Tout est sous contrôle

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L'après-midi était aussi radieuse que la matinée. Sally essuya la sueur sous sa casquette. De la voix, elle régla ses holonettes pour que le verre fonce davantage et l'épargne du soleil. Il faisait beau et chaud. Après tout, comment pouvait-il en être autrement ? L'usine météorologique avait bien annoncé que les programmations prochaines ne comporteraient pas une goutte de pluie en journée. Tout était sous contrôle.

Elle continua à marcher du côté réglementaire du trottoir mais vérifia que sa mallette la suivait bien. Celle-ci lévitait sagement à sa gauche, dans un rayon de trente centimètres. Plus loin, un rectangle du trottoir brilla. La réalité augmentée était tout de même bien pratique pour savoir où elle avait le droit de s'arrêter sur le bitume.

Elle resta immobile tout en vérifiant du coin de l'œil qu'elle respectait bien l'horaire. La mallette se souleva jusqu'à la hauteur imposée par la loi sur l'ergonomie des travaux pénibles, de façon à ce que Sally n'ait pas à plier le dos. L'employée du département façades et jardins verticaux ouvrit la valisette et en sortit un robot grand comme un micro-onde. Elle vérifia que le réservoir d'eau savonneuse était plein puis posa ce dernier sur la première vitre. En quelques commandes vocales, elle l'activa. Un doux vrombissement d'abeille se fit entendre et la machine commença à nettoyer. Seules quelques éclaboussures de la nuit avaient tâchées la paroi. Sans elles, l'employée aurait bien été en peine de voir si l'engin fonctionnait bien. Néanmoins, le contrat spécifiait un lavage complet journalier des vitres, il était de son devoir de faire en sorte qu'il soit respecté.

Elle pouvait laisser le robot sans surveillance : en cas de problème, un message serait automatiquement envoyé sur son écran. Elle vérifia un instant que son uniforme vert d'eau à parements bleus n'avait aucun pli, chassa une poussière imaginaire sur son épaulette de sergent des façades et jardins verticaux puis appela le passage piéton grâce à ses holonettes. Six petits émetteurs vinrent se positionner à deux mètres au-dessus du sol devant elle, perpendiculairement à la rue. Une diode rouge clignotait sur chacun de ces robots de la taille et la forme d'une boule de Noël. Les capteurs des UA2 réceptionnèrent le signal et entamèrent la décélération.

Les diodes passèrent au vert au moment où le passage se dégagea, comme une allée d'honneur. Dans un accès de fantaisie criante, Sally se retourna après avoir traversé. Les diodes redevinrent rouge puis lévitèrent à nouveau jusqu'à leur réceptacle dans le poteau du feu tricolore. Les Unités Automobiles Autonomes – ou UA carré comme les surnommaient les habitants tout à fait illégalement – redémarrèrent dans un léger bourdonnement électrique. Sally regarda filer les bulles d'argent. Les seules touches de couleur étaient présentes dans les uniformes de leurs occupants. Là, le rouge d'un employé des impôts, ici, le jaune d'un étudiant, le marron du clergé télévisuel…

Sally se détacha de ce spectacle à contre-cœur. Elle se sentait l'âme bizarrement poète. Devait-elle prendre un comprimé pour que tout soit sous contrôle comme à l'habitude ? Elle regarda l'heure. Son travail n'avait en rien été affecté, ce n'était qu'une petite rêverie sans conséquence. Elle décida que ces pensées ne présentaient aucun risque pour la société et les garda pour elle. Il n'y avait même pas le besoin d'aller consulter un neuro-psycho agréé. Elle recula de quelque pas de façon à se coller dos au mur de l'immeuble d'en face. Le robot avait déjà nettoyé deux étages. Elle chargea le programme de plantations verticales dans ses holonettes.

Les balcons regorgeaient de fleurs dépolluantes et de plantes maraichères. C'étaient de petits espaces de vie entre les lignes droites et métalliques de l'immeuble. Mais qui disait vie ne voulait pas dire anarchie. Il lui avait semblé que certaines feuilles empiétaient sur l'espace aérien et n'étaient pas correctement taillées. Comme cela était hors de sa portée, leur entretien était de la responsabilité des occupants. Elle avait le devoir de vérifier l'application du code de salubrité publique.

Elle parcourut donc du regard les différents étages arborés. Le programme de ses lunettes calculait les longueurs des branches grâce à un algorithme enfantin de trigonométrie. Elle n'eut pas longtemps à attendre avant qu'une fine sonnerie ne résonne à son tympan. Elle avait eu raison ! Au deuxième étage déjà, une branche dépassait de six centimètres ! Les occupants n'avaient donc pas taillé leurs plantations depuis au moins quinze jours. Intolérable : ce n'était pas sous contrôle.

Sally prit des notes verbales pour envoyer un avis de mise en demeure et continua son inspection. Elle repéra trois délinquants supplémentaires puis son regard glissa sur le dernier étage. C'était bon, le robot était bientôt arrivé en haut, le temps qu'elle retraverse dans les diodes et elle pourrait aller inspecter l'immeuble suivant.

Une ombre attira alors son regard. À cet endroit ? Une personne se tenait sur le toit. Mais ? Elle contrevenait la directive 121-b du code de sécurité personnelle ! Elle devait au moins respecter un espace de 60 centimètres avec le bord de l'immeuble, tout le monde savait ça ! C'était inculqué aux enfants dès l'âge de quatre ans.

La personne regardait le vide, la tête basse, les bras pendants. Sally zooma au maximum. Elle avait une bonne image mais l'employée n'aurait pu dire s'il s'agissait d'un homme ou d'une femme tant les traits du visage semblaient androgynes. La sergent regarda rapidement autour d'elle. Quelques passants s'attroupaient à leur tour. On entendit l'un dire qu'il avait prévenu les services de police.

Sally ne détachait pas son regard de l'individu. Elle eut l'impression qu'elle murmurait quelque chose. Elle s'approcha encore plus du bord. Un homme cria de peur dans la foule. Allait-elle sauter ? Était-ce un suicidaire ? Encore une personne qui ne prenait pas ses euphorisants obligatoires, songea Sally. Peut-être suffisait-il de lui parler, elle les prendrait et verrait que la vie était formidable quand tout était sous contrôle. L'employée des façades eut vaguement le sentiment d'être un peu trop optimiste.

Néanmoins, il fallait faire quelque chose. Elle prit son Kréhat-o-mat portatif personnel et tendit la main devant elle. Alors, du néant, dans un éclair qui rapellait le big-bang et l'accrétion des étoiles, un robot ovale noir apparut. La machine issue de nulle part s'éleva rapidement pour venir à la rencontre de la personne. Dans ses holonettes, l'employée la vit murmurer et l'ovale noir désormais à portée retransmit sa voix :

— Ainsi, chacun d'eux joue à Dieu. Seigneur, tant de technologies et de règlements. Si peu de liberté et de foi. À quoi bon persister ?

Avant que Sally ne puisse prendre contact, l'androgyne se laissa tomber du bord du toit. Un hurlement unique s'éleva de la foule. Le corps s'accélérait vers le sol. Les cris devinrent plus aigus. Puis il y eut une grande lumière aveuglante. Dès qu'elle distingua à nouveau la ville, Sally regarda le sol à côté de sa mallette de l'autre côté de la rue. Rien. Aucun impact, aucun corps. Elle appela le passage piéton et attendit fébrilement avant de pouvoir traverser. Elle approcha le bitume. Celui-ci était parfaitement lisse, sans aucune imperfection, tel qu'il devait être. Un policier arriva à sa gauche.

— Alors ? Qu'est-ce qu'il se passe ici ? Où est le suspect au bord du toit ?

— Il n'y a rien, monsieur l'agent, répondit-elle.

Elle ramassa le robot nettoyeur de vitres, le rangea dans sa mallette puis partit en direction de l'immeuble suivant. Elle était si pensive qu'elle ne remarqua pas qu'elle avait deux minutes de retard sur l'horaire. Tout était-il sous contrôle ou pas ?

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