Chapitre 3 - L'Education Nationale est en dépression et vice-versa

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 J'ai réussi le concours du CRPE facilement. Je suis "instituteur" désormais, "professeur des écoles". Encore un autre enseignant. Un choix de carrière motivé par le besoin d'émancipation parentale. Se planquer dans les 10 m² de ma chambre, chez mes parents, nous conduisait inévitablement à la rupture. Nous voici donc en région parisienne. Je vais faire un métier passionnant, en compagnie d'enfants qui me ressemblent un peu. Naïfs. Innocents.

 L'illumination littéraire m'est apparue en même temps que la désillusion professorale.

 J'ai sombré dans une profonde mélancolie. Loin de ma terre natale, loin de mes idéaux amoureux, proche de la turpitude des engueulades quotidiennes, trop proche de la réalité, trop proche du bonheur.

 Conscrit dans un 38 m² de banlieue, sombre et humide, ma femme, libérée du carcan protecteur de mes parents, commença son entreprise de débauche et de tromperie. Seule à l'appartement toute la journée, le temps ne manquait pas pour repérer ses futures victimes sur Internet. Ma naïveté navrante était un gage de réussite absolue.

 Le boulot de prof n'est qu'une chimère. Seuls les élèves ne nous déçoivent jamais. Certains parents, par contre, n'hésiteront pas à vous embrocher les tripes si leur gamin a le moindre problème. Le jeune prof est une personne que l'on peut jeter aux ordures. Il y en a tellement.

 Dans la salle de classe, il est 17h08. Les autres élèves sont rentrés chez eux. Je fais des heures supplémentaires non payés, comme tous les soirs. Cette mère est particulièrement agressive :

 — Hichem a donc caché des avions en papier dans son bureau et vous l'avez laissé faire ?

 — Heu…

 — Je constate que mon fils n'a pas fait ses exercices de Mathématiques et, qu'en plus, il joue en classe. Vous vous rendez compte de la gravité de la situation ?

 — Il a pourtant de bons résultats et…

 — Non mais arrêtez ! Je vais devoir alerter l'Inspecteur d'Académie si ça continue. Et toi ! Tu m'as menti, Hichem, dis-moi la vérité ou tu t'en prends une ! Je ne rigole pas maintenant !

 Le petit gringalet sourit laconiquement. Il se prend une baffe monstrueuse à alerter les services sociaux à des kilomètres à la ronde. La mère est hystérique. Elle déverse toute la haine qu'elle me voue vers son fils. Moi, je suis un mauvais professeur parce que son fils ne fait rien en classe. Allez expliquer à cette folle qu'il est mon meilleur élève mais que, simplement, le système scolaire m'interdit de lui éviter de s'ennuyer. Évidemment que je sais qu'il passe son temps à dessiner et à fabriquer des avions en papier. J'ai fait la même chose à son âge. Ce petit n'a pas besoin de moi. Il a deux ans d'avance sur le reste de la classe. Mais ça, la mère ne peut l'accepter. Ce qu'elle oublie, c'est que parmi les 32 enfants dont j'ai la charge, il y a 31 autres cas différents à gérer. Sur un double niveau en ZEP, Monsieur le Ministre de l'Éducation Nationale, qui que vous soyez, qu'importe les époques, ma mission de service publique est IMPOSSIBLE à réaliser. Mon métier se cantonne en une sorte de missionnaire flicard qui gère le niveau sonore en permanence pour ne pas rester sourd à la retraite. Comment voulez-vous demander de la concentration à une moitié de classe pendant que l'autre tente d'écouter la leçon en cours ? Vous pouvez mettre en place toutes les pédagogies de France et de Navarre, seuls quelques profs héroïques, élus des Dieux, possèdent le charisme, la patience, la volonté et le sacrifice nécessaires pour sauver ces gamins. Les jeunes profs essayent simplement de survivre sous les critiques accablantes de certains parents et le regard inquisiteur des supérieurs hiérarchiques. Car nous sommes dans une jungle où seuls les plus féroces survivent quelques temps aux attaques des lions. Avant de démissionner, admettre que leur vie ne sera qu'une longue agonie, ou bien s'immoler par le feu dans la cour de récréation.

 Le boulot de prof est un sale boulot. Il épuise votre énergie vitale, votre joie de vivre, votre concentration, vos idéaux. Le jeune prof est une jeune prostituée dont le mac habite l'Inspection Académique. On est traîné sur les trottoirs "zépisants" de quartiers décolorés sans pouvoir protester. Le jeune prof n'a pas son mot à dire. Il est payé pour ça. Quels que soient ses talents, ses ambitions, ses angoisses, il se doit d'obéir à la toute puissante hiérarchie. Il se doit de donner son corps comme un bout de viande saignant, dans des écoles ressemblant davantage à des zoos. Ce métier, quand on le quitte, seule une cure de désintoxication permet d'en parler avec lucidité. Mes collègues et moi sommes englués dans un système pernicieux ; la Propagande Académique nous fait tous penser que nos conditions de vie dans la cage sont d'une normalité absolue. Pire, nous sommes des privilégiés. Ils insèrent la graine de la culpabilité dans nos cerveaux lessivés pour nous contraindre à rester. La seule issue du jeune prof est de collaborer, de laisser les hauts gradés introduire leur subversion et leur contrôle de dominant afin de le transformer en machine. Le jeune prof est comme le jeune soldat nazi. Il ne peut plus penser. Il a vendu sa conscience au diable pour ne plus souffrir devant les paroles du guide en costume cravate.

 L'Inspecteur.

 Inspecteur… ce mot est si bien choisi. La moindre erreur devant les élèves se conclut par un effroyable regard. Ce type de regard qui vous poignarde le cœur en pleine phrase. Ce regard mitrailleur qui impose votre soumission totale pour espérer la grâce avant la condamnation à mort irrémédiable de l'entretien pédagogique.

 Dans ce monde hiérarchisé, les Inspecteurs comptent à leurs ordres une armée de conseillers pédagogiques, sorte de sorcières membres de l'inquisition dont le seul but est de se délecter de votre lâcheté et de vos faiblesses. La conseillère pédagogique prend son pied à vous faire comprendre votre infériorité chronique.

 Je suis persuadé que certain(e)s (l'écriture inclusive n'existait pas encore à cette époque) sont bienveillant(e)s pourtant. Mais je n'avais jamais rencontré cette espèce rare.

 Un autre jour, le soir, dans ma classe d'école. La sorcière prononce les venimeuses incantations :

 — Monsieur Veneur… Avez-vous conscience de la médiocrité de votre intervention devant les élèves ? Vous n'aviez pas préparé le cours d'Anglais, je me trompe ?

 Là, il n'y a qu'une attitude à avoir : baisser les yeux et laisser le venin agir. Et puis, il faut prononcer la phrase qu'elle est venue chasser. Cette phrase qui lui procure un plaisir malsain, dans un sourire calculateur et dominateur. Comme pour l'inspection, l'entretien est une séance de sado-masochisme.

 — Vous avez raison. Je n'ai pas assez travaillé ce cours d'Anglais. Je n'ai pas fait de fiches de préparation. Je n'ai aucune excuse devant ma négligence (là, je pense au plus profond de mon amour propre : Mécréante ! Si tu savais le mal de chien que je me donne tous les soirs après une heure de bouchons, jusqu'à minuit, pour corriger les copies, mettre en place les évaluations nationales, imprimer les formulaires de demande de participation au tournoi de handball municipal, rédiger les 299 fiches de préparation inutiles que tu me soules à refaire pour apprendre mon métier. Moi, brûlé sur le bûcher, je te maudis sur sept générations !).

 Car il faut savoir que ces fameuses fiches de préparation doivent concerner chaque leçon, chaque matière enseignée. Il faut y consigner chaque fait et geste des élèves, leurs attitudes prévisibles ainsi que les réponses apportées par le maître. Il faut noircir une feuille de prédictions pédagogiques en accord avec les compétences que l'Éducation Nationale nous oblige à inculquer.

 Ces fiches ne servent qu'à détruire la forêt amazonienne.

 Elles sont aussi inutiles et vaines qu'allumer une bougie avec de l'eau. Mais allons plus loin dans les détails. Chaque fiche prend en moyenne cinquante minutes à réaliser. Il y a en moyenne 6 séances d'apprentissage dans une journée d'école. Même avec la volonté et les pouvoirs divins de Jean Paul II, c'est impossible. Il faudrait sacrifier chaque soirée et une partie de son sommeil pour remplir ces putains de fiches. Elles représentent pourtant cette inébranlable soumission du jeune prof qu'on accable de paperasse. Il s'en retourne devant ses élèves, fatigué, aigri, stressé, déprimé, suicidaire parfois… Il suffit que ses relations sentimentales soient aussi sombres et effrayantes que le plateau de Gorgoroth dans le Mordor pour qu'il choisisse le côté obscur de la force (combinaison de références improbable mais géniale, selon moi).

 Néanmoins, depuis toujours, depuis que les légendes font les légendes, certains trouvent le courage de s'opposer aux tyrans. Ils puisent dans leur cœur le peu d'innocence qu'il leur reste pour entrer en résistance face à l'oppresseur. Ce fut mon cas.

 Les représailles furent sanglantes.

 — Monsieur Veneur, vous êtes très désorganisé. Dites-moi, vous ne travaillez pas chez vous. Vous ne préparez pas vos séances, n'est-ce pas ?

 Le ton faussement amical est des plus détestables. Elle me toise. Elle me dévisage. Elle me déshabille, viole ma confiance en moi. Mon amour propre est lynché. Elle surplombe la scène comme un rapace. Un tic bref vient lui donner un air de suzeraine.

 Je proteste :

 — Mais… c'est injuste ! Je parle anglais couramment, je dois faire plus d'une heure de route chaque jour. Il y a les réunions, les problèmes avec les parents. Même des menaces… J'essaye vraiment de faire de mon mieux. Et juste parce qu'une fois j'improvise correctement une séance… Pourtant c'était pas si mal… Je sais plus quoi faire… Donc je suis une merde c'est ça ? Je…

 — Bien. Visiblement il est inutile de poursuivre cette discussion. Vous n'êtes pas réceptif et vous vous énervez. Je suis désolée mais je vais devoir faire remonter tout ça.

 — Faites ce que vous devez faire… (si j'avais eu plus de répartie, je lui aurais dit qu'elle pouvait tout aussi bien faire remonter mes c...)

 Je stresse encore plus qu'un condamné dans le couloir de la mort. Si le purgatoire existe, il doit être rempli de profs. Mais je jubile également. Je fais partie de ces héros anonymes dont on ne parlera jamais. Je suis de la race de ceux qui ont ouvert leur gueule devant l'armée des grognasses qui pensent détenir la Vérité Pédagogique inscrite dans les 11 commandements. J'ai quitté ce monde d'hypocrites. Je sais que je vais avoir de gros problèmes. Quel con. Au lieu de lui lécher le cul comme tous les autres, d'attendre sagement mon traitement mensuel en travestissant ma propre estime et ma liberté, au lieu de connaître une vie d'angoissé soumis, une vie de pute, au lieu de laisser le système créer des profs dépressifs et des élèves en échec permanent, moi, j'ai ouvert ma gueule.

 Elle quitte la salle de classe, quelque peu choquée qu'un résistant ait pu saboter son entreprise de démolition. C'était sûrement sa première fois. Je l'ai dépucelée avec douleur. Ma douleur. La convocation chez Lucifer ne tarde pas, après des vacances d'un Noël pourri.

 L'Inspecteur Académique est bien trop puissant. C'est un Seigneur des ténèbres contre lequel personne ne peut lutter. Il possède la loi et les mots pour me faire comprendre que ma traîtrise ne restera pas impunie. Même le syndicaliste du coin baisse son regard en souriant nerveusement. Mais ça y est, je progresse. Je suis fiché ! Je me singularise une nouvelle fois.

 Maintenant que l'illumination m'est apparue, maintenant que je connais mon destin, celui d'écrivain reconnu, je dois me féliciter de ma perversion administrative. Je suis l'homme à abattre. Je vais être surveillé. J'arbore progressivement le look de l'écrivain rebelle à la Hunter S. Thomson. Il ne manque plus que la drogue et les femmes. Après mes échecs juvéniles, j'ai sûrement droit à une seconde chance dans ces domaines-là ! Cependant, mes récents déboires professionnels sont difficiles à avaler pour le pseudo puritain que je suis. C'est un échec moral. Avec celui de mon mariage, j'ai des raisons d'espérer accéder à la célébrité un jour. Et pendant que ma "belle Américaine" se frotte aux raclures françaises en mal de coups faciles, en prenant un pied énorme à tromper un looser comme moi, eh bien, moi, je me réfugie dans ma dernière demeure : mon imagination. L'écriture. Avec suffisamment de volonté, je vais pondre un chef-d'œuvre de 3000 pages digne de Tolstoï et Tolkien réunis. Bof, ce n'est pas si difficile d'écrire après tout. Ma vie bête à en crever me donne une bien heureuse opportunité.

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