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Le fiasco de la cérémonie du prix Nobel eut pour conséquence directe un jugement international implacable sur la santé mentale d’Anna West. Personne ne la prenait plus au sérieux depuis que ses divagations psychologiques furent connues du grand public. La réputation de la biologiste venait de voler en éclats au profit de son mari, Robert, qui récolta par la suite toute la gloire sur leurs travaux. D’une jubilation sans égale, assurée et fière de son parcours, Anna devint l’ombre d’elle-même en proie à des hallucinations qui ne cessaient pas, malgré un traitement médicamenteux. Jour après jour, elle s’enfonçait dans les ténèbres de son esprit déliquescent.

Le 9 décembre 1961, Anna abandonna son lit à une heure avancée de la journée, l’esprit embrumé par les sédatifs, et alla se servir un whisky sec dans la cuisine. Rituel quotidien auquel son mari n’avait pu la soustraire. Même lui avait fini par se détourner d’elle, grisé par son succès. Elle était devenue une épine plantée dans son pied, indésirable et douloureuse. Il préférait la reclure dans leur manoir, prétextant un repos contraint des plus salutaires pour sa santé. Mais Anna n’était pas dupe, elle comprenait que Robert la maintenait loin de la foule, loin de lui. Et ainsi, lui éviter l’embarras d’une crise délirante dans la société mondaine, ce qui ne manquait, hélas, jamais d’advenir. Elyranthe avait brisé son couple, tout comme elle avait détruit sa famille. Un cadeau empoisonné.

Anna referma les pans de sa robe de chambre d’un geste las et se traîna vers la salle de bain. L’heure de son traitement. Elle s’observa un instant dans la glace. Son reflet lui renvoya l’image d’une femme jeune – le sérum l’avait rajeunie d’une bonne dizaine d’années – mais amaigrie et épuisée. Les joues creuses et les yeux cernés d’ombre. Le sérum pouvait-il être la cause de tous ses maux psychologiques ? Anna ne l’avait jamais testé que sur elle, impatiente des résultats. Imprudente. Elle ouvrit l’armoire à pharmacie derrière le miroir et en ressortit un flacon orangé gorgé de pilules. Un antipsychotique. Inefficace. Pourtant, elle persistait à le prendre. Par habitude. Elle claqua la porte et se retrouva à nouveau face à elle-même. Son cœur se comprima à la vue de son visage soudain dissous et sanguinolent. Elle avala deux cachets nerveusement et effleura des doigts ses traits putréfiés dans la glace. Slurp fzzzz. Anna roula des yeux, effrayée, et tendit l’oreille. À nouveau, un bruit étrange de succion se fit entendre. Elle vit la peau de ses doigts, écorchés vifs, se détacher et tomber à terre. Elle écarta les pans de son peignoir mue par un instinct d’effroi ; son corps entier se décomposait lentement. Elle hurla, mais son cri finit par s’étrangler dans sa gorge mutilée avant qu’elle ne s’effondre sur le sol en marbre blanc.

Allongée sur un lit d’hôpital, Anna West regardait son mari sans vraiment le voir, les yeux hagards, l’organisme saturé de drogues. Parfois, un cri retentissait dans sa chambre, bien vite étouffé par une nouvelle dose de calmant. Robert s’évertuait à lui rendre régulièrement visite, mais bientôt il espaça ses allées et venues. De plus en plus. Jusqu’à ne plus venir du tout. Il se remaria et enfouit le souvenir de sa première épouse au plus profond de sa mémoire. Il apprit cinq années plus tard son décès grâce à la nécrologie du journal local.


Ainsi s’acheva la vie d’Anna West qui, à trop vouloir décrocher la lune, n’attira à elle que la plus triste des infortunes.


***


Il courait à en perdre haleine au milieu de la jungle hostile. Son sac martelait son dos au rythme de la cadence de ses pas. Empressés. La sueur coulait à flots le long de son corps et ses muscles endoloris le menaçaient de stopper net sa course. Pourtant, sa volonté se révéla plus forte que sa souffrance. Robert West n’envisageait pas l’échec. Le soleil brillait déjà fièrement, haut dans le ciel. Il avait peur d’arriver trop tard. Si seulement les Quiche avaient accepté de l’accompagner cette nuit, il n’aurait pas perdu autant de temps. Robert reconnut l’endroit. Enfin ! Il repoussa la végétation envahissante et vit le vieux puits. Il se précipita aux abords du trou, se laissa choir sur les genoux. Ses membres tremblaient, tout comme sa voix quand il cria :

— Anna ? Anna ? Tu es là ?

Aucune réponse ne lui parvint. Un pressentiment atroce le submergea. Il sortit une longue corde de lianes tressées et l’attacha solidement autour d’un arbre, avant de descendre dans le souterrain. Il alluma sa lampe torche et parcourut la galerie d’un pas alerte. Une odeur végétale entêtante mêlée à une fragrance métallique lui fit plisser le nez. Un vertige le happa, malgré tout il continua d’avancer jusqu’à ce qu’il débouche dans une immense cavité. Là, trônant au beau milieu des ruines d’un ancien temple, il ne vit qu’elle en tout premier lieu. Sous les rayons du soleil qui glissaient sur elle grâce à l’ouverture d’un autre puits, Elyranthe étincelait dans sa parure vermeille. Malgré sa taille déjà imposante, elle grandissait à vue d’œil sous les yeux ébahis du botaniste qui n’avait jamais rien vu de tel. Il s’approcha, hypnotisé par le spectacle, avant de trébucher. Il se releva péniblement, son corps répondait mal aux ordres de son cerveau. Il inspecta ce qu’il venait de heurter et eut un haut-le-cœur. Ce qu’il avait pris pour un rocher couvert de mousse se révélait être un genre de cocon qui abritait un cadavre. Momifié, asséché, vidé de sa substance vitale. Victor Brainford. Robert balaya les lieux avec un regard différent, horrifié. Elyranthe se déployait tout autour d’elle grâce à ses longues racines. L’endroit entier en était recouvert. Il aperçut quelques cocons disséminés un peu partout, souvent de petites tailles. Un seul était aussi large que celui de feu son beau-père. Il avança vers l’objet, au bord de l’évanouissement. Des frissons électriques le parcoururent de bas en haut, sa vision se troubla. La panique menaçait de l’envahir. Il tenta de se calmer en inspirant profondément, mais n’inhala que l’air du souterrain, vicié par une effluve écœurante dissimulée derrière un parfum floral enivrant. L’odeur du sang. Il s’écroula au bord du cocon et demeura paralysé de longues secondes devant le macabre tableau.

— Anna… Anna… chuchota-t-il comme si Elyranthe pouvait l’entendre et bondir sur lui.

Robert fit un effort surhumain pour émerger du choc émotionnel qu’il venait de recevoir en plein cœur et arracha une des racines, pourvues de ventouses, sur le corps déshydraté de sa femme. Il sentit une douleur aigüe et, dans un réflexe, jeta le morceau de racine avant d’examiner sa main. Des épines transparentes s’enfonçaient dans sa paume. Le botaniste saisit à cet instant toute l’horreur de ce qui l’attendait, inexorablement. Avant de s’effondrer, Robert se remémora la comptine que répétait sans cesse Anna quand elle était nerveuse.

« Elyranthe, Elyranthe

Mais où te caches-tu ?

Dans cette forêt luxuriante,

Loin de nos yeux, perdue…

Je te découvrirai,

Percerai ton secret.

Toi, ma destinée.

Elyranthe, Elyranthe

Ma belle rougeoyante. »


« Putain de destinée de merde… » fut la dernière pensée consciente du toujours très poli Robert West avant de plonger dans un rêve duquel il ne se réveillerait plus jamais.

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