L'heure fatidique

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Elbar put rentrer en traversant un mur, en utilisant l'objet d'argile comme le lui avait indiqué le prince. Il montra à la bande les patrouilles prévues, et les tint au courant des émois des nobles. Cela rendit Jarvioss très inquiet. Quand ils finirent de débattre sur la marche à suivre, il dévoila la plaquette de cire, et leur montra les lettres dont il se souvenait. Le grand dominant décréta qu'ils devaient préserver cet objet, et que tous le reliraient chaque nuit avant de dormir. Aussi, ils s'entraîneraient à écrire dans la poussière avec un bâton ou du bout des doigts, juste après.

Le marché entre le Quézermistoss et les licorniens dura encore trois nuits. Vingt-quatre nuits étaient passées, depuis sa première rencontre avec les ennemis, quand il fut demandé à Elbar de foutre le camp. Le lendemain, il harcela Jarvioss pour qu'ils partent s'adonner au braconnage.

Le braconnage lui serrait le coeur à l'en rendre malade. Sa mère avait été pendue pour cela. Ils risquaient de subir le même sort s'ils se faisaient prendre. Mais ils devaient impérativement partir. En début d'après-midi, après une longue réflexion, Jarvioss céda. Il estimait leurs réserves insuffisantes, et s'attendait à ce que leurs rapines leur rapportent encore moins qu'à l'accoutumée. L'hiver s'annonçait rude, et ils peinaient à trouver assez, même pour un seul d'entre eux. Les conséquences de la chute d'Irlass restaient lourdes, et des vagues d'empoisonnement interdisaient le cannibalisme. Alors, toute la bande prit ses affaires, ses maigres possessions, et ils partirent s'installer pour quelques jours dans les bois.

Aucun d'entre eux ne savait chasser le gibier. Ils apprirent vite et sur le tas. Ainsi, à la fin de la journée, firent-ils cuire un sanglier, et ils se permirent de suspendre deux faisans. Ils le sentaient, ce n'était qu'un début.

Le lendemain aux aurores, Svida rugit l'alerte. Elbar s'éveilla en sursaut. Une clameur d'une ampleur inédite résonnait jusque dans les bois. Des odeurs inconnues flottaient jusqu'à eux. Saisis d'appréhensions, ils retournèrent à l'orée du bois, et se pétrifièrent tous.

À mi-distance entre l'orée et les fortifications, des portails déversaient des colonnes de licorniens et de machines de sièges. Plusieurs trébuchets, déjà en place, éventraient les murs. Des roches monumentales volaient dans les airs, puis écrasaient impitoyablement ce qui se trouvait à Nahrcouyss. Certaines de ces pierres brûlaient. Des incendies se déclenchaient.

Pendant que de plus en plus de projectiles volaient, les armées licorniennes se mettaient en place. Les ennemis, en rangs parfaits, attendaient de pouvoir donner l'assaut. Leurs armures bordeaux et blanches les désignaient comme appartenant à l'élite licornienne. Certains généraux galopaient d'un groupe à un autre, montés sur des licornes parées d'armures intégrales, et haranguaient leurs hommes.

Aux portes des taudis, un groupe de licorniens s'acharnait avec un bélier. Chaque coup résonnait, donnant un avant-goût de la fin de la cité. Des pluies de flèches et de carreaux d'arbalètes s'abattaient sur les assaillants, en vain. Trop de protections magiques.

Jarvioss s'écroula à quatre pattes quand l'un de ces engins fit mouche, et ouvrit une brèche. Il rugit de désespoir quand la cavalerie licornienne s'y engouffra, suivie de lanciers, d'épéistes et d'archers. L'armée se glissa dans la brèche, et bien vite des rugissements d'agonie résonnèrent. Que pouvaient faire des loqueteux contre des mages armés jusqu'aux dents et entraînés, déterminés à les exterminer ? Les braconneurs n'entendaient que par intermittence le fracas de l'acier contre l'acier, devinaient sans peine l'absence de résistance face aux licorniens.

Elbar se sentit faible. Ses jambes cessèrent de le porter, tandis qu'il contemplait les conséquences de ses actes. Ils ne voyaient pas ce qui se passait derrière les murs, mais ils entendaient les combats, presque inexistants. Les licorniens montaient sur les toits, se méfiaient des trappes et connaissaient les rues.

Jarvioss et les siens hurlèrent en voyant le temple de l'eau s'effondrer. Plusieurs rugirent au sacrilège et au blasphème. Un cri, derrière eux, les arracha à cette vision cauchemardesque. L'un des leur était pris à la gorge par un éclaireur licornien. Il guetta sans mot dire leurs réactions, puis son regard croisa celui d'Elbar. L'ennemi poussa alors un hennissement, et relâcha son otage. Il poursuivit sa route sans un son, malgré son armure de cuir. Jarvioss voulut le tuer.

Quand il vit Elbar s'apprêter à interrompre son geste, il comprit. Le grand dominant frappa alors son guetteur en pleine face, ivre de rage.

- C'était ça, tes rendez-vous nocturnes ! Beugla-t-il.

Et il passa Elbar à tabac. Jamais il n'avait vu son grand dominant dans un tel état de fureur. Les autres suivirent le mouvement sans chercher à comprendre. Pendant que Nahrcouyss tombait, Elbar se faisait rouer de coups, lacérer, dévorer vivant.

Soudain, Jarvioss se figea, puis ordonna d'une voix éteinte que les autres reculent. Ils n'obéirent pas assez vite, il les chassa à coups de pied.

- Ssseh, Jarvioss, il pourrait nous nourrir pour ce matin, protesta l'un d'entre eux.

- Je sais... souffla le grand dominant. Mais les morts ne souffrent pas. Regardez-le. Même pas fier.

Il cracha sa bile sur l'une des plaies au ventre d'Elbar. Ce dernier se recroquevilla en couinant de douleur. Il avait encore la sensation d'être dévoré vivant, qu'on lui arrachait des lambeaux de chair. Il pleurait à chaudes larmes, comme Jarvioss.

- Tu sais quoi Elbar ? gémit celui-ci. Je pensais vraiment qu'on formait un bon duo. Qu'on réussirait tout ensemble. Eh bien va crever. La prochaine fois que je te vois, je te vends aux Sel comme mannequin d'entraînement.

Le grand dominant tourna les talons, et abandonna son guetteur là. Les autres partirent, Svida donna un ultime coup de talon dans le ventre d'Elbar avant de partir. Leur territoire se faisait envahir par des soldats pires encore que les Sel.

Elbar fut incapable de bouger pendant des heures. Des corbeaux lui tournèrent autour, des loups approchèrent assez pour lui souffler leur haleine puante au visage. Le traître trouvait à peine l'énergie de les éloigner. Il resta prostré là une journée, puis une nuit. Toujours, la sensation de se faire dévorer vivant le hantait. La déception de Jarvioss aussi. Ainsi que la haine de Svida. Dans le fond, il savait qu'il méritait tout ça.

Plusieurs jours s'écoulèrent dans le brouillard le plus opaque, pour lui. Il ne savait pas ce qu'il faisait, et perdait toute notion du temps. Quand il voulut au moins voir si le prince avait tenu parole et laissé quelqu'un près de la porte des taudis, il s'avéra qu'une dizaine de jours s'était écoulée.

Rongé par le remord, seul, le dragonien ne savait que faire, ni où aller. Jamais il n'avait imaginé un avenir sans Jarvioss. Il n'avait jamais vécu seul, encore moins en forêt. Quand les premières neiges tombèrent, il décida de chercher une autre cité qui appartiendrait toujours à son peuple. Il connaissait désormais les couleurs licorniennes : le vert et l'or, et se convainquit qu'il saurait éviter les cités prises.

Avant cela, il devait survivre et avancer jusqu'à une autre ville. En deux jours, il s'égara et ne trouva plus son chemin dans les bois. Il lui fallait plusieurs heures pour faire un feu, et chaque nuit était un enfer de froid et de remords qui le hantaient et le minaient.

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