Chapitre 14 - En Symbiose

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Les deux exorcistes se tenaient l'un face à l'autre, dans une bulle noire.

Du point d'un de vue extérieur et inapte, on ne verrait que deux personnes se toisant avec une intensité telle qu'on aurait crû que l'air lui-même s'était arrêté de respirer. Pourtant, de formidables énergies étaient à l'œuvre et n'importe qui les aurait ressentit.

La bataille des Domaines : lorsque deux exorcistes, fléaux ou maître des fléaux utilisaient simultanément cette technique, le domaine le plus raffiné l'emportait sur l'autre. Et sur ce terrain-là, Satoru Gojo était considéré comme l'inégalé.

Et Reiketsu Yakuseki était le plus retors.

* * *

La foudre tombait sur tout l'espace imaginaire sans s'arrêter.

Au loin, l'univers s'étendait à perte de vue ; nébuleuses, galaxies, étoiles et trous noirs.

Reiketsu maintenait son Expansion du Territoire avec un effort titanesque pour ne pas succomber à la marque qui palpitait en même temps que son corps, chaque battement était un gong à ses oreilles. Tenir n'était plus un but, mais une nécessité qui éclipsait toutes ses pensées.

Il grinça des dents, sentant le Domaine de Gojo prendre petit à petit le dessus ; l'exorciste aux yeux glacés avait toujours été le plus brutal dans ses méthodes, et pourtant il raffinait son territoire avec une prouesse sans pareille, tel un chef cuisinier débitant un fugu avec une précision chirurgicale. De son côté, Reiketsu ressemblait plus à un étudiant en train de cuisiner des nouilles.

Le Domaine de Reikestu, les Rêves Fugaces du Monarque Éternel, était l'amalgame brouillon des deux domaines innés du jeune homme et du Roi Écarlate : une terre aride, aux arbres brûlés et flétris et aux fleuves sanglants aux vapeurs toxiques, le ciel d'un pourpre désespérant ; à ça s'ajoutait des nuages d'orage menaçants qui dégobillaient des éclairs sans se calmer.

Mais le Palace Céleste du Vide Illimité de Gojo était l'incarnation de l'Infini lui-même, alors deux domaines mal agencés qui étaient ambivalents ne vaincrait pas un tel phénomène. L'afflux d'information augmenta de seconde en seconde, jusqu'à le submerger complètement.

Un instant plus tard, le plus fort d'entre tous avait stoppé sa technique ; Reiketsu était paralysé, et il avait perdu.

* * *

Il était devenu tellement plus.

La première fois que Satoru avait combattu le jeune homme dans une bataille de domaines, lui-même n'avait pas encore peaufiné sa propre technique. Pourtant, Reikestu l'avait étonné par son inaptitude à créer son propre royaume, et avait juste fait une pâle copie de celui qui l'avait maudit.

Cette fois, la différence était palpable ; Reikestu avait réussi à lier son Rêve Fugace au Monarque Éternel. Sans l'Infini pour le protéger, la foudre aurait vaporisé Satoru sans qu'il ne puisse faire avancer son domaine.

Il ramena son bandeau sur ses yeux et annonça avec un ton déçu :

- Je m'attendais à mieux ; allez, réveille-toi !

Il claqua des doigts, libérant Reiketsu de sa technique ultime. L'exorciste châtain ouvrit la bouche plusieurs fois, avant de cligner des yeux. Satoru n'était pas encore sûr de la résistance des exorcistes à son Expansion du Territoire, alors il préféré le laisser rattraper son cortex cérébral en restant silencieux.

Au bout d'un moment, Reiketsu sursauta, et se tourna vivement vers Satoru qui sourit ; le gamin avait un air à la fois déçu, frustré et terriblement curieux. Soudain, il se plaqua les mains contre son visage et hurla :

- Aaaah, j'ai encore merdé, c'est pas encore ça !

Incroyable. Même en plein combat, il continuait d'apprendre de ses erreurs pour les rectifier plus tard ; c'était ce côté-là qui avait charmé l'héritier des Gojo, après tout. Avec un sourire narquois, il annonça :

- Bon, maintenant que j'ai gagné, tu vas respecter ta part du marché !

Reikestu écarta ses doigts pour regarder l'exorciste, avant de prendre les jambes à son cou. Surpris, Satoru se téléporta juste devant le châtain qui bondit de stupeur avec un glapissement. Ne prêtant pas attention aux insultes que l'autre lui balançait, il regarda avec son Sixième Oeil la marque du Roi ; elle luisait faiblement d'énergie occulte, mais pas seulement, et c'était étrange...

- Tu as mal ? demanda Satoru en montrant du doigt la poitrine de Rekeitsu.

- Euh... (ce dernier prit un air confus, avant de réfléchir un instant) Pas vraiment, mais j'ai l'impression d'être moi-même…

- Je crois savoir pourquoi ; il semblerait que tu ais accepté ta condition au point où la marque ne soit plus considérée comme un parasite par ton corps.

- Donc… on serait en symbiose ? se risqua le brun, l'air réticent.

Satoru acquiesça, avant de soupirer ; au moins, il n'était plus le plus fort des exorcistes. Du moins, tant que Yuta n'aurait pas fini sa formation, ou qu'une autre génie ne fasse surface.

- Pourquoi tu souris avec cet air suffisant ? grogna Reiketsu.

- Pour rien ! (D'une pichenette, il repoussa la tête de son kouhai) Et respecte-moi un peu, je suis ton aîné !

Le regard mauvais qui l’accueillit le fit ricaner

- De pas très loin, et touche-moi encore une fois de cette manière…

Satoru haussa des épaules, quand il remarqua le regard de Reiketsu se perdre dans le vague ; l'albâtre avait écarté la possibilité que l'autre ait subi un choc émotionnel fort, mais là, c'était aussi flagrant que la faiblesse d'Utahime. Dans ces occasions-là, on demandait souvent « ça va ? » à l'ami en question, puis on allait boire un verre et il nous racontait ses problèmes. Enfin, pensa Satoru en croisant ses bras, ça marchait comme ça avec Yanagi.

- J'y vais, annonça soudainement Reiketsu en sortant son téléphone. Je dois vite me trouver un hôtel.

- Quoi, tu squattes plus chez Yanagi ? se moqua Satoru en appuyant sur « squatter ».

Malheureusement, la pique n'eut pas l'effet qu'il escomptait ; les yeux ambrés du châtain s'assombrirent, et soudain, Satoru sentit quelque chose d'étrange et familier en lui. Ce vide incommensurable qui creusait ses relations comme sa propre Expansion de Territoire, cette chose qui le rongeait et le rendait si fort.

- Il s'est passé quoi ? lança le bandé d'un ton banal.

- C'est pas tes affaires.

- Hum… (Satoru croisa ses bras derrière sa tête) En attendant, tu vas devoir te taper toute la route jusqu'à Shimogyo, c'est loin et puis les hôtels sont super coûteux pendant cette période~ !

- Va mourir, Gojo.

- Cela étant dit, continua l'exorciste en ignorant l'ordre inutile, tu pourrais venir chez moi.

Reiketsu leva la tête vers lui, l'air aussi étonné qu'un saumon sur une planche à découper. Satoru pouffa de rire, cette vision se gravant dans son esprit… et la sensation dérangeante fut chassée par la même occasion. Curieux… L'autre rabaissa sa tête, indécis.

- J'ai de l'argent, mais ce serait idiot de le dépenser aussi vite… (il fit la moue, puis demanda : ) Combien de temps tu pourrais me loger ?

- Aussi longtemps que tu veux, répondit immédiatement Satoru, avant de se rattraper : Tant que tu supportes ton senpai~ !

Pourquoi avait-il eut cette soudaine montée de joie avec la perspective d'un nouveau colocataire ? Peut-être c'était parce qu'il voulait garder Reiketsu auprès de lui pour éviter qu'il parte en roue libre, maintenant qu'il avait atteint le même niveau que lui. Oui, c'est sûrement ça… Satoru prit son téléphone portable, et envoya un message à Yanagi ; il devrait lui demander ce que le vioque avait comme grief contre son fils adoptif.

Enfin, il se tourna vers Reiketsu, l'air rayonnant :

- Allez, viens dormir chez ton nouveau suggar daddy !

Un roulement d'yeux et un grognement furent sa seule récompense. Pourtant, Satoru aurait juré que Reiketsu avait sourit.

* * *

Reiketsu déposa son sac près de l'entrée, retira ses chaussures pour passer sur le parquet.

Un autel générique était posé sur une étagère dans le couloir de l'entrée. C'était étonnant de voir un objet de culte chez ce type, se dit-il, mais l'autre l'avait probablement considéré comme un souvenir plutôt comme un vrai autel. Malgré tout, le châtain joignit ses mains et pria pour le rétablissement d'Uyeno. C'est tout ce que je peux faire…

Il s'enfonça alors dans l'antre du plus fort des exorcistes, et fut assez surpris de la propreté maniaque de l'endroit qui se juxtaposait parfaitement à tous les bidules envahissant l'espace. On se serait crû dans une petite brocante, sauf que contrairement à chez Yanagi, il n'y avait pas de talismans protecteurs ou de parchemins repoussants ; la présence de Gojo suffisait à rétracter toute présence néfaste.

Reste à savoir si j'en suis une, soupira intérieurement le jeune homme. Il entendit Satoru qui enlevait ses chaussures en haussant la voix :

- Fais comme chez toi !

Facile à dire ; rien n'était à sa place. À part l'internat de l'école exorciste de Kyoto et chez Yanagi, Reiketsu n'avait jamais habité dans un autre endroit, et l'ambiance différente, les murs qui n'avaient pas la même teinte ou l'odeur qui était trop légère, trop froide… C'était presque oppressant. Et pourtant, c'est la deuxième fois que je viens ici… Pourquoi ça m'avait pas fait cette impression, à l'époque ?

- Allez, fais pas cette tête ! (Reiketsu se retourna ; un sac plastique à la main, l'insupportable lui lançait un sourire) J'ai acheté des dango !

- Mange-les tout seul, tu dépenses plus que moi… Dis, tu n'habites pas ici depuis longtemps, non ?

- Oh ! Comment tu as deviné ?

- L'odeur. Elle est trop impersonnelle.

Gojo éclata de rire, ce qui agaça profondément le nouveau colocataire. Y avait rien de drôle, pourtant !

- Bwahaha ! T'es un limier, en fait ? Ah, je vais devoir appeler le vétérinaire si ça continue…

- Les chiens, ça mord, lâcha Reiketsu avec un ton menaçant.

- Ouais, ouais… Plus sérieusement, c'est juste mon appart' de Kyoto quand j'étais en mission ici, ou en réunion, donc maintenant que je suis prof' à plein temps à Tokyo, il me sert plus à grand-chose… D'ailleurs, tu savais que c'était là que j'ai été ramassé pour la première fois par Yanagi ?

Reiketsu fronça des sourcils ; le nom de Yanagi était comme un poignard dans son cœur, mais il chassa la douleur pour se concentrer sur l'anecdote. Après tout, le vieux ne lui avait jamais raconté son passé avec l'exorciste craint de tous. Il s'assit à la table où Gojo s'était installé pour déguster ses dango, l'oreille attentive :

- Raconte.

- Aha, curieux de nature, comme toujours~ ! (Le châtain lui lança un regard glacé) Aucun humour, comme toujours… Pour l'histoire, c'était le soir où j'ai appris que Geto avait tué plus d'une centaine de personnes sur un coup de tête.

L'autre sentit la tension presque invisible dans la voix de l'exorciste, et opina du chef ; bien qu'il n'avait jamais eu de meilleur ami ou rival, Reiketsu pouvait très bien imaginer le déchirement que l'on ressentait après une trahison. Gojo avait sûrement dû avoir la même tête que le vieux…

- En l’apprenant, je suis allé me confronter à cette sale merde. Et quand il m'a annoncé son charabia irrationnel, j'ai pas eu la force de l'arrêter ; je m'en suis voulu à mort, et j'ai bu comme un trou.

- Toi, boire ?

- Oui. C'était délicieusement effrayant, cette spirale ; je me disais : « Tiens, c'est comme ça que les gens ressentaient mon Territoire ? » ou des conneries inutiles dans le genre. Je baragouinais comme un singe, j'étais une loque humaine qui effrayait même la plus laide des femmes. Et c'est là que Yanagi est arrivé (Gojo lâcha un rire ironique) Il était plus pété que moi, et pourtant il était resté lucide pour voir à quel point j'étais ravagé. Sans prendre le temps de savoir qui j'étais, il m'a ramené à son appartement…

Le silence suspendit le récit, laissant au jeune exorciste le soin de digérer les informations : premièrement, la détresse qu'avait dû ressentir Gojo avait été palpable au point d'émouvoir un Yanagi bourré, et Reiketsu savait Ô combien que le vieux était tout sauf empathique dans un état d'ivresse majeur. Deuxièmement, l'appartement où ils se trouvaient, c'était celui de son vieux. Était-ce un coup de la part de son collègue invivable ? Reiketsu n'en était pas sûr.

- Et ? finit-il par demander, impatient de connaître la suite.

- Après, il m'a laissé son appartement, même si j'aurais aimé qu'il me paît le loyer…

- T'es bien plus riche que lui, espèce d'avare ivrogne.

- Touché. Mais laisse-moi finir : après ça, il venait chaque soir m'inviter à boire un coup, parfois pour finir par commander des bols de nouilles. Il me racontait ses journées de travail, alors qu'il savait que j'en avais rien à foutre.

- Bah pourquoi t'es resté ? grogna Reiketsu, vexé que Gojo soit aussi peu respectueux envers quelqu'un d'aussi formidable que le vieux.

- Parce que mon père m'a jamais traité comme ça.

- Comme d'hab', t'es toujours aussi irrespectueux que… Hein ?

Reiketsu sursauta ; Attends ! Avait-il bien entendu ? Il se tourna vivement vers Gojo, qui avait la tête baissée ; même à travers son bandeau, on semblait voir son regard perdu dans le vague.

- Je vais te laisser, j'ai des trucs à régler avec Yaga à propos de Rikka et Yuta… Tu devrais passer les voir à l'occasion, ils se sont inquiétés pour toi. Allez, profite pour te mettre à l'aise ! (il reprit son ton narquois) Les mouchoirs sont dans l'armoire de la salle de bain~…

- Casse-toi ! maugréa Reiketsu sous le rire amusé de Gojo, qui s'amenuisa jusqu'au claquement sourd de la porte d'entrée.

Il soupira, s'affalant sur sa chaise ; il avait insulté le type le plus fort de toute la communauté qui l'avait logé, nourri, blanchi et appris ce qu'il savait, juste après que ce dernier lui ai fait une révélation aussi énorme que le derche de Sakimanju, le vendeur de nouilles du 6e. Reiketsu plaça sa main sur son visage. Quel idiot tu fais, mon cher Yakuseki : tu fais des promesses que tu ne tiens jamais, tu protèges les gens pour mieux les blesser ensuite, et ceux qui confient leurs faiblesses, tu les rembarre comme une vieille lavandière du dimanche…

« Sur Terre comme aux Cieux, Moi-seul mérite d'être honoré »

Cette phrase était aussi orgueilleuse que solitaire. Reiketsu, à l'instar de tous, n'en en avait compris qu'une minuscule partie. Non, pas tous ; Yanagi, lui, l'avait sûrement senti. Geto était comme un frère envers Gojo, et le seul lien « familial » qui lui donnait un semblant de normalité, donc sa perte avait replacé l'exorciste aux Yeux Divins face à cette terrible vérité : tu es seul, tu portes le poids du monde sur tes épaules.

Si fort soit-on, on ne peut pas supporter le monde entier.

* * *

- Merde…

Il frappa dans une poubelle. Pourquoi il faisait ça, d'abord ? Ce bout de métal tordu destiné à accueillir tous les déchets inutiles était faible, c'était puéril de s'attaquer à lui.

- Merde !

La douleur avait jailli brusquement ; peut-être était-ce le goût de la pâte de dango qui n'avait pas changé depuis cette époque. Peut-être était-ce la sensation d'étouffement due au souvenir de cet appartement chargé de pleins de petits trucs nuls, chiants et auxquels il s'accrochait désespérément pour ne pas sombrer dans le gouffre de l'infini.

Peut-être parce qu'il enviait Reiketsu Yakuseki, qui était comme lui et qui avait toujours reçu l'attention de quelqu'un comme Yanagi. Quel idiot je suis…

- MERDE !!!

Il fit exploser la poubelle d'un sort d'énergie occulte, projetant ordures et peaux de fruits pourris aux alentours, ceux sensés le percuter se stoppèrent net dans leur course, tombant misérablement à ses pieds. Voilà ce qu'il était, constata-t-il avec un sourire dégoûté : un monstre invincible qui pouvait piétiner n'importe qui.

Il se pencha en arrière et éclata de rire, ignorant le passant nuitard qui l'évita, le prenant pour un fou. L'ignorant... Mais de qui parlait-il, au fond ? Le type random ? Yanagi ? Reiketsu ? Ou lui-même ? Il ne savait plus, il n'avait plus envie de se creuser les méninges. Tout ce qui comptait, c'était exorciser les malédictions.

« Tu es le futur du clan Gojo. Ne nous déshonore pas, Satoru ».

C'était l'une des nombreuses raisons pour laquelle qu'il avait envoyé son paternel à l'hosto.

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