Prologue

6 minutes de lecture

 Devenez ce que vous êtes.

 C'était le slogan d'une pub Lacoste de 1998 que je venais de lire dans la revue GEO du mois de Février. On y voyait une sorte d'aventurier, debout sur une pagode, de dos, torse nu, les bras écartés offerts vers l'horizon forestier et montagneux d'un pays asiatique quelconque. Le message était clair. Ce type avait donc l'âme d'un aventurier. Il vivait sans doute dans un cinq pièces à Neuilly, emmerdé par son boulot, sa vie, ses gosses et son fric, perclus dans une morosité évidente. Mais il avait l'âme d'un aventurier puisque la marque en question le transformait en un Indiana Jones thaïlandais, laotien ou cambodgien. Pour réaliser ses rêves, pour enfin connaître le bonheur, il fallait qu'il consomme du Lacoste. En un mot, pour quitter sa vie étouffante et banale, il devait poursuivre ses rêves. Dans son cas, le bonheur suprême avait un prix. Cette publicité portait une idée simple et facile à suivre. Une idée vénérant la consommation à outrance mais une idée qui a fait son chemin dans mon esprit : pour ne plus être n'importe qui, je ferais n'importe quoi. À n'importe quel prix. Même celui d'un polo Lacoste. Je devais réaliser mes rêves pour trouver mon bonheur utopique.

 La quête du bonheur. Quel sujet parfait pour devenir un romancier célèbre.

 « L'homme n'est pas une créature destinée au bonheur. Il est confronté à cette angoisse qui n'existe pas chez l'animal : la conscience du futur. Et plus encore, celle de la mort. »

 Foutaises ! Moi, simple homme bedonnant, misanthrope cherchant l'admiration des autres, comme tant de ma race, je ne partage pas du tout ces propos d'Anthony Burgess. Au lieu de rouler des oranges mécaniques pour se persuader que l'homme est fondamentalement mauvais, il aurait mieux fait d'en percer quelques unes avec des clous de girofle pour façonner de petits cochons sur pattes. L'utilité olfactive du geste aurait mérité mon respect. C'est navrant. Quoi qu'il arrive, il ne m'en voudra pas. Tout d'abord parce qu'il est mort. Ensuite, parce que les paroles d'un inconnu frustré et dépressif n'ont jamais dépassé les frontières de ses propres toilettes. Enfin, les seuls talents du médiocre humain que je suis ne correspondent pas aux critères de sélection de mes fabuleux concitoyens. Surtout ceux qui choisissent. Ceux dont le bonheur se conjugue avec le pouvoir.

 Je serai insistant au risque de paraître prophétisant. De toute façon, quelqu'un a dit qu'une prophétie était le trait d'esprit d'un fou. Fou ? Soit. Au moins les fous ont perdu la contrainte du bonheur imposé. Au moins, ils ne se sentent pas coupables en cherchant Vladimir Nabokov sur Wikipedia pour paraître plus érudit. Quelle futilité de notre temps ; la connaissance est à porté de tous. Le bonheur aussi. Bref, soyons insistant et prophétisant : lorsque l'enfance est terminée, le conformisme sociétal et le marasme médiatico-politique perpétuel a transformé ce putain de futur angoissant à la Burgess, en une sinistre prison qui pue le bonheur. Comme n'importe quel fou, je fais évidemment de mon cas personnel une généralité pour adoucir ma douleur. Or, n'en déplaise à Anthony Burgess, la conscience du futur est enfin la seule chose qui me reste.

 Bonheur… Mais quel bonheur ? Bonheur éphémère, bonheur de croisière, bonheur de riche, bonheur de pauvre, bonheur de salaud, bonheur de mère, bonheur d'alcoolique, bonheur de chrétien… mais par tous les saints, cette finalité du bonheur est pourtant facile à atteindre ! Tous, bretons, coréens, chiens, journalistes, clodos, professeurs… notre destin nous apporte du bonheur. Le bonheur ? Quelle commune banalité ! Quelle rareté égoïste et illusoire ! Quelle quête sournoise ! Quel objectif abject pour ceux qui vivent avec lui au quotidien. Le bonheur est si présent que plus personne ne l'aperçoit quant il sort les poubelles ou qu'il détruit le cancer. Le bonheur c'est tout. Le bonheur c'est une chanson de Brassens, un but de Zidane. Le bonheur n'est plus qu'un prétexte pour voter à gauche. Le bonheur n'est qu'une prostituée que n'importe qui peut se payer.

 Faut-il prendre le risque de citations faciles avant même que mon histoire ne débute ? Tant pis si je passe pour un intello hypocrite, je me fondrais enfin dans la masse. Lui, je l'ai lu pourtant : Kafka est un sacré optimiste ; le bonheur supprime la vieillesse ? Je ne sais pas s'il ralentit l'apparition de mes rides mais le bonheur me faisait vomir. L'aversion que j'avais construite pour le mien grandissait exponentiellement avec celui des autres, surtout s'ils m'étaient proches, les enfoirés…

 Les causes fondamentales de cette angoisse permanente ne se retrouvent ni dans l'appréhension du futur, ni dans celle de la mort. Bien au contraire. Le problème c'est le passé, plus encore le présent. Le problème c'est la vie. L'angoisse de la vie est infiniment plus invivable que l'angoisse de la mort. Pourquoi craindre la mort ? Seule la mort est toujours juste. Seule la mort ne nous juge pas. Seule la mort est toujours ponctuelle. Elle n'engueule pas les timides, elle ne terrorise pas les faibles, elle ne se moque pas des crétins. Seuls les morts connaissent un repos véritable qu'aucun téléphone portable, qu'aucune relation intime ne viendra jamais perturber.

 Célèbre et riche sont des adjectifs qui riment souvent avec suicidaire. Bonheur aussi, même si c'est un nom et un lieu commun. C'est vrai que je n'ai jamais croisé de suicidaires dépressifs. La véritable dépression est subtile. Sa principale caractéristique est de savoir se glisser dans tous les actes de la vie tout comme la personnification de l'ardent amour du Louis Lambert de Balzac, écrit dans ses lettres à Pauline de Villenoix. Si elle pouvait parler, la dépression dirait exactement la même chose :

 « La grâce de ton moindre geste est toujours nouvelle pour moi. Il me semble que je passerais les nuits à respirer ton souffle, je voudrais me glisser dans tous les actes de ta vie, être la substance même de tes pensées, je voudrais être toi-même. Enfin, je ne te quitterai donc plus ! »

 Elle se glisse, la belle insidieuse… Elle se glisse dans les faux sourires que l'on offre à ses amis et à sa famille comme un Laguiole made in china. Elle se glisse dans le cœur d'une vie moelleuse comme la compote de pomme dans un chausson. Elle ne fait jamais pleurer. La véritable dépression ne peut s'accompagner que d'un bonheur de dictateur ou de pâtissier sans concurrence. Plus de fausse modestie ni de métaphores ; vous allez prendre contact avec l'histoire d'un garçon dont le bonheur a coupé ses ailes de plomb. L'histoire d'un gars intelligent, vaniteux (Q.I. de 131 tout de même), heureux et désespérément obsédé par la publication de son roman fantastique incompris. L'histoire d'une quête impossible, comme toujours.

 Mais comment intéresser le lecteur et pire, l'éditeur, si ce roman vient alourdir l'immense pile des romans des mecs paumés qui ne sont pas à plaindre ? Simplement. En la faisant s'écrouler par quelques mots plus lourds : Sensibilité, sincérité et imagination. Comment ça antagonistes ? Est-ce qu'on taxe la sincérité du Petit Prince de Saint-Exupéry de malmener la définition du mot imagination ? Si la sincérité triomphe, je triompherai des statistiques (totalement invérifiables et invérifiées…) qui me donnent moins de 0,001 % de chances de prendre la place du type qui s'assoit devant Ruquier le samedi soir pour parler de son dernier roman.

 Dixit Frédéric Beigbeder, tous les grands livres racontent la même chose : comment leur auteur est devenu un écrivain. Il parait aussi qu'un bon roman raconte une histoire qui raconte autre chose. Mais pas de mise en abyme pour moi. Paludes d'Andrée Gide est insurpassable. Non. Moi je vais aller plus loin pour paraître présomptueux et me démarquer. Je vais raconter l'histoire d'un auteur inconnu qui raconte son futur échec à devenir un écrivain reconnu. Techniquement, ce que vous lisez n'existe donc pas en tant que livre physique. En toute modestie, je vise à écrire le premier roman quantique de l'Histoire. Le chat de Schrödinger n'a qu'à bien se tenir. Mais pour parvenir à mes fins, j'ai donc forcément écrit un deuxième roman. N'hésitez pas à l'acheter également quand il sera publié grâce au succès de celui que vous lisez actuellement. Car celui qui se brode au fil de cette lecture est nécessairement un roman réel pour que la quantique des particules transforme ma vie d'écrivain.

 Puisque je suis condamné à l'anonymat, puisque je n'ai aucune spécificité génético-héroïco-socio-culturelle, puisque je ne suis pas un drogué cocaïnomane et alcoolique vivant à Paris ou à Los Angeles, puisque ma famille ne passe pas sur TF1, puisque je ne couche pas avec tout ce qui bouge, puisqu'on me considère comme inoffensif, puisque j'ai peu confiance en moi, puisque mon style est ridiculement risible, puisque mes écrits ne vaudront jamais ceux d'Amélie Nothomb, de Marc Lévy ou Howard Phillips Lovecraft et autres auteurs intouchables, alors autant plagier d'entrée le plus populaire des écrivains et s'astreindre aux phrases courtes, maintenant que mon préambule s'achève.

 Victor Hugo.

J'ai fui ; viens. C'est dans l'ombre

Que nous nous réchauffons

J'habite un pays sombre

Plein de rêves profonds[1]

[1] Strophe tirée de Fuite en Sologne des chansons des Rues et des Bois de Victor Hugo.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Vincent Veneur ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0