Chapitre 5 - Tout juste bon pour se torcher le cul ?

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 Comme tous les grands auteurs, j'ai laissé ma plume guider son sacrement. En l'occurrence, mes doigts tapoter sur du plastique, frénétiquement.

 « Une indéfinissable douleur doublée de la plus grande soif de découverte draguait chaque pas d'un jeune homme dénommé Kevin Laffont. »

 Dès le premier paragraphe j'étais conquis.

 « Putain, je suis bon, quand même ! »

 « Quand je pense qu'on publie toutes ces merdes… »

 « Franchement, on n’a jamais vu ça. »

 Voici le classement des écueils que j'incorpore à ma fine analyse, là, maintenant, bien que le héros que j'étais n'aurait jamais pu les lister à cause d'un narcissisme cancéreux en phase terminale.

Écueil N°4 - Je n'avais jamais rien lu digne de ce nom pour établir un point de référence.

Écueil N°3 - Ce n'est pas nécessairement cool de juxtaposer des phrases sans verbes. Pas cool. Sans talent. Le vent auprès de mon cœur.

Écueil N°2 - De même, on n'atteint pas toujours la classe de Racine dans Andromaque avec des allitérations : « Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ? ». Ils ne sont pas à moi.

Écueil N°1 - Si votre héros masculin porte un nom ressemblant à celui d'une maison d'édition célèbre, ça ne signifie pas que cet éditeur va vous dérouler le tapis rouge, ni vous ouvrir les portes de son coffre fort bien garni.

 Malheureusement, en m'améliorant, j'ai pris conscience de ces faiblesses et je les ai corrigées dans la version finale. Reste cependant la toute première version endormie dans un tiroir. Profitons-en. Apprécions ensemble mes méfaits, car je vous rappelle que mon roman fantastique/fantasy existe vraiment. Vous détenez un livre quantique, vous vous souvenez ?

 Mon personnage principal féminin me faisait rêver. Comme tous les grands romanciers, je suis donc enfin tombé amoureux de l'héroïne. C'est certain ; je progresse à grands pas vers le succès. Aidé par ma dépression infectieuse latente, le profil du futur grand.

 Une heure du matin. Le temps pour moi de terminer ma phrase et prendre un peu de repos. La journée sera éreintante et stressante. Avant même de me confronter à la vie extérieure, mon agoraphobie compresse mon cœur toute la nuit. Le lendemain, je me réfugie dans ma voiture. Le monde extérieur ne pourra plus m'atteindre pendant 50 minutes.

 Puis j'arrivais fatalement.

 Il me fallait ensuite éviter les regards, surtout ceux des gens différents. Tout comme eux, j'avais peur de leurs pensées. J'avais peur de cette citée grouillante. De leurs religions ostentatoires (ou ostensibles, je ne sais plus désormais), de leurs façons de parler, de leurs misères, de leurs richesses. L'école était entourée d'HLM. Pour quelqu'un qui a passé sa vie dans une agréable maison en zone périurbaine, au milieu d'une monoéthnie blanche et catholique, le contraste est angoissant. Le jeune prof étant une matière périssable très bon marché, aucune préparation spécifique n'est à déplorer dans cette situation. De toute façon, ce ne serait pas politiquement correct de mettre en place des séminaires autour du thème : "Jeunes profs racistes face aux dangers des cités. Comment s'adapter ?". Comme toujours, l'hypocrisie et l'ignorance sont mes seuls boucliers.

 Je me réfugiais le plus vite possible dans ma salle de classe encore vide. Il fallait éviter mes collègues. Dire bonjour c'était déjà se découvrir et risquer les moqueries. Avoir une si piètre estime de soi devrait être interdit. Ce devrait être éliminatoire à n'importe quel concours. Mes collègues étaient tous de potentiels traîtres. Je ne connaissais toujours pas leurs prénoms. Ils se ressemblaient tous. Une masse gauchiste aux relents de café froid. Inévitablement, l'enseignante confiante, souriante, heureuse de sa situation, me saluait avec ce mépris fantasmé par mon cerveau malade. Elle était agréablement soumise au système scolaire, à l'administration, à Lucifer l'Inspecteur, aux glousseries des récréations et aux petits mots superficiels.

 Et là, elle me héla :

 — Bonjour. Ça va malgré la pluie ?

 — (non connasse, il pleut, on se pèle et ma femme a parlé à mon imagination toute la nuit en se tripotant) Salut X, ça va très bien, merci beaucoup. C'est vrai qu'on n'a pas de chance avec le temps aujourd'hui.

 — Et en plus, avec mes élèves, on a sport à 10h au gymnase.

 — (si tu savais comme je m'en fous) Oh, mince… Comment tu vas faire. Tu vas marcher jusque là-bas sous la pluie ?

 — J'ai demandé aux mamans d'apporter des parapluies alors ça ira.

 — (incroyable une telle anticipation. T'es qui ? Miss météo ?) D'accord, c'est bien ça.

 — Au fait, tu as lu la circulaire Y. Il faut la lire, en faire une photocop', la signer, la remettre à Z et faire une note aux parents.

 — (putain, c'est quoi encore cette circulaire merdique. J'ai pas assez de la conseillère pédagogique cet après-midi pour me massacrer) Heu… la circulaire Y ? Ah, oui…

 — Tu n'étais pas là à midi hier. On en a parlé pourtant. Elle est affichée dans la salle des profs.

 — (si je n’étais pas là à midi, c'est pour ne pas me couper les veines dans les chiottes des CM2. Je passe déjà 80% de ma vie dans cette école, faut que je décompresse à midi) Ok, merci.

 — Il faut aussi que tu préviennes pour la grève. Pour le service minimum.

 — Ouais, mais de toute façon je fais pas grève.

 — Il faut prévenir quand même. On a une réunion pédagogique de cycle ce soir. Tu as pensé à apporter les fiches de sciences ?

 — (mais bordel, t'as pas de vie en dehors de l'école ? Je ne sais même pas ce que c'est ! ) Heu, oui, c'est bon.

 — Bon, j'ai des photocopies à faire. Ah, j'oubliais… la mère de Kevin est passée hier soir, elle avait l'air furieuse.

 — (oh, merde, encore cette illuminée, Noël est passé, poufiasse…) Oh, encore… Mais il a arrêté de se battre avec Marjolaine pourtant.

 — Non, c'est pas pour ça. Apparemment tu as écrit en rouge dans son bulletin du dernier trimestre.

 — Et alors ?

 — Bah, ça se fait pas, c'est tout.

 — (on tue des gens pour moins que ça dans d'autres pays) …

DRIIIIIIIING

 — Oh, t'es de service ? C'est l'heure.

 — (quelle poisse, j'ai pas eu le temps de préparer la séance de Math et de Grammaire de ce matin à cause d'elle ! On est reparti pour de l'impro…) Oui, j'y vais.

 — Bonne matinée !

 — (crève) Merci, à toi aussi.

 Cette conversation est un archétype assez proche de ma réalité quotidienne à 8h10. C'est la même chose à 10h30, à 13h30, à 15h30 et à 17h00 quand je croise des collègues volubiles, bienheureux et bien-portants. Je sais qu'ils me détestent tous. Je sais qu'ils rient de moi en douce. La paranoïa est une façon comme une autre de dire bonjour dans notre société.

 Lorsque je parviens à les éviter, la classe vide se charge d'égrener les dernières minutes. Assis à mon bureau qui ressemble à un souk d'Alger – comme quoi l'adaptation fut finalement rapide – j'attendais pendant 20 minutes. L'acidité de mon estomac, l'odeur de la javel, les traces de craie restées sur le tableau, la grisaille éternelle du temps. La fatigue.

 La cloche sonne, le stress grimpe… quels problèmes vais-je devoir régler, quels incendies vais-je devoir éteindre ? C'est une formation de pompier que chaque jeune prof devrait suivre, pas des cours magistraux à l'université.

 Contre l'avis général des gentils lecteurs, les descriptions de mon travail devant les élèves ne seront pas développées. On pourrait pourtant écrire un roman magnifique. Mais on pourrait aussi faire de la prison pour moins que ça. Je ne suis pas assez vieux ni assez célèbre pour commencer. Mais c'est un gisement de pétrole si abondant qu'il pourrait dégraisser n'importe quel mammouth. La loi du silence. La vérité d'une réalité pourtant implacable et fréquente. J'arrête là. Mon troisième roman est déjà un succès. Éditeurs, à vos téléphones.

 Midi. Ma voiture. Mon refuge. Je vais dépenser 1% de mon salaire pour survivre. 14 euros au Quick de Boval. La radio allumée, la junk food pénètre mon esprit et apaise mes tourments. Ça me rappelle un peu l'Amérique. Je suis enfin seul sur un parking dégueulasse.

 Je connaissais le menu par cœur, ainsi que le tableau des calories :

 Le "Quick'n Toast" avait le taux d'acide gras saturé le plus élevé avec 14g. Le "Suprême Cheese" envoyait près de 750 calories. Ma préférence allait pour le "Long Chicken", plus sobre. J'en commandais deux pour compenser.

 Parfois j'appelais mon père. Je fermais les yeux. Nous parlions de l'air du temps, de l'Ile de Ré, des marées, des marais, de mon enfance et des vacances à Ars-en-Ré, terre de mes ancêtres. Sa voix grave me transportait dans mon Pays. Xynthia n'était pas encore une catastrophe mais un modèle de voiture Citroën. J'imaginais la digue de la vieille grange, encore intacte, encore insouciante, l'estran dégagée, les petits trous d'eau où j'allais attraper les crabes et les crevettes. Le varech à l'odeur si repoussante pour les touristes. Pas pour moi. Le vent iodé dans mes cheveux, les algues séchées sur le sable, un ciel coléreux, les puces de mer, l'océan à perte de vue et au loin l'Amérique. Les beignets au chocolat décongelés des vendeurs ambulants. Un goût de prune dans ma bouche pendant la sieste à Trousse Chemise, le marché d'Ars et ses melons sucrés. Le manège de Monsieur Donin, la baleine bleue que j'avais attrapée pour un tour gratuit, au risque de me fracturer le crâne. Les chansons de Carlos dans la voiture. Les glaces en marchant jusqu'à l'école de voile, St Martin et ses lumières enivrantes, les chichis, les pommes de terre, le feu d'artifice qui explosait à quelques mètres de nous, sur les remparts Vauban de la citadelle. Mon père qui m'obligeait à reculer parce que c'était trop dangereux. Le Boutillon, la Conche, la pêche à la pigouille, ma première sole embrochée à 6 ans. Les anguilles gluantes cachées sous les rochers, les hot-dog ketchup du Bois-Plage, le PMU enfumé de la Couarde, les vagues légendaires du Lizay, ma petite planche de bodyboard et mon courage pour les affronter, mon père qui s'inquiétait pour moi. Notre maison, les portraits en noir et blanc de nos ancêtres, mon espionnage quotidien du haut des escaliers pendant que tout le monde prenait le petit-déjeuner, "Hélène et les garçons" le soir, notre voisin Marius qui divulguait les bons coins de pêche dans les marais salants, les balades à vélo, la quiétude des marais, les marais salants… Notre pêche miraculeuse avec mon père aux écluses, la légende des écluses ouvertes par un ami mythomane, ma mère nue et heureuse devant les blockhaus, le soleil apaisant, la fatigue de la journée, "Secret of Mana" sur Super Nintendo, "La piste de Xapatan" sur Antenne 2, le virage de Foirouse, les couteaux, les coques, la pêche à pieds, les courant du fiers d'Ars dans lesquels je plongeais. Le banc des boucherons, les filles aux seins nus, la station d'épuration à coté de ma cabane, l'église St Etienne, mes parents heureux, les champs de salicorne, les lucioles sur la route de la grange, les immortelles, mon Pays, le paysage du bonheur. Ces souvenirs me prenaient à la gorge en formant un immense puzzle que je n'arrivais pas à reconstituer. Puis l'heure du retour à la réalité approchait. Je terminais mes frites graisseuses. L'angoisse encore. Aurais-je dû faire comme les autres ?

Le soir encore

Le spectre nymphomane U.S.

Et ma nuit pour écrire.

 Ce sont des Haïkus que Bashô lui-même ne renierait pas. Un perpétuel recommencement.

 Neuf mois pour accoucher.

 Après avoir terminé les trente quatre premiers chapitres de mon premier roman fantastique, je décidais unilatéralement qu'il était déjà supérieur à Harry Potter et que, dans ce cas-là, je pouvais déjà l'envoyer aux prestigieux éditeurs parisiens.

 Constatez plutôt la puissance des dernières lignes, encore une fois, on n'a jamais vu ça. Soyez complaisant, j'étais jeune et insouciant.

 « Les deux hommes abandonnaient leurs dernières ressources mentales et physiques. Ils s'abandonnaient dans une folle abnégation où leur courage et leurs idéaux transcendaient le temps et l'espace, dans une explosion continuelle blanche et bleue. Les deux adversaires comprirent que la fin de non retour approchait à grand pas. Une lumière fragile, originelle, généreuse et une chaleur glaciale, intemporelle, envoûtante se marièrent somptueusement sur la plage déchiquetée. »

 Malgré les apparences, il n'y a aucun sens déviant caché, rassurez-vous.

 Il n'y a rien de plus agaçant qu'un auteur qui se regarde écrire. Tant pis. Retenons une thèse principale, pour la postérité ou les facultés de lettres : abondance de bien nuit. On devrait autoriser le port d'arme uniquement aux plus méritants. Les beaux adjectifs frivoles et aguicheurs ou les subtils adverbes charmant et pédant possèdent malheureusement et inévitablement un incroyable et imprévisible potentiel destructeur insoupçonné. Autrement dit : les adjectifs sont des armes de destruction massive entre de mauvaises mains.

 C'était loin d'être mon avis initial bien sûr. Les éditeurs aimeraient.

 Mais avant, je devais pavoiser devant ma famille. Je devais faire comme tout le monde : exhiber ma particularité d'écrivain. Afficher mon talent, ma supériorité. Ma soif de reconnaissance allait enfin être satisfaite. J'envoyais alors une copie à mes demi-frères et à mes parents. Ma femme n'avait malheureusement pas le temps pour ça.

 Moi, j'avais rêvé de ce moment-là si souvent ; Thierry Ardisson citant le nom de mon livre, puis mon propre nom, sous les applaudissements du public enthousiaste. Mais l'arrogance reste agréable tant que personne ne parle.

 Quelques semaines plus tard. Des éloges funestes propulsaient mes ambitions vers le cosmos. À cette époque, je ne savais pas que l'ambition était le dernier refuge de l'échec (ne cherchez pas, c'est la même citation utilisée à un chapitre précédent, le recyclage est à la mode alors pourquoi se priver). Et puis les gens de notre entourage sont si sincères.

 Un soir comme tous les autres.

 — J'ai parlé avec la femme de Franck sur Internet.

 Tiens, ma femme me parle. Langue de vipère.

 — Oui, ah bon, et alors ? jetai-je de ma voix suave et véloce comme une mobylette.

 J'avais tendance à parler trop vite.

 — Elle m'a dit un truc que ton frère lui a dit. Il a dit que ton livre était tout juste bon pour se torcher le cul.

 Son accent américain insiste bizarrement sur le mot "cul".

 — Ah…

 Malheureusement, il me suffisait d'ignorer mon frère pour toujours pour que cet incident ne soit jamais arrivé. C'est un vieux. Il a toujours eu des goûts de chiotte de toute façon.

 — Et toi, tu en penses quoi de mon roman ?

 — J'ai lu que le début mais c'est bien.

 Elle se retourna et pianota sur son clavier en m'ignorant pour le reste de la semaine. Si un fan d'Harry Potter trouvait ça bien alors les éditeurs allaient affluer comme des mouches sur de la merde… Cependant, il ne faut jamais croire un fan d'Harry Potter quand ce fan est votre femme et qu'elle vous trompe avec autant de talent.

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