Un plan

6 minutes de lecture

Dragons qui pour l’instant mettaient bien peu d’empressement à me faire la peau ; à tel point que j’ouvris un œil puis deux, curieux de savoir ce que me valait ce louable délai. J’étais en effet fort peu pressé de rejoindre feu mes parents, dont l’ombre tutélaire pesait lourdement sur moi depuis quelques années. Le dragon brun hésitait visiblement, comme prisonnier d’un dilemme propre à sa stupide espèce. Un violent coup mit un terme à ces pensées désobligeantes, et dans une explosion d’étoiles et de souffrances je rejoignis le royaume des rêves – ou était-ce celui des morts ?

Des rêves, après mûre réflexion. Car mes yeux s’ouvrirent sur la même caverne, et non sur quelque paradis enchanté ou quelque enfer brûlant s’accordant plus à ma nature. La même caverne, sans ses dragons. Et les mêmes voix que tantôt y lançaient des échos tandis que mon esprit moribond agençait les indices pour enfin aboutir à la facile conclusion que vous avez pour sûr effleuré avant de l’adopter tout à fait, avec une sagacité qui vous honore. Oui, enfants et dragons ne faisaient qu’un. Ou trois, plutôt, car tel était leur nombre. Digérant cette surprenante information, je me rendis compte par le même temps de ma situation terriblement précaire. Maladroitement ligoté à un pic rocheux, j’étais à la merci de gamins sanguinaires, pour lesquels la métamorphose n’avait pas de secret.

Ils me croyaient encore estourbi, et ne faisaient en conséquence aucun effort pour moduler leurs voix criardes. Ils parlaient évidemment de moi, et de la conduite à adopter à mon égard. Des meurtriers fort urbains, à ma grande surprise. Pourquoi n’avais-je toujours pas rejoint les monceaux de cadavres ? Une écoute attentive me fournit une ébauche de réponse : j’avais une avocate parmi les sales mioches. La plus jeune, compris-je, opposée à toute forme de violence gratuite – contrairement à sa comparse plus âgée, qui n’éprouvait aucun scrupule à me faire la peau. Mais qu’en disait le troisième geôlier ?

Quelques contorsions m’avaient permis d’embrasser la scène, les deux fillettes étaient accroupies devant un feu de camp rudimentaire qu’elles entretenaient régulièrement. Et alors que je commençai à éprouver la solidité de mes liens, je vis le garçon aux cheveux d’un gris sale qui me regardait sans ciller, de ses yeux pâles emplis de curiosité.

« Il est réveillé » annonça-t-il d’une voix chantante. « Faudrait resserrer ses noeuds ».

La brunette était immédiatement venue, et elle n’avait pas besoin de parler pour exprimer son hostilité. J’aurais pu en rire, mais j’avais trop peur de ce qu’elle pouvait me faire. Je m’engouffrai cependant dans la brêche de leur hésitation.

« Me tuer serait la pire des idées ! » parvins-je à lancer avant qu’un bâillon ne transforme le reste de ma plaidoirie en un gargouillis étouffé. La jeune fille haussa les épaules et tourna les talons, mais la blondinette lui attrapa le bras.

« Dis Lili, autant l’écouter et voir … »

Répondant d’un soupir, l’aînée de la bande consentit néanmoins à ôter la muselière et à m’inviter du regard à poursuivre ce que j’avais voulu énoncer. Sauf que je n’avais aucun argumenter à leur présenter et, à vrai dire, je ne m’étais pas attendu à ce que l’on me laisse la parole.

« Et bien, si vous me tuez … » Que dire, que dire ? Mes pensées s’entrechoquaient sans engendrer autre chose qu’un bafouillement niais et inaudible ; mais je n’étais pas le plus sot de la vallée, même sous la menace d’une mort atroce, et retrouvai finalement un semblant de suite dans les idées.

« Si vous me tuez, d’autres viendront. Et croyez-moi, ils seront bien plus cruels et dangereux que moi. Des chevaliers entraînés à vaincre les monstres – sans vouloir vous offenser – et suffisamment nombreux pour assiéger toute la montagne s’il le faut. Jusqu’à maintenant il ne s’agissait que d’amateurs, mais l’empereur finira par apprendre votre existence et il enverra ses tueurs. Il n’aime pas tellement les dragons sauvages, voyez-vous, il ne les tolère que lorsqu’ils sont ses esclaves ».

Les mots s’étaient précipités avec un léger manque de cohérence, mais j’avais atteint mon objectif : ils hésitaient de plus belle.

« Et qu’est-ce qu’on fait de toi, alors ? On te relâche pour que tu puisses rameuter tes copains ? Ou on te garde dans nos pattes en attendant les tueurs de ton empereur ? »

Ponctuant ses questions d’un rire sarcastique, la dénommée Lili secoua la tête en faisant voleter ses boucles brunes et sales.

« J’ai mieux ! Je n’ai qu’à retourner au village en prétendant avoir tué le dragon. Il est bien mort, hein ? Comme ça personne ne vous embêtera, et vous pourrez rester ici sans trop de risque »

« Bien vu le glandu ! On va gentiment remettre notre vie entre tes mains, alors que t’es venu pour nous buter – comme tous les autres. Et puis même si t’es sincère – ce qui m’étonnerait – tu t’es pas dit qu’ils voudront la dépouille du dragon que t’aurais soi-disant tué ? Et qu’ils voudront fouiller la grotte pour trouver son trésor ? »

Secouant à nouveau la tête, la jeune fille restait campée sur ses positions et soulevait d’intéressantes questions. Mais elle ne faisait guère le poids face à l’incomparable négociateur que j’étais.

« Ils auront le cadavre du vieux dragon, de quoi les couvrir d’or. Et je peux boucher le grand tunnel menant à la grotte avec les fioles que j’ai apporté, pour que vous y soyiez à l’abri »

Je n’avais pas l’intention de subir cet échange, déterminant pour ma survie. Et, curieusement, j’avais envie de les aider. Surtout les deux plus jeunes à dire vrai, car l’autre était agressive et méchante comme une teigne. Je me réjouissais d’ailleurs de la voir pateauger dans le doute, d’autant que j’avais déjà convaincu le garçon et la petite blonde.

« Pourquoi on te ferait confiance ? T’es prêt à tout pour sauver ta peau … » maugréa Lili, mais son ton manquait déjà de conviction.

« T’as pas vraiment le choix, et tu le sais. Et puis franchement je ne serais pas contre m’établir à l’écart du village. J’ai comme l’impression que mon aide vous serait foutrement utile »

Répondant à son regard furibond d’une grimace un peu trop moqueuse étant donnée la situation, je laissai les graines que j’avais planté germer et fleurir, dans une discussion animée trop lointaine pour que je puisse en saisir l’évolution. Puis ils revinrent tous vers moi, affichant des expressions bien différentes.

« On va faire comme t’as dit » m’annonça d’emblée la blondinette, qui souriait.

« On pense que tu ne trahiras pas » me confia ensuite le garçonnet en défaisant mes liens.

« Et si on se trompe, tu seras le premier à mourir » me menaça finalement la grande brune, avant de m’escorter jusqu’à mon paquetage.

Nous prîmes le temps de récapituler notre plan, puis les trois dragons tirèrent leur défunt congénère au-dehors avant de me laisser seul avec ma besace et ma carcasse de mouton désormais inutile et plus puante que jamais. Stupéfait de les avoir « bernés » si facilement, je m’assis sur un rocher pour digérer le nouveau tournant qu’avait pris ma vie, et tous les enjeux que cela engendrait. Je tenais la survie de trois mioches dans mes mains sales, et l’assurance que j’avais affiché tantôt s’était dissipée pour laisser place à une nuée de doutes – analogues à la nuée de mouches grasses revenues m’assaillir.

Je disposai la moitié de mes précieuses fioles dans le tunnel et sur la façade de la montagne, afin de faire croire que j’avais attiré le dragon pour le piéger à l’entrée de son antre. L’explosion fut encore plus impressionnante que je ne l’aurais pensé, le sol tressauta sous mes jambes mal assurées et une pluie de caillasses tomba tout autour de moi, certaines parvenant même à meurtrir certaines parties de mon corps, exposées malgré mon bouclier – un arbre épais situé à bonne distance. J’aurais dû me planquer encore plus loin, et mieux ! Mon genou amoché d’une vilaine manière pleurait mon imprudence, et ses larmes de sang faisaient le bonheur des mouches vertes qui ne me quittaient plus malgré mes récriminations et mes gestes violents.

Une fois le cataclysme passé, je sortis en boitant de derrière mon arbre pour contempler mon œuvre titanesque. Le géant rouge était à moitié enseveli sous des rochers gros comme les fûts que l’on sortait à la fête du village, et plus rien ne subsistait du grand tunnel conduisant à la grotte désormais bien cachée. Mission accomplie, donc. Du moins, la première étape.

Je me mis sans tarder en chemin, alors que le soleil se couchait et clôturait cette journée plus qu’étrange. Le plus dur était à venir, j’avais maintenant à convaincre des individus bien moins naïfs que ceux auxquels je venais d’échapper. Ma chance allait-elle suffire ? J’en doutais, et chaque pas effectué accentuait mon inquiétude et ma fatigue. J’avais mis deux heures à monter, ce matin. J’en mis quatre à descendre, et la nuit était déjà tombée quand j’aperçus enfin les lumières du village. Après avoir repris mon souffle et des forces, je me présentai d’emblée devant le manoir seigneurial, la langue du dragon faisant office de laisser-passer et provoquant des regards stupéfaits – parfois même admiratifs – de la part des gardes.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Jean Genvin ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0