Episode 81 - Pantar

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Feng

J’aime bien Faustine.

Elle est complètement siphonnée. On ne pige pas trop ce qui lui passe par la tête. Même elle, je crois, elle n’est jamais bien sûre de ce qu’elle doit ressentir.

Être son amie, c’est un peu comme avoir trois ou quatre potes avec tous la même tronche et se demander en permanence dans l’oreille duquel ce qu’on dit va tomber. Le plus bizarre, je pense, c’est que Faustine non plus ne peut pas le prévoir. Elle a tout le temps l’air surprise par ses propres réactions.

Là, par exemple, je ne sais pas quelle chóu a accepté mon invitation pour le week-end sur Pantar. Le ventre à pattes qui vient se goinfrer de nos pommes ? La môme entêtée qui n’avouera jamais qu’elle ne veut pas rester seule ? Ou l’espèce de loubard qui le regrette déjà et traîne des pieds maintenant ?

Le chaos ne me dérange pas. Ça me fait moins peur que le civisme en carton au fond duquel on bourre tout ce qui fait tache.

Quand j'étais petite, j'avais un monstre qui vivait sous mon lit. En fait, je me dis que tous les enfants en ont un. Il y a ceux qui hurlent et pleurent pour rameuter leurs parents ; ceux qui se cachent sous la couette qui, à coup sûr, les protégera et préfèrent se taire que ne pas être crus ; et il y a ceux qui, vaillamment, s'approchent du bord du matelas et penchent la tête sous le sommier pour jauger la menace. Je faisais partie de ceux-là.

Un jour, j’ai confronté le monstre de sous le lit, celui qui m’avait filé trop de terreurs nocturnes. Je l’ai regardé droit dans les yeux – enfin, ce que j’ai supposé en être – et je lui ai énoncé les nouvelles conditions de notre cohabitation.

C’était simple. Après quatre années de diète, il était plutôt clair que le grand méchant monstre ne voulait pas me béqueter. S’il s’éternisait sous mon lit, c’était soit parce que l’endroit lui plaisait, soit parce qu’il n’avait nulle part ailleurs où s’établir. Dans les deux cas, moi, l’enfant de huit ans, j’avais le pouvoir de négocier avec l’horrible Taotie tapi sous mon matelas.

Voilà ce que je lui ai dit :

— Eh, le monstre ! C'est pas très très poli de s'incruster comme ça dans la chambre de quelqu'un, sans y être invité. T'as même pas dit bonjour. Mais bon, t’as pas l’air très vilain. Tu veux faire un marché ? À partir de maintenant, t’es mon monstre de garde. T’as le droit de rester vivre sous mon lit, seulement si tu me protèges de tous les autres monstres !

J'espérais vraiment qu'il comprenait le mandarin.

Il a accepté mon marché, sans rien dire, sans rien faire, sans donner signe de vie. Pas un hochement de tête, pas de grognement ou même un seul clin d’œil. Rien. Mais après cette nuit-là, plus aucun monstre ne m’a jamais refait peur.

Ma coloc  me suit dans le wagon panoramique. Elle a les mains au fond des poches, l’air ailleurs. Elle triture je-ne-sais-pas-quoi, au fond des poches ou de sa satanée caboche. Quand je m’arrête devant la vitre, elle stoppe net et reste plantée à côté de moi, comme une drôle d’ombre blanche.

Elle n’a pas dit un mot depuis qu’on est montées dans l’hydrotrain. Je n’ai pas non plus le mode d’emploi pour entamer une conversation. Vu qu’on s’est déjà donné assez d’actions et de vérités comme ça, je lui vole son silence. On regarde le même ciel sans vent. On ne voit sûrement pas la même chose. La mer plate reflète l’azur d’avant l’orage. Un genre de double trouble qui n’est pas le ciel ; qui est plus beau, en fait. Au lieu de humer la tempête à plein nez, j’aimerais bien qu’elle voie ça.

Elles le sentent venir aussi, les mouettes qui fuient en V et nous crient de faire demi-tour. Faustine lève sur la nuée des yeux gros comme des noyaux et elle sourit un peu.

— T’aimes bien les oiseaux, hein, chóu ?

— D’une certaine façon.

Elle aime aussi répondre des trucs qui veulent en dire quinze à la fois. Après dix secondes d’enfilade de vagues de ciel, elle se ravise quand même. Ses doigts durs me pincent la manche.

— Dis, on peut aimer un truc et aussi vouloir le déchiqueter ?

— Je ne vois même pas pourquoi on voudrait déchiqueter quelque chose, si on l’aime pas, même juste un peu.

Si je l’appelle “camarade”, c’est parce qu’on parle le même langage. Elle met juste plus de temps à s’en apercevoir.

Dans les contes et les fables, les personnages jouent tout le temps à de drôles de jeux, font des paris stupides et misent ce qu’ils ont de plus cher. On dit « tirer son épingle du jeu » parce qu’il n’y a qu’en jouant qu’on remporte quelque chose. Ça, je l’ai appris en taule.

Il n’y a que dans le jeu que j’ai assez confiance pour me livrer, un peu, et récolter, beaucoup. Comme j’ai déjà gagné l’autre, j’en invente un nouveau.

— Eh, chóu ! Tu préfères… les oiseaux ou les humains ?

Même quand je pense l’avoir cernée, elle me donne une réponse improbable.

— Les humains.

— Tu dois dire pourquoi.

— Pourquoi ?

— Tu dois dire pourquoi tu préfères les humains, sinon le jeu est sans intérêt.

— Parce qu’ils crient plus fort.

Ce que je sais pour sûr, c’est qu’on partage le même dégoût pour nos semblables. Faustine, parce qu’elle se croit mieux que tout le monde. Moi, parce que je sais aussi qu’ils sont tous plus pourris que nous.

À peine débarque-t-on en gare de Ginkgo que ma coloc dresse le cou. Elle a les narines qui frémissent et tous les sens en éveil.

— Ça t’en bouche un coin, hein, chóu ? Vas-y, gave-toi à pleins poumons. Sens comme Pantar empeste !

Le quai n’est qu’une digue étroite paumée entre deux champs de mer. À cause de l’érosion côtière, on n’a jamais pu amener l’hydrotain plus en bordure de l’île. Nous, les pouilleux de Pantar, on se retrousse les pantalons et on suit le tracé des vieux rails, les planches qu’on devine plus au pied qu’à l’œil sous le sable vaseux. On s’enfile le kilomètre restant, de l’eau jusqu’à mi-mollet, avec autour mille dos-voûtés qui trifouillent le banc de sable pour récolter les coquillages. Ça pue le mollusque. Quelle première impression !

Après les champs marins, la plage n’est qu’une bande de sable boudée par la marée. On tombe tout de suite sur les remparts. Ils renferment cent odeurs plus repoussantes encore. Pire qu’un bocal : un enchevêtrement de petites ruelles où macèrent côte à côte les vapeurs de transpi, de peaux moites et de semelles chauffées ; le fumet gras des viandes qui tournent sur les broches – l’agneau prend le dessus… – et les fumées d’opium ; le rance du linge moisi pendu aux fenêtres, l’âcre des confitures qui sauvent nos fruits pourris, le sel des chiens mouillés filant entre les jambes, dont les queues éclaboussent. Ici, tout fouette, saute au visage et prend à la gorge. J’aime l’odeur de chez moi.

— Elles sont où les pommes ? râle Faustine.

Je me faufile dans le flot d’humains collants. J’inspire comme on siffle l’odeur d’un vieux doudou. Juste sur mes talons, chóu remue et pousse des coudes pour ne pas perdre ma trace. C’est qu’elle prend presque garde à ne laisser de cocard à personne !

Je comprends un peu son impatience. C’est dur d’imaginer que, quelque part au bout d’une de ces ruelles nauséabondes, il y a un verger verdoyant, fleurissant, juteux. Et pourtant c’est là, après la rue des marchands de fleurs, après le carrefour des électro-bidouilleurs, derrière le vieux pigeonnier qui sert d’antenne relais, que se cache le resto de la famille Zhu. Devanture décrépie et carreaux de bois, une façade terne qui dissimule le meilleur buffet à volonté de la ville-forteresse.

Faustine a le nez fin. Derrière la pestilence pantaise, elle a l’air de deviner le léger parfum des gyozas pomme-cannelle. Voilà qu’elle fait un grand pas en direction du Zai’zhu’jia. Je lui retiens la manche.

— On se calme, chóu. D’abord je récupère le colis. Ensuite on va grailler.

Si elle rouspète dans ses dents, elle ne montre pas les crocs. Là, gentil monstre…

Des écailles, des cornes, une grande bouche et les sourcils toujours froncés. C’est peut-être elle, le Taotie qui vivait sous mon lit. J’aime bien y croire.

— Y a quoi dans le colis ?

Je contre son grognement par un sourire sournois.

— C’est pas un quoi, c’est un qui.

Sur le chemin de la tourelle, je la laisse cogiter. Qu’est-ce qu’elle pourrait s’imaginer ? La goinfre se demande quel goût ça a, la chair humaine, déjà persuadée que les Zhu trafiquent de la viande du Réseau. Pendant une seconde, même pas, la petite fille n’en mène pas large et se demande si ce n’est pas moi, le monstre ; s’il est encore temps de prendre ses jambes à son cou. Et puis le tas de muscles qui serre le poing, lui, il espère dur comme fer qu’il y aura de la baston.

Aucun quartier de son cerveau en vrac ne s’attend à ce qu’on ouvre la porte du pigeonnier sur une petite dame au visage tout strié, tout cerné, emmitouflée dans sa cape en plastoc. C'est e moment d'énumérer la recette qui nous sert de code.

Douze pommes fermes, quatre cuillères à soupe de fécule de maïs…

Elle tend la main pour m’interrompre. Les bagues à tous ses doigts luisent comme de l’huile.

— Inutile, dit-elle, je sais que c’est vous. J’avais prédit votre arrivée.

— Une voyante ? grince Faustine derrière moi.

La petite bonne femme s’avance. Elle tend une main toute tremblante contre la joue de ma coloc. Chóu réfrène un mouvement de recul. Quelque chose la retient. Ce ne serait pas la drôle d’émotion de la dame, quand même ?

— Toi…

La vieille sorcière murmure quelque chose dans sa langue. Je les presse.

— Ne traînons pas. Vous n’êtes pas en lieu sûr.

J’entraîne notre colis. Sans qu’on lui demande rien, Faustine reste en retrait, comme pour assurer ses arrières.

Nous arrivons très vite au restaurant. Ma mère guette à la porte et s’empresse de nous faire entrer. C’est la première fois que j’amène une amie à la maison. Ça la ravit tellement qu’elle assomme chóu de sourires et de courbettes. Impressionnant, comme elle garde le Taotie au fond d’elle et essaye même de répondre dans une mimique forcée.

Māmā nous dresse une table et nous récite le menu comme si on ne savait pas lire ; comme si je ne le connaissais pas par cœur ; comme si Faustine allait commander autre chose qu’une plâtrée de viande, un bol de riz, trois ou quatre œufs frits et toutes les pommes possibles. Pendant ce temps-là, l’une de mes tantes indique sa chambre au colis, à l’arrière.

Chóu ne pose aucune question. Une fois ses plats servis, elle commence à s'empiffrer en faisant tellement de bruit que ma Māmā risquerait d’exploser de fierté. Je remue des baguettes dans mes nouilles sautées aux crevettes.

— Eh, chóu, tu préfères savoir ou rester hors de tout ça ?

— C’est encore ton jeu, là ?

— Réponds.

— Je préfère savoir. Comme ça je pigerai peut-être pourquoi elle me matait comme le putain de Messie.

— Ce n’est pas seulement un resto. Depuis l’incident des pommes et depuis que je suis sortie de prison, la famille Zhu fait partie d’un réseau. Pas le Réseau, un autre. On héberge une nuit ou deux des personnes qui fuient, qui doivent se cacher.

— De quoi elle se cache, elle ?

— On ne sait pas. On n’a pas à le savoir. Ça fait partie du protocole.

— C’est chiant, les protocoles. On a besoin d’un protocole pour momifier quelqu’un, pas pour le garder en vie.

Je ris et je m’en veux.

— C’est pour notre sécurité.

— C’est moi ta sécurité.

Elle a dit ça sans réfléchir. Et ça me touche. Elle s’en rend compte, alors elle se renfrogne. Encore un peu et je jurerais l’avoir entrevue rougir.

La drôle de dame finit par nous rejoindre. J’ignore son nom et, pour des raisons évidentes, elle ne nous le donnera pas. Elle s’installe quand même près de nous et, après avoir lorgné trois minutes sur les œufs de Faustine, elle en commande une portion.

— Je n’ai pas grand-chose pour payer, s’excuse le colis. Je vais vous laisser mes bijoux, et je peux aussi vous faire une prédiction.

— Est-ce qu’il va finir par me pousser des ailes ? demande Faustine du tac au tac.

La voyante lui prend la main et passe sa paume au peigne fin. Ça ressemble à une farce. D’ailleurs, sa réponse n’a pas plus de sens que la question.

— On dirait bien que oui. Mais il y aura un prix. Si tu veux des ailes, tu devras mourir d’abord.

— Et si elle a des ailes, est-ce que le Taotie sera toujours avec moi ?

Cette fois, c’est la voyante qui fronce un sourcil, comme si elle ne comprenait pas bien ma question. Elle prend ma paume, cette fois, et la rapproche de celle de chóu qu’elle tient encore ouverte.

— Oui. Tu seras protégée.

Après le repas et quelques verres de notre meilleur saké, la diseuse de bonne aventure retire la bague à péridot qui lui enserre le majeur. Elle la glisse dans la paume de chóu et, un peu ivre, celle-là ne se rebiffe pas.

— Donne-la-lui, d’accord ? Dès que tu la verras. Luna. Et dis-lui bien que… Non. Ne lui dis rien. Ce sera bien comme ça.

Tout le reste de la journée, le colis disparaît à l’étage et se fait oublier. C’est aussi dans le protocole. Faustine et moi aidons mon père, mes oncles, tantes et cousins à récolter les pommes dans le verger. Enfin elle le découvre. Si ses yeux pouvaient baver… Non, en fait, ils le peuvent, et j’imagine comme elle doit prendre sur elle pour ne pas pleurer noir à la vue de ces merveilles. Comme elle s’enfile la moitié de ce qu’elle cueille, Faustine n’est pas d’une grande aide. Mais elle fait rire mes proches. Mon père se réjouit de voir quelqu’un d’ailleurs se régaler à nouveau de ses fruits sans la peur de clamser.

Comme moi, ils aiment bien Faustine. Et je crois qu’elle aussi, à sa façon, elle nous aime bien.

À la tombée du soir, le colis a disparu. Ça a l’air de l’inquiéter, mais je la rassure tout de suite.

— Ça arrive. Parfois, ils s’en vont sans prévenir avant que quelque chose les rattrape.

Elle n’a pas trop l’air d’y croire.

Ce soir, on se couche dans le lit sous lequel le Taotie se sentait chez lui. Comme une blague pour moi-même, je ne peux pas m’empêcher de lui demander :

— Tu préfères dormir sous le sommier ou sur le matelas ?

— Sur le matelas. Parce que j’ai pas envie de me péter le dos !

Tiens, je ne me suis jamais demandé si le monstre de sous le lit avait mal aux vertèbres…

Allongée, je sens s’envoler les émotions de la journée et la fatigue prendre le pas. C’est pile ce moment-là qu’elle choisit.

— Eh, Feng.

— Quoi, chóu ?

— Tu préfères les humains ou les… autres choses ?

— Les autres choses. Parce qu’il y a encore une chance qu’elles me surprennent dans le bon sens.

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