La promesse

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10h43. Treize minutes de retard, bravo l’Education Nationale. Dix bonnes minutes que mes fesses sont écrasées sur ce fauteuil vaguement rembourré. Ils pourraient au moins proposer une meilleure assise à leurs visiteurs. Je doute qu’ils osent faire attendre un inspecteur sur un de ces berceaux de Judas.

Le hall immense, crayeux, aseptisé, pondu par un architecte vaniteux, est silencieux. Une porte claque à l’étage, une autre s’ouvre à quelques mètres de moi. Que d’animation tout d’un coup, c’est presque Bagdad au collège. Des voix étouffées sur le palier, un léger charivari de voix s’éloignant puis une petite femme boulotte jaillit de la pièce tout juste ouverte pour s’avancer vers moi, le visage crispé.

Ah, le grand moment est arrivé. Celui où la première impression doit être à la hauteur. Laquelle ? Je n’ai jamais su, en tout cas pas celle d’André Bouchet.

- Nate ? demande t’elle d’une voix chaude, mais coupante.

On ne sais jamais, des fois qu’il y ait d’autres pélerins poireautant dans l’entrée.

- Lui-même, je réponds en me levant presque d’un bon, main tendue, sourire Sensodyne aux lèvres.

Elle ignore ma main, premier vent d’une longue série et désigne son bureau de la tête. A l’intérieur, une vieille fille grisonnante, vêtue d’un pull ringard engoncé dans un baggy innommable se lève et me tend une main desséchée.

- Laurence, CPE, dit-elle sans ambage. Assieds-toi, on t’écoute.

M’écouter ? Pourquoi pas, j’ai l’habitude des soliloques de sourds. J’étale donc mon parcours académique sans histoire, j’y saupoudre quelques rêves égarés et gonfle certaines parties du CV, transformant un stage en authentique CDD et griffonnant des cours particuliers en autodidacte. De nos jours, on n’a rien si on ne maquille pas la réalité.

Je pousse même le vice à m’inventer une conscience de pédagogue, à travers ma véritable première expérience pro, qui accessoirement n’est pas encore terminée. D’ailleurs on m’a même proposé de faire de l’animation scientifique sur du long terme, ai-je ajouté avec légèreté. C’est un mensonge bien sûr. Sitôt les six mois terminés, c’est retour sur le parvis et la case Pôle Emploi rennaise. Mais se faire désirer et jouer les occupés, bousculent un peu l’égo des employeurs.

Il faut croire que ça marche, en tout cas ici, parce que leur petite moue hautaine, qui ne les avait pas quittés durant tout mon exposé, fut balayé d’un coup de baguette magique. Subitement, j’étais devenu, pour je ne sais quelle raison, une sorte d’héros de la nation. J’avais le profil parfait pour être un assistant… pédagogique ? Hum… Pas d’éducation ?

- On recherche deux assistants d’éducation à temps partiel et un assistant pédagogique à temps plein, m’informe la Laurence, les deux coudes sur le bureau.

- Hum, hum… et c’est quoi, si je puis me permettre ?

- Oh, c’est… comme un surveillant mais avec des tâches d’enseignant.

- Ou un appui au personnel enseignant, si tu préfères, enchaine sa collègue dans un partage de parole parfait. Tu prends en charge les élèves les plus faibles, fais de la remise à niveau, co-anime des classes… C’est très riche et flexible.

Bizarre de ne pas en avoir fait mention avant dans ce cas. De la coanimation ? Dans l’enseignement ? Depuis quand l’Education joue les start-up nation ? Encore un job de bouche-trou… Je hoche donc naturellement la tête, à défaut de pouvoir faire autre chose. Bullshit job, coup de com’ ou vraie profession, j’allais pas cracher sur un contrat à 10 minutes à pieds du domicile familial et tant pis si ça signait un avenir de Tanguy.

Les temps sont durs. Deux licences et une maîtrise au compteur, pour grapiller un boulot précaire dans l’Education Nationale. Tss… Le monde est d’une tristesse… Enfin, l’entretien se poursuit, on échange de faux projets, se projette sur dix ans dans une société où une seule année est déjà un privilège. Au final, je repars avec un CDD d’un an, catégorie B donc supérieur à mes attentes, laissant néanmoins un goût amer dans la bouche.

Un boulot sous le bras, un foyer temporairement accueillant, mais un avenir que je pressens ombrageux. Revenir à Saint-Martin de Fontenay après six ans en Bretagne ? Troquer le centre-ville sans voiture contre la cambrousse permis B ? Un studio riquiqui personnel contre la maison de campagne de mes parents ? J’ai le sentiment que tout ça va m’amener contre un mur de lamentations...

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