Spectus 1

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Yelena

Je me souviens encore de ma toute première séance de dédicace. J'avais quinze ans et demi, les médias du monde entier m’encensaient comme le phénomène musical de la décennie, et la peur me paralysait. J'essayais de sourire, face à la nuée de fans excités qui faisaient la queue devant moi, pour me demander des autographes. Mes lèvres bégayaient dès qu'ils me posaient une question.

  Maintenant, je suis rodée.

— Tu as beaucoup travaillé pour avoir une voix si puissante ?

— Oui, mais j'ai eu de bons professeurs.

Une décharge au cortex à la moindre fausse note, ça forge les cordes vocales.

— Vous avez toujours eu envie de devenir chanteuse ?

— Depuis ma plus tendre enfance.

  J'ai pas franchement eu le choix. C'était ça ou descendre dans les mines sibériennes.

  Chanter à en crever, ou bien perdre la voix quand mes poumons lâcheraient...

— C'est vrai que t'as été major en classe Spectus ? Ça devait être merveilleux, d'étudier au milieu de plein d'autres artistes !

— C'était les plus belles années de ma vie.

Et j'en vomis encore, deux ou trois fois par semaine.

  Des artistes ? Mon cul. Des perroquets siffleurs.

  Nos langues roulaient plus de pelles à des bottines crottées qu'elles n’interagissaient avec notre larynx.

— C'est vrai ce qu'on dit ? Il faut coucher pour réussir ?

— Ahah. Il ne faut pas croire tout ce qu'on raconte sur le spec.

  Évidemment, ma belle. On ne retient que ceux qui savent jouer de la flûte.

— Un bracelet de l'amitié... C'est pour toi. J'espère que tu le porteras...

— Bien sûr. Je n'oublie jamais mes fans.

  Si tu voulais faire plaisir, fallait m'offrir une corde !

— Je t'aime Yell ! Tes mots ont changé ma vie. Je voudrais devenir comme toi, plus tard.

— Merci, ça me touche beaucoup.

  Vends ton corps, ça vaut mieux. Tu préserveras ton âme.

Voilà le destin tragique d'une star de la musique dans un monde pacifié. Je ne suis qu'une légende, un mensonge bien ficelé.

Major en Spectus ? Ça, c'est ce qu'il racontent. La vérité, c'est que j'ai foutu le camp, le jour où j'ai compris que l'examen de passage consistait à baisser sa culotte. C'est que j'ai quand même eu la note maximale, parce que ma voix était « trop rare pour qu'on se permette de la perdre ».

Une douce ingénue se serait imaginé qu'on la reconnaissait enfin pour son talent. Pas moi. Je savais qu'on m'aurait à la bonne. Et je savais aussi qu'on tenterait tout pour me laver le cerveau. Donc j'ai cessé de m'alimenter, au cas où on m’empoisonnerait. J'ai arrêté de boire, par crainte qu'on ait versé quelque drogue dans mon verre. Ensuite, j'ai gardé les yeux clos, de sorte à esquiver toute tentative d'hypnose – pendule, hypnhologrammes, stimuli lumineux – et bouché mes oreilles pour parer au conditionnement auditif. Enfin, je me suis retenue de respirer, afin de m'assurer que je n'inhalerais aucun des gaz auxquels ils essayeraient de me soumettre. Et il en a été ainsi pendant toute une année. Tout ça aussi, évidemment, c'est une légende.

Dans notre sphère spectrale, la réalité importe toujours moins que les apparences. Le témoignage s'incline devant la poésie. Voilà le seul moyen qu'il reste pour s'exprimer : un rythme bien huilé, une mélodie qui entête, et une flopée de métaphores qui paraîtront stériles. Une bouteille à la mer jetée dans l'eau stagnante.

À tous ceux qui pensent qu'AKA Poliss n'est qu'un groupe à la mode.

Vous vous trompez.

À ceux qui s'imaginent qu'AKA Poliss est révolutionnaire.

Vous avez tort.

À ceux qui croient encore que notre nom n'a pas de sens...

… Je ris.

À ceux enfin qui se persuadent que nous leur avons sauvé la vie.

Vous vous faites des idées.

Nous écrivons des chansons, sous la pression, sous la censure. Nous tâchons d'exprimer ce qui doit l'être, comme il peut l'être. Voilà tout. Cela mis à part, Tobias, DK, Lupe et Yelana ne sont rien d'autre qu'une fiction. Une chœur qui sonne juste, en retrait de votre épique tragédie quotidienne.

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