Chapitre 8: Les Lunes de Jour

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J’émerge à peine de l’ombre de la tente quand une chaleur suffocante me prend à la gorge. Le soleil est maintenant haut dans le ciel, et la température a suivi avec enthousiasme. Un vent brûlant fait claquer ma tunique autour de mes jambes et glisse du sable dans mes souliers. J’inspire profondément l’air sec et minéral, m’oubliant une seconde pour ne faire qu’un avec le désert.

- Wai, as-tu consulté tes nouveaux ordres de missions ?

Je grimace à la mention de celui que je tentais d’ignorer. Il converse paisiblement à quelques pas de là, aidant deux soldats en pleine maintenance d’une tour de relais. Les sourires détendus disparaissent au son de la voix du général, et les deux bougres se mettent au garde à vous, colonne rigide, menton levé, main au cœur. L’interpellé se retourne bien plus lentement dans notre direction, son visage un masque de neutralité à nouveau, ses mouvements souples mais contrôlés. Il ne dit rien, mais porte son attention sur le haut-gradé qui vient d’émerger de la tente.

Je ne suis pas encline à me rapprocher du jeune officier après sa démonstration de colère plus tôt, mais Dwin s’est saisi de ma chaîne sans se soucier de son rang et s’en va le rejoindre. Il ne me laisse guère d’autres choix que de lui emboîter le pas vers l’antenne, mes gardes toujours sur les talons. Une fois à proximité, il obtient une réponse :

- Oui. J’ai déjà délégué mes tâches usuelles à mes lieutenants, je suis à ta disposition pour la journée.

Je peste intérieurement, des jurons par milliers se cachant sous mon expression docile. Pourquoi lui, pourquoi moi ? Le responsable de ce pétrin n’a pas ce genre d’état d’âme, et sourit de toutes ses dents en tendant la chaîne à mon partenaire dans la misère :

- Parfait, dans ce cas je te confie la suite. Je te fais confiance pour gérer cette situation délicate.

Après lui avoir cédé mes liens, il assène quelques tapes sur l’épaule de son subordonné, et Wai gagne une fraction de mon respect en restant de marbre sous les coups du colosse. Certes, c’était manifestement amical, mais Wai ne doit plus sentir sa clavicule.

Une conversation silencieuse plus tard par la force de quelques regards échangés, Dwin recule pour se retirer et retourner à ses devoirs. Mais il en tire une étincelle malicieuse dans les yeux, contrastant furieusement avec la majesté du guerrier que j’ai pu observer plus tôt dans la tente. Pendant quelques instants où ses pas se font plus altiers, son expression rajeunie par sa bonne humeur, on croirait presque entr’apercevoir son âme d’enfant, piégé dans un corps rodé par les ans.

Et si son rictus en coin me donne la sensation de manquer la chute d’une plaisanterie, je suis malgré moi attendrie par la scène. Ce ne sont que des hommes après tout, puéril jusqu’à leur dernier souffle. Et si je me doute que je ne saisis pas les nuances de la relation entre ces deux hommes, je ne m’en inquiète pas plus que ça.

Avec un dernier hochement de tête dans la direction des soldats pour les libérer de leur salut, il me lance un sourire plus mitigé mais sincère :

- Bonne chance Atalia. Si je ne te revois pas, je te souhaite de pouvoir te reconstruire une deuxième vie et de peut-être trouver la force de faire la paix avec toi-même et ton passé. Que vos pas vous mènent vers des rivages plus cléments.

Je déglutis, incapable de m’imaginer un quelconque avenir, et encore moins un où je pourrais trouver la moindre sérénité. Reconnaissante pour l’intention louable mais surtout de me donner une chance de prouver ma valeur, j’incline mon buste et le salue avec un vrai respect :

- Que les vôtres tracent la voie à suivre vers les flots divins.

Il courbe sa haute stature en réponse, mais n’en dit pas plus et disparaît entre les deux tentures gardant la fraîcheur sous la tente de commandement, et je le regarde partir pour repousser l’échéance. Mais bien trop vite à mon goût, mes menottes tiraillent mes poignées en avant, me forçant à me détourner et me mettre en marche.

Wai me tourne le dos, me guidant à sa suite dans les allées du camp sans commentaires supplémentaires. La foule est aussi dense que lors de notre premier passage, mais l’effervescence est passée, laissant les soldats se mouvoir plus posément sous leur large tunique claire. Je reconnais l’effet du zénith qui nécessite de limiter les efforts violents pour ne pas risquer le syndrome du fou. Même l’homme le plus endurant du monde n’est pas à l’abri des hallucinations provoquées par la fièvre d’Hélios.

Esquivant les groupes au pas et quelques charrettes de matériel, longeant les toiles blanches, nous arrivons rapidement aux abords d’un quartier de tentes un peu à l’écart de la circulation. Nous dépassons les premiers abris et nous dirigeons vers un long dais de bois isolé des passants par de long calicots ondulant avec la brise. Des lunes dorées sont tissées sur les pans de l’entrée, et je m’interroge sur cette décoration singulière, alors que le reste des structures textiles sont aussi visuellement neutre. J’ai ma réponse lorsque Wai soulève la toile pour me laisser rentrer. La lune est le symbole de la féminité.

Devant nous, à différents postes de travail, il n’y a que des femmes : de tout âge, castes, et manifestement des quatre coins de Jurkam, si j’en crois les différentes parures qu’elles arborent sur le front et leurs pierres de naissance. Je distingue depuis ma place les lapis lazuli représentant la principauté de Hyusis, et quelques agates de la cité frontalière Depiaj, au nord-est du territoire. Elles portent toutes le même uniforme que le reste des soldats, mais leurs voiles et coiffes traditionnelles sont dans de nombreuses couleurs éclatantes : orange cuivre, rouge vermillon, bleu cyan, jaune éclatant, et j’en passe.

Je suis tirée de mes observations quand je croise le regard curieux d’une jeune fille turbanée au teint d’olive, qui semble perturbée par notre présence. Je hausse une épaule pour m’excuser, mais jette un dernier coup d’œil sur l’assemblée au féminin devant moi, toutes concentrées sur leurs tâches avec patience et persévérance.

Celles-ci sont aussi diverses que leurs auteures. Au fond à gauche, je distingue un pôle de liaison, où quelques femmes équipées de casques parlent à voix basse dans leur radio, donnant de temps à autres des instructions calmement. A intervalle régulier, elles notent quelques mots sur une machine noire transparente, aussi fine que du verre, que je n’ai jamais vu.

Sur ma droite, plusieurs tables sont ensevelies sous une diversité incroyable de plantes séchées, et mes yeux s’écarquillent quand je crois reconnaitre certaines espèces, aussi rares que terriblement utiles. Elles sont triées, effeuillées, hachées ou mises en poudre par les mains sûres de vieilles femmes grisonnantes probablement aussi expérimentées qu’elles sont ridées.

Des jeunes filles dont la curieuse au turban, postés sur des tables basses à proximité, font ensuite en sorte de mettre en sachet ou bocaux les différents produits obtenus. Ils sont ensuite étiquetés puis rangés par des scribes plus expérimentées dans une grande armoire portative où siège déjà une collection impressionnante.

Quelques matrones à l’air sérieux vont régulièrement chercher des éléments sur ces étagères, avant de les emmener sur des paillasses rudimentaires. Si le support est sobre, le matériel y reposant est d’une qualité indéniable, de verre et de métaux qu’on voit peu en si bon état : bouilloire, carafe à décanter, séparateur à rotation, bec bunsen... Les odeurs émergeant des différents récipients sont saisissantes : parfois acres, appétissantes ou encore épicées. Certains courants d’air m’obligent même à respirer par la bouche. Je n’en suis pas sûre, mais je crois discerner les étapes pour créer du savon sec, un onguent contre les brûlures, mais la plupart des mixtures en train d’être élaborées me sont inconnues.

Une sensation d’inconfort que je n’avais pas remarqué en entrant m’enserre à la gorge, et je réprime l’envie de reculer vers la sortie, les joues rouges de honte. Je m’efforce d’ignorer l’étrange sentiment que je ne devrais pas être ici, et me concentre plutôt sur la jeune femme qui vient de retirer une oreillette pour venir à notre rencontre.

- Colonel Suiwer, annonce-t-elle avec formalité tout en adoptant le salut militaire, avant de s’enquérir : Est-ce là la civile qui doit passer l’épreuve de recrutement, à la demande du Général ?

- Repos, Lieutenant Amp. En effet. Elle possède des informations d’intérêt, et nous voulons savoir si nous pouvons la mobiliser sans risques. Wai répond d’une voix sans intonation en m’indiquant du pouce.

Il place subitement une main sur mon épaule, qui trésaille discrètement, avant de me placer devant lui. Les yeux ambrés de l’officier se posent alors sur moi, éclatant d’intensité, m’examinant sous toutes les coutures avec méthode.

Je lutte contre l’instinct qui me supplie de rompre le contact, et focalise en retour mon attention sur la femme en face de moi.

Elle doit avoir une trentaine d’année, un peu plus petite que moi mais avec des formes plus harmonieuses. Elle est certainement très belle, avec son teint d’argile brillant, ses lèvres pleines et ses longs cheveux noires. Elle ne porte pas de voile, seulement une étole autour du cou, révélant un large chignon à la base de son crâne. Elle est donc mère et mariée, et je me demande comment cela fonctionne pour des militaires. Sur son front trône une améthyste montée sur une parure de chaînes en cuivre ; si je me souviens bien, c’est la pierre d’Arevtmuk, au sud-ouest, aux abords du fleuve de K’ami.

Je ne pensais pas que l’Armée de l’Eau recrutait des femmes, et encore moins provenant de toutes les provinces de la Contrée d’Or, étant donné leur réputation d’élite, ou plutôt d’élitisme. De toute évidence, j’avais tort, ou ils ont changé leurs habitudes. Mais je ne doute pas que la plupart des gradés seront issus de familles de Hauts Citoyens nés à la capitale, Mardkayin.

- Ne perdons pas plus de temps alors, conclut-elle une fois satisfaite de son observation, coupant court à mes spéculations. Suivez-moi je vous prie.

Elle m’adresse un sourire doux et s’écarte pour me laisser rejoindre son flanc, avant de nous diriger vers un coin reculé, isolé du reste des activités en cours par un rideau. Dans cet espace tapissé plus intime siègent une table basse, ronde, entourée au sol de quelques couffins molletonnés pour s’assoir. Sur la surface polie, une théière en terre cuite fumantes et des tasses assorties sont prêtes à l’emploi.

En m’approchant, je repère deux tablettes d’un noir mat. Je serre les dents, espérant que ma candidature ne dépende pas de ma capacité à utiliser quelconques technologies. Un encensoir suspendu à un pilier dégage un parfum rassurant, et apaise malgré moi mes inquiétudes, embaumant la pièce et mon esprit.

D’un geste cordial, elle nous invite à nous installer, puis entreprend de servir à boire pour tout le monde. Wai se place à côté d’elle avec élégance, et je me laisse tomber en face de lui, soulagée de pouvoir me reposer un instant. Je suis très vite rejointe par mes deux gardes, m’encadrant de leur présence silencieuse et indifférente. Je soupire, jugulant mal mon impatience vis-à-vis de ce traitement distant.

Alors que le Lieutenant Amp distribue les breuvages, elle invite Wai à déverrouiller mes menottes pour procéder à l’évaluation, et je me redresse, pleine d’espoir. Lorsqu’il se penche vers moi pour obéir, je suis prise d’un élan de gratitude disproportionnée et je me mords la lèvre pour ne pas sourire de soulagement. J’adresse un remerciement à demi-mot sincère pendant que le jeune homme passe un boitier magnétique contre la serrure de mes fers, enclenchant leur ouverture d’un clic satisfaisant.

Avec un sentiment de contentement féroce, je ne perds pas une seconde pour m’étirer profondément, mobilisant mes articulations dans toutes les directions au son délectable de leurs craquements secs. Ignorant les regards méfiants que suscitent mon manège, je ramène mes avants bras sur mes genoux pour masser les brûlures que le métal a laissé sur mes poignets anguleux. La peau est râpée, douloureuse, et on distingue à peine les anciennes marques de liens qui s’y trouvaient.

Satisfaite par mon inspection et un nouveau semblant de liberté, je m’arme de fortitude et fait face à la musique. Prétendant une aisance, que je n’ai pas, je me saisis de la tasse de thé devant moi, la lève à mes lèvres avant de demander :

-Et maintenant ? En prenant une gorgée.

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