LE SAUVEUR

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Du peu que l’on connaît de sa vie exemplaire,

Il semble qu’il soit né du ventre de sa mère

Et d’un accouplement somme toute banal,

Bien conforme au canon du devoir conjugal.

Nulle annonciation n’a troublé sa naissance,

Sinon pour inviter des gens de connaissance

A venir déguster un petit vin du coin

Que l’on avait tenu dans l’eau fraîche avec soin.

Nous sommes dans le Lot en mil neuf cent cinquante,

Dans le courant d’avril dit une voix probante,

Mais il demeure encore un doute, un différend,

Sur l'heure et sur le jour de son avènement.

On ne sait presque rien de ses jeunes années,

Sinon qu’il dévorait des bandes dessinées

Où venaient s'affronter le « cow-boy » et l'indien,

Et qu'il en fut ainsi jusqu’à son cours moyen.

Ensuite on peut chercher au profond de l'archive

Sans le voir un moment quelque part qui s'active,

Si ce n'est pour aller, certains après-midis,

Avec quelques copains tout aussi dégourdis,

Se poser sur un banc pour vider une bière

Et brailler des chansons autour d'une glacière !

Puis vint soixante huit, les pavés, la fureur,

Qu'il observa de loin sans se gâter l'humeur,

Attendant sagement que sonne l'armistice

Pour reprendre le train d'une existence lisse

Qui l'amena bientôt, le corps toujours ballant,

Jusqu'à son régiment, sans forcer son talent !

Je consens - cher lecteur - que jusqu'à cette ligne,

Rien ne laisse penser que « quelqu'un » le désigne

Un jour comme un Sauveur, comme un élu des dieux,

Tant il ne montre rien qui ne soit ennuyeux !

Les grands hommes souvent, du sommet de leur gloire,

Narrent avec talent quelque émouvante histoire

Sur leurs tout premiers pas, sur leur esprit joyeux

Qui très tôt les rendait profonds et lumineux,

Mais dedans celui-ci d’une allure moins fière,

Jamais quelqu’un n’a vu briller une lumière,

Et si un jour - qui sait ! - il a marché sur l’eau,

Il n’a jamais rien dit de ce don rigolo !

Ainsi, jusqu’à trente ans, il s’est fait en silence,

Sans montrer trop de cœur ou trop d’intelligence.

Or voici qu’un beau jour, alors qu’il méditait,

On ne sait ni sur quoi, ni même où il était,

Il reçut d’un éclair illuminant sa tête,

Un « code » pour changer d’une façon concrète,

Rien moins que le destin de notre humanité

En perte de repère et de moralité !

Il sut en un instant tout ce qu’il fallait faire,

Du début à la fin, pour mener cette affaire

En murmurant tout bas quelques mots merveilleux,

Pour rendre tous les gens moins cons et plus heureux !

La panne était trouvée et la façon de faire :

Restait à délivrer cette parole claire !

Que croyez-vous que fit cet être exceptionnel

Afin de nous aider à sortir du tunnel ?

Mais rien, tout bonnement ! car contre toute attente

Il ne se jeta point, pour convertir sa rente,

A déranger les gens dans leur tradition

De bouffe, de pognon, de copulation !

Il ne se sentit pas de courir la campagne

Et de s’interposer dans des foires d’empoigne ;

Il aimait peu le bruit, la promiscuité,

Et donc il remisa ladite vérité.

J'ai beaucoup réfléchi dans une longue étude

Sur le point de savoir avec exactitude

Comment le détenteur d’un si fameux secret

A pu toute sa vie être à ce point discret

Sur nos agissements, nos aveuglements d’homme

Toujours prêt à croquer toutes sortes de pomme !

N’a-t-il pas, quelquefois, oublié son serment

De ne jamais blâmer notre comportement,

En faisant un clin d’œil… une moue… ou un signe,

Pour nous dissuader d’un acte trop indigne

Ou montrer un chemin plus paisible ou plus sûr

Propre à nous éviter de rentrer dans un mur ?

Eh bien, non, je le dis ! son absolu mutisme,

Abouti tout autant que son je-m’en-foutisme,

N’a pas d’exception, même aux jours de douleur

Lorsque la foule en pleurs se cherche un prompt Sauveur !

« Alors, me direz-vous, ce Sauveur est un âne !

Il voit souffrir autrui, mais passe et se pavane,

Et poursuit son chemin la marguerite aux dents,

Alors qu'il a sur lui les bons médicaments !

Sera-ce de sa part simple trouble débile

Ou bien quelque retard profond de l'imbécile ! »

Certes, de prime abord, lorsqu’on voit clairement

Le grand homme se taire, opiniâtrement,

Rester neutre ou passif en cette circonstance,

Alors que son prochain a besoin d’assistance :

On peut de bonne foi ne pas trouver motif

A le louer partout d’un ton admiratif !

C’est un premier élan, un peu trop terre à terre,

Qui ne voit pas combien la discipline austère

De ce Sauveur muet produit plus de bienfaits

Que celle de Sauveurs plus causants et parfaits !

Car enfin celui-ci, par sa sage attitude,

D’aucun homme est venu troubler la quiétude ;

Il l’a laissé peinard de pratiquer ses jeux

Et se moucher tout seul quand il se sent morveux

Sans chercher à tout prix à racheter sa faute

Ou pleurer avec lui dès l’instant qu’il sanglote !

N’est-ce pas d’un Sauveur le plus joli cadeau

Que d’être aveugle et sourd et ne pas dire un mot ?

Seul exemple connu de sa catégorie,

Il a su nous montrer sans trop de théorie,

Ce que c’est qu’un Sauveur utile à son prochain,

Et comment il se doit de n’entreprendre rien !

Quel bonheur c’eût-été pour des tribus entières

Si, dans les temps anciens, ses célèbres confrères

Avaient eu le bon goût de suivre son chemin

Sans se croire obligé d'écrire un parchemin,

Puisque chacun jugeant, dès après la « visite »,

Plus sage de vaquer et de laisser sans suite

Tous ces commandements pour s’aimer entre-soi

Dans le cadre étriqué d'une univoque foi !

La somme de nos maux en eût été réduite

Et l’homme d’aujourd’hui, arrivant à la suite,

Et n'étant point tenu d'agir en calotin,

Vivrait en harmonie avec chaque voisin!

Inutile je crois d’en dire davantage

Pour montrer à quel point, de tous, un seul fut sage

Et nous aima vraiment, sans rien nous raconter

Et sans nous inonder de sa grande bonté !

S’il faut parachever ce récit authentique

Sur l’œuvre et le parcours de ce Sauveur unique,

Il convient d’ajouter qu’après avoir perçu

Sa retraite à taux plein et signé son reçu,

Il a posé son sac quelque part en Auvergne

Et vit paisiblement auprès de sa compagne

Avec le sentiment du devoir accompli

En n’ayant jamais mis aucune âme à son pli !

Et lorsque, par hasard, alors qu’il se promène,

S’il vient à rencontrer un marcheur à la peine,

Il ne faut point compter qu’il montre de la main

La vrai direction ou le juste chemin :

Il va le planter là tout en proie à son doute,

Et lui dire bon vent et bien féconde route !










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