Chapitre 7 - Nous sommes 28 millions de milliards à grouiller

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 Mes parents vivaient leur retraite à la campagne non pas dans leurs charentaises mais la bêche à la main. Des bourreaux de travail.

 Ils avaient vendu la maison de mon enfance pour me permettre de vivre mon idylle américaine loin de leurs yeux. Tant mieux. Il y avait trop de cadavres enterrés là-bas. C'était devenu une encyclopédie mortuaire, un cimetière animalier. C'est simple, mon ancien jardin était une véritable allégorie de la mort. Mes chiennes adorées, l'une noyée, l'autre cardiaque, la dernière, mon amie, empoisonnée par un bandit. Deux cochons d'Inde pestiférés. Deux poules ayant eu des soucis avec le proctologue. Des tourterelles bouffées par un chat. Un chat évidement écrasé. Des poissons rouges albinos Alzheimer. Des escargots broyés par la tondeuse. Un lapin torturé par mes soins. Mon enfance piétinée par mon arrogance.

 J'étais enfin seul avec mon roman. L'amour, les femmes, tout ça… je m'accordais une petite pause pour recharger les batteries. Oh, je gardais tout de même oeil et un lien sur/avec ma nouvelle correspondante des pays de l'Est ; je m'occuperais de cette affaire une fois mon œuvre accomplie.

 Lorsque la rémission sera totale.

 J'avais tout pour être heureux : un toit confortable, trois repas par jour à heures fixes, ma chambre et mes vêtements lavés et rangés, des parents dévoués, un ordinateur connecté à Internet, bref, des conditions idéales pour assouvir ma soif de succès.

 Faut-il vraiment en parler ? Mes parents… C'est délicat… Dans tous les bon romans, il parait que le narrateur tartine des pages sur ses parents, leurs passés, leurs problèmes d'alcool qui ressurgissent sur la progéniture, et tant d'autres délicatesses… Au risque d'imiter Salinger dans "l'attrape-cœur", je ne parlerai pas trop de mes parents.

 Mon problème, c'est la placide banalité de la vie de mes parents. Résumons brièvement : ma mère est obsédée par le poids des autres et par le gaspillage d'argent, c'est pourquoi elle dilue le MIR vaisselle dans de l'eau, qu'elle récupère les feuilles de poireau dans les poubelles si quelqu'un les coupe, qu'elle recycle mes vieilles chemises du collège pour sa propre garde-robe, qu'elle ne tire pas la chasse d'eau à chaque fois, qu'elle se lave à l'eau de pluie et encore bien d'autres joyeusetés dont je n'ai cure puisque nous parlons rarement.

 Comme tous les couples à la retraite, elle s'engueule avec mon père quotidiennement pour des broutilles qui tournent souvent autour de sa corpulence et des calories. Depuis des années, elle ressent une profonde amertume, un profond ressentiment envers lui. Elle ne le complimente plus, ne le remercie jamais. Ne l'embrasse pas. Je pense qu'elle ne l'aime plus. Mon père est un grand homme. Il possède une sagesse redoutable et laisse toujours couler l'orage. Il a un penchant pour le pastis et les alcools forts, qu'il boit en cachette malgré sa récente crise cardiaque. Aux États-Unis, je l'ai appris, on appelle ça "être alcoolique".

 Mon père et moi, nous avions de temps en temps des conversations philosophiques à faire pâlir Socrate même si la crise de la dette grecque aurait sans doute suffit à ce qu'il boive la ciguë une deuxième fois.

 La dernière en date. C'était l'été. Je me rendais vers la véranda en passant par la terrasse cimentée d'un pas léger, mon esprit rivé sur l'attente des réponses des éditeurs. Il me lança une énigme débile d'une voie hésitante et fatiguée, tel un sphinx alcoolique mononucléosé. Son haleine herbeuse et jaunie trahissait une descente récente, planqué dans le garage frais. J'avais mal au cœur. Mon immense fierté à son égard était la seule constante de ma vie. Ses petits yeux mi-clos, ses rides, son équilibre douteux, son froc défroqué… Lui, l'ancien militaire à la retraite, l'ancien cadre supérieur, avait déjà tout perdu. L'estime de sa femme, son boulot, la reconnaissance des autres, ses rêves sans doute. Il était plus à plaindre qu'un écrivain dépressif. N'importe qui était plus à plaindre que moi. La pitié qu'il commençait à m'inspirer me terrorisait. Le temps qui passe. La relativité de la vie est un médicament puissant. Ça faisait une éternité que je ne lisais plus la presse. Ça faisait une éternité que je n'avais plus contemplé un somalien affamé, une petite fille syrienne assise devant le cadavre de sa mère, des chiens cagneux à la S.P.A., un être vivant en souffrance. Mon obsession et ma dépression m'avaient éloigné du commun des mortels. Même des plus proches. J'avais oublié les différentes textures de cette fibre émotionnelle rare appelée "compassion". Ils avaient raison : la dépression, quel que soit son visage, ressemble à une sorcière égoïste.

 Mon père souriait en me voyant, comme à son habitude. Il m'interpella donc :

 — Pourquoi les vers de terre se suicident-ils ?

 — J'sais pas. On s'en fout, répondis-je rapidement en espérant éviter sa compagnie dans cet état.

 Cependant, il avait piqué ma curiosité.

 C'est Darwin qui, après avoir tué Dieu avec sa théorie de l'évolution, a réhabilité ces créatures en premier. Les vers de terre représentent 70% de la biomasse de la planète. Ils sont partout sous nos pieds, à raison d'environ 225 vers au m². C'est considérable. En faisant un calcul rapide, je me suis rendu compte plus tard qu'ils étaient environ 28 millions de milliards à grouiller dans la terre soit une proportion d'1 humain pour 4 millions de ces bestioles. Les vers de terre sont des créatures stupides. Guidés par je ne sais quel espoir, certains d'entre eux quittent l'humus doux et humide pour ramper sur le ciment froid de la terrasse et crever à quelques centimètres du mur de la maison. On a beau les prendre en main, les déplacer, les remettre dans leur terreau d'origine, rien n'y fait. Les vers de terre ont l'âme suicidaire. Ils pourraient contourner la maison ou bien creuser encore plus profondément pour passer dessous… Non. Pour atteindre leur but inconnu et illusoire, ils prennent le chemin le plus dangereux. Celui qui les met à nu, celui qui les rend vulnérable aux yeux des autres. Quelles stupides créatures ! Je ne sais pas ce qui les attire tant.

 — Les pauvres, ils sont si petits. J'ai pitié d'eux. Regarde celui-là…, montra mon père de son gros index.

 — Il est tout desséché, décrivis-je abruptement.

 — Mais il gigote encore. Il ne veut pas mourir on dirait.

 — S'il ne voulait pas mourir alors il ne fallait pas sortir de terre.

 — Il a besoin d'aide peut-être.

 — C'est ridicule.

 — Oui, t'as raison, fils.

 — Maintenant qu'il s'est condamné tout seul, il n'arrivera pas à faire machine arrière.

 — On peut toujours le sauver, le pauvre.

 Mon père prenait entre ses gros doigts ridés la petite créature mourante. Elle se tortilla d'un coup, encore, comme pour signaler sa présence. C'était bizarre. On aurait dit de l'espoir dans ses yeux inexistants. Le comportement de ce ver de terre était intrigant.

 — Il gesticule. Il te remercie, m'amusais-je.

 — Non, il veut que je lâche, l'ingrat. Il ne sait pas que je lui sauve la vie. Mais cette andouille ne voit pas que seul sur le ciment, on ne peut que faire attention à lui !

 Il l'aurait fait exprès ? Alors comme ça son suicide masquerait un désir de reconnaissance ? Tout ça prenait des tournures inattendues. Mais ce ver de terre philosophe me faisait oublier mon enthousiasme un moment. Merci papa.

 Quelques semaines plus tard, les premières réponses éditoriales fusèrent comme autant de sentences glaciales.

 Des réponses négatives.

 Toutes négatives. Proust aussi avait été rembarré à ses débuts ; tout comme lui je me mettais à la recherche du temps perdu. La seule explication plausible c'était que mon génie littéraire ne… ne…

 À quoi bon…

 Il fallait…

 Il fallait...

 Il fallait se rendre à l'évidence…

 S'ils m'avaient refusé le droit d'entrer au royaume des romanciers, au palace des auteurs célèbres, c'était pour une bonne raison.

 Mon roman n'était pas terminé, voilà tout ! Finalement, les maisons d'édition font bien leur travail. Allez. Hop… dans quelques semaines j'aurais achevé mon œuvre. Tiens ! Je l'enverrais même à Luc Besson pour en faire un film !

 C'est à cette époque que j'ai perdu contact avec mes deux derniers amis d'enfance. Je leur avais envoyé mon bébé. Ils l'avaient maltraité par leur jalousie via des e-mails aux simley assassins. Les traîtres. Plus tard, j'ai compris qu'ils étaient mes seuls vrais amis. La franchise fait mal.

 Écrire une fin, c'est difficile. On a toujours tendance à rallonger les choses pour paraître plus émouvant :

 « Kevin souriait avec toute son âme. Cependant, son allégresse alerta facilement tous les autres… Elle était déçue qu'il n'ait pas su résister plus longtemps mais tout ça n'avait plus d'importance quand elle se releva devant toute sa famille. Elle était fatiguée mais comblée. Ils avaient réussi ensemble. »

 Comme pour le début du roman, je pourrais établir un classement d'écueils actualisé en direct live. Je préfère m'attarder sur le fond, une fois n'est pas coutume (quelle expression géniale). Bien que le scénario du roman vous échappe (ainsi qu'à l'auteur), hors de son contexte, ce paragraphe ressemble à un récit érotique incestueux mal écrit prouvant que le héros a visiblement des problèmes d'endurance. Mais comme elle était comblée, et qu'ils avaient réussi alors pourquoi s'inquiéter ?

 Rien n'est à jeter.

 Quelle excitation.

 C'était terminé ! Un peu de fignolage, de rafistolage verbal et quelques métaphores bien senties… Voilà ! Enfin ! Il ne me restait plus qu'à renvoyer le tout, et attendre les félicitations…

 Sans rire. Maintenant complètement terminé, ce premier tome est considérablement supérieur à Harry Potter.

 728 pages de pur bonheur. Sans bouger mes fesses d’un fauteuil confortable.

 La tragédie de la médiocrité. On ne devient ni Chateaubriand, ni Flaubert sans avoir pris goût aux voyages. Il me vient l’envie de faire des comparaisons post-mortem avec les deux extraits suivants. Prenez le temps de les lire. Respirez un instant. Contemplez ce paradis de la langue française. Et pardonnez-moi mes offenses.

Je ne sais que le rêve et je ne peux vous dire cette suprême mélancolie du voyage que le sillon du navire doit vous laisser dans l’âme ; je n’ai pas vu des cieux plus roses luire sur des feuilles plus larges, ni firmament plus étincelant se mirer dans des mers plus bleues ; il doit être doux, quand la nuit est venue, de savourer la paix du vieil Océan qui dort, d’écouter la poulie crier, la voile retomber, l’horizon bourdonner. Verrai-je jamais la lune qui brille au haut des voiles ? Les cordages qui font leur ombre sur le pont ? Et le soleil qui sort des flots secouant à l’air la crinière de ses rayons ?

Gustave Flaubert – L’Éducation sentimentale – 1869.

Il n'est sorti de la mer qu'une aurore ébauchée et sans sourire. La transformation des ténèbres en lumière, avec ses changeantes merveilles, son aphonie et sa mélodie, ses étoiles éteintes tour à tour dans l'or et les roses du matin, ne s'est point opérée. Quatre ou cinq barques serraient le vent à la côte ; un grand vaisseau disparaissait à l'horizon. Des mouettes posées, marquetaient en troupe la plage mouillée ; quelques-unes volaient pesamment au-dessus de la houle du large. Le reflux avait laissé le dessin de ses arceaux concentriques sur la grève. Le sable guirlandé de fucus, était ridé par chaque flot, comme un front sur lequel le temps a passé. La lame déroutante enchaînait ses festons blancs à la rive abandonnée.

J'adressai des paroles d'amour aux vagues, mes compagnes : ainsi que de jeunes filles se tenant par la main dans une ronde, elles m'avaient entouré à ma naissance. Je caressai ces berceuses de ma couche ; je plongeai mes mains dans la mer ; je portai à ma bouche son eau sacrée, sans en sentir l'amertume : puis je me promenai au limbe des flots, écoutant leur bruit dolent, familier et doux à mon oreille. Je remplissais mes poches de coquillages dont les Vénitiennes se font des colliers. Souvent je m'arrêtais pour contempler l'immensité pélagienne avec des yeux attendris. Un mat, un nuage, c'était assez pour réveiller mes souvenirs.

François-René de Chateaubriand – Mémoires d’outre-tombe – 1850.

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