamètes en échange d’une somme d’argent fixée : quatre-cent plaques pour un flacon de sperme contre quatre-mille l’ovule. Je suis à peine surprise de constater que Lassen et Sparre eux-mêmes se sont prêtés au jeu. Je le suis, en revanche, face au nombre mirobolant de femmes qui ont vendu leurs oocytes pour cette coquette somme d’argent.

Jusqu’où peut-on tirer profit de la misère des gens ?

À bien y regarder, la quasi-totalité d’entre elles s’avèrent des filles de joie issues des maisons de passes fraîchement institutionnalisées. Les documents portent systématiquement le tampon de leur établissement de rattachement. Le nom d’une ces prostituées revient, deux… dix… Non, exactement quarante fois ! De juillet 2080 à avril 2085, la dénommée Raina Ekel se présente tous les mois et demi pour une ponction ovocytaire. À raison de cinq à dix ovules prélevés à chaque intervention, elle récolte en cinq ans plus d’un million de plaques. Elle pourrait statistiquement être notre mère à toutes.

Rien qu’en y pensant, j’ai des douleurs pelviennes.

C’est aussi dans cette archive que je rencontre pour la première fois le nom de Dagmor.

Dagmor Lassen, manifestement apparentée à ce Gustav.

Si j’en crois les dates, elle était la première signataire d’un de ces contrats de cession, suivie le même jour par un certain Simon Löfgren qui, comme les Lassen, était alors domicilié à Ystad. Un puissant sursaut de ma mémoire m’éloigne tout à coup du présent dépouillement. Je parcours un mètre de distance sur la chaise à roulettes, ouvre grand le tiroir où j’ai reclassé méthodiquement tous les dossiers de notre créateur ; classement qui me permet, en deux temps trois mouvements, d’en tirer sans effort le protocole d’hybridation de Nolwenn.

Je réhausse mes lunettes et survole les lignes que j’ai déjà dû relire à une bonne vingtaine d’occasions.

D et S. Dagmor Lassen et Simon Löfgren. Ils seraient donc les ancêtres biologiques de Nolwenn. De tous les protocoles, seul le sien comportait des initiales. Pourquoi ? De toutes ces expériences, elle est celle dont l’intérêt militaire est le moins justifiable. Bien sûr. Du sentimentalisme, du Magnus tout craché !

Pour une raison que je n’ai pas élucidée, Nolwenn n’était pas destinée à devenir une arme, mais plutôt une sorte de filiation améliorée. L’hypothèse s’esquisse d’elle-même. Sur le plan affectif, Dagmor et Simon importent aux yeux de Gustav. Elle est sa sœur, sans doute. Lui, qui peut le savoir ? Avant de prendre le nom de Magnus et de couper les ponts à jamais avec eux, Gustav se fabrique une nièce sur-mesure, un genre de petite-sœur de substitution.

Plus je me force à émettre des éléments de réfutation, plus l’évidence s’impose. Plus l’hypothèse fait sens.

Voilà qui explique, par A+B, ou plutôt par D+S, pourquoi tu as toujours été sa préférée.


J-52.


J’ai diminué la dose de mes narcotiques et programmé mon réveil à six heures moins quart. Cerise ne s’est encore attaquée à aucun chantier décoratif, son androïde domestique est toujours en recharge. Je devrais logiquement être la première debout. Pourtant, à peine remontée au salon, je vois la silhouette de Nolwenn, cheveux au vent, qui fuse sur ses patins.

Depuis quand le chaton ne fait plus ses dix-huit heures de sieste réglementaires ?

J’ignore ce qui la pousse hors du lit de plus en plus tôt, mais je ne peux nier que la situation m’intrigue. Si j’ai peu d’espoir de la rattraper, je m’autorise moi aussi une promenade matinale.

Depuis que Cerise nous donne quotidiennement la lecture du grimoire hispanique, il m’arrive de parcourir la côte de bon matin. De préférence par temps de pluie. Bien que mon esprit cartésien demeure totalement hermétique aux vieilles légendes de l’Île des Nootaks, un instinct plus débridé ne cesse de me ramener à leurs coïncidences.

Il est invraisemblable que nous soyons des Nootaks, comme semble le croire Nolwenn. Cerise a cependant émis un postulat intéressant : et si cette île recelait le secret de notre existence ? Bien avant qu’elle le formule et sans que je veuille l’admettre, ces vieux contes de métamorphoses taquinaient déjà mon intellect. Parce que j’étais désespérée à l’idée de me changer en magma grumeleux sans plus aucun moyen de contrôle, j’ai parfois voulu croire que ν se trouvait à portée de main, quelque part sur notre île, et que ces lointaines tribus l’auraient, sans le savoir, déjà expérimenté.

Les récentes traductions orientent mes recherches vers le secteur de la falaise. Là où, enfants, mes sœurs jouaient à la guerre. Je n’ai jamais saisi l’intérêt d’un passe-temps si brutal, et je préférais de loin passer ces moments privilégiés à travailler, seule avec Magnus. Je l’avais alors pour moi uniquement. Enfin, quand Roxane, qui n’aimait pas non plus se traîner dans la boue, ne venait pas nous interrompre pour lui faire un caprice.

Et dire que le bon vieux temps n’était qu’un ramassis de mensonges. Une simulation de vie de famille.

Sans savoir ce que je cherche, ni ce que je m’attends à trouver, je m’aventure jusqu’à la pointe de la falaise, là où se trouvait supposément le village disparu d’Alturoca. À en croire les récits de Porfirio Melendez, l’étrange pêche de poissons hybrides avait un quelconque lien avec les précipitations. Pour mon plus grand malheur, les éclaircies sont au programme ces derniers jours.

Le flanc de la falaise est quasiment impraticable et je ne peux me risquer jusqu’en bas. Non seulement, aujourd’hui encore, ma randonnée n’est couronnée d’aucune découverte majeure mais, pour enfoncer le clou, Nolwenn est rentrée la première.


J-51.


C’est étrange comme Dolorès se tient à carreau depuis notre visite à Elthior. Voilà à quoi je songe en étudiant les échantillons que m’a confiés Luna, et qui se révèlent bel et bien du thé. Chacun contient une quantité de toxine qui, à quelques grammes près, pourrait être fatale.

Je sais trop bien que Luna n’envisage pas de me révéler leur provenance, du moins pas pour l’instant. Alors je me contente de lui détailler, dans le jargon le plus scientifique et le moins compréhensible possible, les résultats de mes analyses.

En vérité, je suis impressionnée par la variété de poisons qu’elle a pu amasser. Végétaux, animaux, minéraux, de synthèse : cette malette me fait l’effet d’une collection, assez morbide d’ailleurs pour appartenir à ma sœur. Il y a même, parmi les substances présentes, un genre d’alcaloïde similaire à celui qui a tué Magnus : du datura. Je doute que ce spécimen vienne de notre serre. Il existerait donc à Elthior un endroit où se procurer cette plante non endémique. Peut-être, alors, Luna n’a-t-elle pas tort de s’inquiéter de croiser l’assassin…


J-50.


L’ascenseur d’Adoria est rempli à craquer de balles en tout genre, témoins d’autant de sports auxquels elle s’est essayée. Tennis, baseball, hockey, ping-pong, hurling, badminton, criquet, golf. Ça ou le reste, ça ne durait qu’un été. Il n’y a que la natation qu’elle aimait réellement, le reste n’était qu’un prétexte à candidater dans des clubs.

Je me demande si nos gènes définissent qui nous sommes, à quel point et, auquel cas, ce que cela dit de moi.


J-49.


J’ai beau ralentir ma lecture des archives de l’armée, me coucher de bonne heure, dormir dans mon lit, avancer mon réveil de quinze minutes chaque jour, rien n’y fait. Quand Nolwenn ne me devance pas, elle me sème, tout simplement. Maudit soit le jour où Magnus et moi avons eu la brillante idée de transformer les roues de ces fichus patins !

Faute de mieux, et parce que Luna dirait sans doute qu’on peut changer l’ennemi en allié – comme on le fait, d’ailleurs, de tant de poisons qui deviennent nos remèdes – j’ai aujourd’hui décidé de m’en remettre à Dolorès. Non seulement elle est capable de ce que je ne peux pas faire mais, en prime, elle n’est pas vraiment à jour dans les dernières traductions des aventures de Porfirio.

Profitant que Nolwenn crapahute, sans doute à la recherche de ces idioties de nootaks, je réveille son invitée en ouvrant grand le store. Dolorès émerge du lit dans un hurlement. Je crois d’abord qu’elle va m’étrangler, puis je comprends que son adversaire est resté loin, derrière, sans son cauchemar.

En effet, c’est du sérieux…

— Ce n’est pas les somnifères qui vont résoudre ton problème, tu le sais, lui dis-je sans oser la fixer.

— Alors quoi ? Oublier ? Pas possible. Faire la paix ? Avec les morts ? Me confier ? J’ai déjà parlé à Nolwenn de ce qui me hantait. Et peut-être qu’au fond ça me fait peur qu’elle me pardonne si facilement. Mais peut-être aussi que ce n’est pas son rôle.

— En effet, ça ne l’est pas.

— Je ne vois qu’une solution, mais tu vas trouver ça idiot.

J’essaye de la ménager pendant qu’elle s’étire. Je m’adosse à l’appui de fenêtre.

— Dis toujours. Au pire, je ne changerai pas d’opinion sur toi. Au mieux… ça dépend de toi.

— Pour toutes les vies que j’ai prises, il faudrait que j’en sauve. Voilà. Il faudrait que j’aie l’occasion d’aider. Je n’arrête pas de penser à tous ces plans qu’Hazel Orsbalt nous a déballés. Elle est plus jeune que moi et elle ne pense qu’à faire le bien… Mais je ne vois vraiment pas comment me rendre utile.

Je réprime un sourire.

— Vous allez bien ensemble, dans le fond. Aussi naïve l’une que l’autre. Moi, j’ai une proposition à te faire. Ça ne sauvera pas le monde, mais ça m’aidera à aider les autres.

Je lui explique ce que j’attends d’elle et nous partons ensemble jusqu’à la falaise. Elle pourrait me jeter d’en haut, si elle le voulait. Il faut croire que ma vigilance est en baisse.

Cela dit, elle ne tente rien. Elle s’attache comme il faut et arrime sa corde au treuil que je lui ai fait porter jusqu’ici. Sous ma surveillance attentive, elle entreprend de descendre à flanc de falaise. Elle dégaine le coutelet avec lequel elle aurait bien pu me dépecer et remplit, à ma demande, un sceau de ces coquillages accrochés sur la roche.

Ma déception est indescriptible, quand je découvre que la chair à l’intérieur est absolument normale, absolument comestible. Je serre les dents.

— T’espérais quoi au juste ? me nargue l’intruse.

— Qu’ils aient des ailes ou des putains de pattes d’araignée ! Merde !

— Tiens donc, un déchaînement de vulgarité peu habituel de ta part.

— La ferme.

Ce midi-là, c’est mollusques au menu et je n’ai pas d’appétit.


À l’inverse de ma pêche, il y a des plumes dans la vitrine que Cerise a aménagée en l’honneur de Faustine. Je ne vois pas bien pourquoi, d’ailleurs. Elle y a entassé des pointes de ces flèches que notre sœur taillait elle-même ; des dents de lait aussi, qu’elle conservait dans une grande boîte, sûrement en attendant de trucider la petite souris ; et puis des noyaux de fruits et des bardules aux duvets colorés.

— C’est quoi le rapport, au juste, entre Faust et les oiseaux ?

— Elle adore les oiseaux, rappelle-toi.

— Elle adore surtout les disséquer, Risette.

— Tu nous dissèques aussi, d’une certaine façon, et je vois plutôt ça comme une preuve d’amour.

Cerise ne ferait pas de mal à une mouche, aussi je ne comprendrai jamais les argumentaires qu’elle peut déployer pour défendre ce qui, chez Faustine, s’apparente à de la pure cruauté.

— C’est sûr que toi, tu t’en fous, elle ne dissèque pas tes plantes ! lui lancé-je sans un haussement d’épaules.


J-48.


Il me faudrait sans doute des années pour ordonner la paperasse que Magnus a sauvée de l’armée, en déchiffrer le contenu et connecter tous les liens qui existent entre ces pages. Je n’ai pas le temps. J’ai de moins en moins le temps.

L’espoir persiste tout de même. Selon le rapport que j’ai sous les yeux, le groupe de recherches de Lassen et Sparre, d’abord basé à Ystad, a déménagé sur l’Île du Fou en 2084. C’est à peu près à la même période que les protocoles expérimentaux intègrent la variable ν et que les embryons, en développement décéléré dans leur matrice in vitro, montrent des signes de viabilité. C’est à ce moment-là aussi que le protocole de mon hybridation se précise. Avant d’utiliser des gamètes qui lui sont aussi précieuses que celles de Dagmor et Simon, Magnus veut s’assurer que ν est la solution. Voilà la raison – la seule raison – pour laquelle je suis là. Après le succès de cette expérience témoin, on me laisse moi aussi mariner dans une cuve. Je ne pense pas qu’on envisage vraiment de me garder en vie.

Cette avancée majeure coïncide avec une curieuse hausse des ponctions ovocytaires sur des sujets étrangers aux maisons de passe : la journaliste Tuuli Olesk et la scientifique Inger Begson cèdent leur patrimoine génétique à l’armée, ainsi qu’une certaine Livia Flaminio dont les informations restent évasives.

Ces femmes savent-elles seulement quoi que ce soit du projet insensé auquel elles participent ? Inger fait partie de l’équipe, elle ne peut pas l’ignorer. Ses recherches en robotique sont même ce qui motive le protocole innovant de Roxane.

Je conçois le fourmillement des idées, des émotions ; l’entremêlement malsain du progrès et des affects qui aboutissent successivement à l’invention de mes sœurs. À vue de nez, Gustav Lassen est la force de proposition du groupe : il a les idées les plus farfelues, les plus inattendues, les plus précises. Il rédige même un genre de plaidoyer pour expliquer l’avantage capital de son hybride félin dans le système d’espionnage en vigueur. Plus je lis les mots de ce prétendu père, moins je vois en lui l’homme de science, et plus je comprends qu’il était, avant toute chose, un terrible affabulateur.

Au moment où je sature et m’apprête à prendre une pause, convaincue que je ne pourrai pas le haïr davantage, je tombe sur le plus édifiant de tous ses communiqués : une lettre dans laquelle il soutient la nécessité de maintenir ma gestation en pause. Et pour cause, je suis, selon ses dires, « un générateur potentiel de principe métamorphe ».

Deux sentiments puissants se disputent ma conscience. D’un côté, l’égoïsme sans frontière de l’homme qui m’a élevée, soi-disant comme sa fille, me pousse hors de moi. D’un autre côté, je réalise avec amertume que je suis, sans l’ombre d’un doute et depuis le début, la solution même aux problèmes qui me font obstacle.

Si je synthétisais mon propre patrimoine génétique, alors l’ingrédient manquant à la confection des gélules ne serait plus qu’un mauvais souvenir. D’autres problèmes se posent. Comment extraire mes gamètes ? Avec quoi les coupler ? Où trouver une matrice ? Et comment empêcher que cette expérience n’atteigne le stade d’humain ?

J’ai beau creuser l’écart avec ces découvertes ; fermer l’ordinateur, retirer ma blouse et monter l’escalier, mon cerveau continue de cogiter à pleine puissance. Gamètes…

À peine ai-je refermé la porte du laboratoire que Cerise s’approche tout sourire. Je ne peux pas lui faire part de ces sordides révélations, elle ne mérite pas cette animosité que j’éprouve envers elles toutes. Seulement par sa faute à lui. Hybridation…

Elle paraît si fière, en me désignant d’un geste théâtral la dernière des vitrines – la mienne – nouvellement décorée de tout le nécessaire de chimie que je n’utilise plus avec, au centre, exposé comme un trophée, le générateur biologique que j’ai présenté au dernier Prix Cosmos. Matrice…

Je plisse les yeux devant la cuve incurvée, parfaitement hermétique. Un large sourire me prend aux lèvres, comme une démente, à l’idée qu’il ait pu pousser l’ironie jusque là.

— Ça va Eugénie ? Ça ne te plaît pas ? s’inquiète Risette.

Que répondre à cela ? Ce qui me plairait, ce serait d’exister pour de meilleures raisons que la lubie pulsionnelle d’un pseudo-Ivanov !

Les dents trop serrées pour pouvoir lui parler, je me dirige d’un pas décidé vers l’androïde qui s’affaire au nettoyage des ascenseurs revisités. Je déglutis laborieusement, pointe mon caisson et lui ordonne :

— Dévisse-moi ça.

—Cette requête va à l’encontre du projet de votre sœur, je ne peux…

— J’ai dit : dévisse-moi ça !

J’ai beau hausser le ton, c’est seulement parce que Cerise acquiesce d’un hochement de tête silencieux que RF5 s’exécute. Le robot démonte le bocal de verre, j’en balaye aussitôt tout le fatras – tant pis pour le générateur biologique qui se casse contre le carrelage.

Sans perdre une seconde de plus, je défais les boutons du chemisier de la machine.

— Eugénie, arrête ! Demande-lui d’abord si elle est d’accord !

En dépit des protestations de Cerise, qui a l’air de croire qu’un appareil ménager connaît quelque chose au consentement, je me munis d’un couteau de cuisine, le tourne vers ma sœur pour la forcer à l’inertie, puis vers son amie mécanique. Je tranche la peau du ventre, du sillon intermammaire jusqu’au bas du nombril. Là où l’on range d’ordinaire la bouilloire, le bac réfrigérant ou divers autres contenants des robots fonctionnels, j’insère la cuve vitrée, qui s’imbrique parfaitement.

— RF5, active le programme Instinct Maternel.

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