Chapitre 10: Les Règles du Jeu

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- Pourquoi penses-tu cela ? S’enquiert Amp, dissimulant rapidement sa surprise.

Son masque de neutralité aurait pu me convaincre, mais les vestiges du malaise que Wai venait de jeter mettent à mal ses efforts : elle a été prise de revers par ma question. Même si elle est maintenant impassible, je ne peux ignorer sa réaction initiale. L’intervention de Wai était désagréable, mais elle m’aura servie à quelque chose. Je n’aurais pas pu choisir meilleur timing pour obtenir des informations à l’insu de mes interlocuteurs. Je fais fi de ma boule au ventre à l’idée de ce qu’ils ont pu me faire, et me concentre sur l’opportunité qui vient de m’être donnée.

Naviguant sur l’instabilité de ce retournement de situation, je gagne assez en assurance pour affirmer :

- Parce que je parle trop, et je n’ai pas tendance à offrir autant de détails sur ce que je pense. Et je sais que c’est possible de forcer quelqu’un à révéler ses secrets. La sève de Saty a des propriétés désinhibantes, souvent utilisée pendant les interrogatoires ou les divinations.

- Tu dois juste avoir une poussée de fièvre, tu ne devrais même pas être consciente après ton escapade dans le désert sans eau. Cela expliquerait ta paranoïa envers et contre tout, s’exaspère Wai, balayant mes soupçons d’une main négligente.

Avant que je ne puisse m’offusquer, il se saisit de mon thé et le finit d’une traite, avant de reposer la tasse vide devant moi.

C’est à mon tour d’être surprise, ne sachant que regarder entre la tasse de thé et son visage indifférent, inchangé. Personne ne semble s’inquiéter pour le colonel, même si j’ai l’impression que la tablée retient son souffle. Maudit soit-il à me faire douter de moi à chaque tournure de phrase, à chacun de ses gestes ! Perturbée, je porte une main sur mon front sous mon voile, mais ne trouve pas de température, pas même une quelconque moiteur. Je fronce des sourcils, et le confronte avec toute la conviction qui me reste :

- Si ma langue bien pendue et ma méfiance ne sont que le produit d’une de mes fautes, regarde-moi dans les yeux. Regarde-moi et jure qu’aucune substance n’est utilisée contre moi pour faciliter votre processus de recrutement. Si je dois obéir à tes ordres, je veux savoir si tu es capable d’intégrité.

Il ne répond pas de suite, me jaugeant longuement de ses yeux noirs, abyssaux sous son turban aux couleurs océanes. Je soutiens son regard, et je réalise soudain que je suis en train de retenir mon souffle moi aussi. Je ne sais pas pourquoi je ne m’adresse qu’à lui, ni la raison derrière la tension qui fige ma silhouette frêle d’apparence. Je ne m’explique pas l’investissement que je porte sur ce qui va suivre, mais mes pensées traîtresses semblent avoir une idée : Va-t-il me mentir sans remords ou hésitation ? Est-il digne de loyauté, de mener des hommes au combat et les ramener vivants ?

Puis-je me fier à lui ?

- Il n’y a rien dans le thé.

Il ne rajoute rien. Et il n’a pas cligné des yeux une seule fois. Je ne sais pas pourquoi je suis déçue. Je baisse la tête avec un soupir, lasse tout à coup. Je ne sais rien de lui, je n’aurais pas dû m’attendre à autre chose. Juste ces mots, pas même une réponse directe à ce que je demandais. Pas même…

Non, il a répondu. Avec des mots très précis. Rien dans le thé… Il n’a rien affirmé d’autre. N’a pas promis que rien ne m’influençait. Juste que le thé était normal.

Je redresse la tête, et l’examine à nouveau. Un tic agite le coin de ses lèvres, et je plisse les yeux devant la micro-expression qui vient de lui échapper. J’ai alors un déclic, et je comprends ce qu’il n’a pas dit. Une moue frustrée se forme sur mon visage, et je retiens un juron avec un rictus.

- C’est donc comme ça que tu vas la jouer, hé, Sir Ombre ?

- Je ne vois pas de quoi tu parles, me contredit-il alors même que ses yeux pétillent brusquement, rajeunissant ses traits derrière la main sur laquelle il appuie son menton.

- C’est dans l’encens je présume ?

Malgré sa main, je peux voir les recoins de son sourire lui échapper, et j’ai ma réponse. Les expressions interloquées de mes gardes et du lieutenant Amp ne sont que confirmation. Je jette un regard peu amène vers l’encensoir qui pend innocemment au-dessus de moi, et lâche une expiration agacée.

- Je me sens toujours bafouée par vos méthodes, au cas où vous en douteriez. Vous n’avez aucun droit sur l’esprit des autres.

- Mais cela fait partie de la procédure, donc tes sentiments importent peu. Tu as voulu être recrutée dans un corps militaire, tu n’as plus qu’à assumer ce que cela implique maintenant, me réplique-t-il sans prendre de gants, avec une mine satisfaite exaspérante.

- Par sécurité, nous avons besoin de savoir ce dont tu es réellement capable, sans artifices plus vendeurs, interrompt la lieutenante avec un ton amusé bien qu’hésitant. Et maintenant que cela est clair j’aimerais finir l’entretien, si vous le voulez bien.

Encore agitée par leur manière de faire et l’atteinte à mon intimité intellectuelle, je ne suis pas sûre de savoir comment réagir. Je me mords la lèvre, sur mes gardes mais secouée. Cependant, un regard en direction de Wai me décide.

Je ne suis pas en position de force, et je ne le serai probablement jamais. Je ne peux pas m’épargner des sacrifices. Mais être sous-estimée est à mon avantage. Si je peux apprendre les règles de leur jeu, je ne me laisserai plus surprendre. Si je joue bien mes cartes, je pourrai prendre la main. Je dois prendre mon mal en patience pour le moment, cerner les autres joueurs et renforcer mes appuis, mon statut quo dans cette situation inédite.

Je prends une profonde inspiration, m’efforçant de retrouver mon calme. Une fois plus solidement ancrée dans ma stratégie, je fais signe à la militaire que je suis prête à poursuivre. Sans perdre davantage de temps, elle dépose la tablette devant moi, et plus personne ne m’adresse la parole.

Ce sont des questions de compréhension et de logique, principalement. Je ne m’attendais pas à la simplicité des problèmes proposés, mais je m’efforce de rester concentrée et alerte. Certains sont sous la forme de puzzles, d’autres en suites à compléter. Même s’il faut parfois quelques secondes pour prendre les choses dans le bon ordre, il est assez facile de retrouver les réponses correctes parmi les propositions, ne serait-ce que par élimination. Plus j’avance dans le questionnaire, moins j’ai de temps pour réfléchir, car les énoncés disparaissent après un minuteur de plus en plus bref.

Mon inconfort grandit alors, effrayée que je suis de faire une fausse manipulation et ruiner mes chances. Déjà à deux reprises j’ai cru m’être trompé de résultats car l’écran clignotait ou multipliait l’affichage aléatoirement entre mes mains. Mais je persévère, focalisée sur ce qui m’est demandée pour mieux ignorer la vibration ou la chaleur croissante de la machine sous mes doigts. A la fin, il m’est nécessaire de mémoriser différentes informations avant qu’elles disparaissent, afin de sélectionner la donnée d’intérêt pour chaque situation décrite. Et enfin, après une longue demi-heure éprouvante pour mes nerfs, le test est fini.

Soulagée, je lâche la tablette comme si elle allait m’exploser à la figure, et me recule de la table avec un soupir. Pendant que Amp passe en revue ma performance, je profite du moment d’accalmie pour m’étirer à nouveau, dos arqué, bras en l’air et doigts croisés avec satisfaction. Je relâche ensuite tous mes muscles un par un, mobilisant mes articulations pour me débarrasser de la tension des dernières heures. Ce faisant, je remarque le regard interloqué de mes gardes, et hausse les épaules. Je suis convalescente, je dois entretenir ma mobilité si je veux tenir la distance, que ça leur plaise ou non.

Avant que je ne puisse perdre patience sous le scrutin mal avisé, mon attention est rappelée à la femme en face de moi lorsqu’elle lève les yeux de mes résultats et reprend la parole :

- Merci de ta collaboration, Miss Woestyn. Nous avons presque terminé, et j’ai le plaisir de t’annoncer que tes compétences sont plus que suffisantes pour te qualifier comme recrue.

Une vague d’allégresse me traverse à la sincérité dans sa voix. Je peux y arriver, même telle que je suis.

- Merci de me donner une chance, peu importe la décision finale je vous en suis reconnaissante.

Ses yeux dorés se réchauffent sensiblement alors que ses lèvres charnues s’étirent en un sourire bienveillant. Je suis une fois encore admirative de sa capacité à s’imposer comme meneuse dans un corps armé tout en restant l’épitome de la féminité.

- Je t’en prie. Si tu peux faire preuves d’obéissance, je suis persuadée que tu as le potentiel de devenir un véritable atout pour notre cause.

J’acquiesce silencieusement, et son sourire s’élargit, satisfaite de ma réponse. Elle enchaîne avec professionnalisme :

- Maintenant, j’ai encore quelques questions à poser avant de te libérer. Tu as désormais conscience qu’il t’est difficile de mentir tant que l’encens brûle, commence-t-elle avec une grimace navrée. Mais j’espère que tu peux encore nous offrir la vérité de ton plein gré sans lutter contre ses effets.

Je serre les dents, mais lui fait signe de continuer. Croisant les mains sur la table, sa posture prend une tournure plus solennelle, plus officielle, et sa voix se fait lourde de sens :

- Pourquoi veux-tu réellement t’engager en tant que soldat, en ces temps tourmentés ? Quelles sont tes motivations ?

Je n’ai aucune hésitation cette fois-ci. Louables ou non, je n’ai pas honte de mes raisons :

- Je ne peux pas laisser ces monstres massacrer d’autres innocents. Je ne pourrais jamais me pardonner mon inaction si une opportunité s’offre à moi pour apaiser l’âme des miens sans que je la saisisse. » J’inspire fébrilement, serrant les poings sous la table. « Je n’ai d’autres raisons de vivre que ma dévotion pour Aanbid et son peuple. La meilleure manière de leur faire honneur maintenant qu’il n’est plus est de me vouer aux protecteurs de Jurkam.

Wai baisse la tête en face de moi, avant de fermer les yeux avec résignation. Amp, quant à elle, hoche la tête gravement, une solidarité dans le regard. Mais elle ne commente pas, continue le script qu’elle doit respecter :

- Ta loyauté pour ton peuple va-t-elle entraver celle que tu porteras pour nous, pour la nation, ou la décupler ?

Je hausse un sourcil, interpellée par cette question quelque peu étrange. Ma curiosité reste heureusement dissimulée par mon voile, et je réponds :

- Les intérêts d’Aanbid ont toujours coïncidé avec ceux de Jurkam, de la même manière que le cœur et la tête travaille ensemble pour rester en vie. Tant que cette évidence demeure, ma fidélité aussi.

Les deux officiers échangent un regard, mais ne disent rien de plus à ce sujet.

- Pouvons-nous te faire confiance avec la vie de nos compagnons d’armes, et nous laisseras-tu te protéger à notre tour ?

- Je ne laisserai personne mourir à cause de moi : j’aurais toujours vos arrières.

Wai me fusille du regard, mais je l’ignore minutieusement. Je n’ai pas menti, et ils veulent juste savoir que je ne les trahirai pas. Le reste de mes non-dits est sans conséquence. Enfin, Amp verbalise explicitement ce que je soupçonne être le nœud du problème de ma candidature, probablement pour l’enregistrement :

- Es-tu prête à obéir aux ordres et respecter la hiérarchie en place, ou vas-tu résister à chaque étape de ton parcours parmi nous parce que tu ne peux te résoudre à nous faire confiance?

Je ne veux pas me justifier, mais je sais que c’est important. Je réprime les émotions associées aux souvenirs que je dois mobiliser, maintenant un visage lisse de perturbations.

- Je sais que je ne vous ai pas donné assez de raison pour me croire depuis mon arrivée, » je commence, la voix enrouée en dépit de mes efforts, « mais j’ai grandi non pas comme une enfant mais comme la subordonnée de mes maîtres. Je sais me soumettre à une autorité supérieure, même si j’ai aussi dû apprendre à penser par moi-même pour survivre. Et pour ce faire, je suivais leurs instructions à la lettre. Je connais ma place.

Nous nous toisons un instant, sans qu’un mot ne soit prononcer, sans qu’un geste vienne perturber le face à face. Mes oreilles sifflent dans le silence, ma poitrine étroite sous la pression.

Finalement, le verdict tombe, et mon cœur s’accélère.

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